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Contre Alain Soral, par Frédéric Dufoing

Crédits photographiques : Javier Manzano (AFP/Getty Images).
En attendant ma propre note consacrée au livre, difficile à bien des égards, de Léon Bloy intitulé Le Salut par les Juifs qui, non lu par Alain Soral (ou alors, lu : et, dans ce cas, nous devons nous poser des questions sur ses capacités intellectuelles), lui a toutefois permis de proférer quelques stupidités qui doivent être ajoutées au monceau de stupidités déjà proférées, voici un rappel des trois notes où Frédéric Dufoing a démonté les concaténations bancales de ce qui tient lieu et place de réflexion à l'indigent pseudo-penseur : la sophistique ou, pour être moins précieux, la vulgaire tchatche du marchand de tapis.


Rappel
3584129808.jpgContre Alain Soral, 1.





417424573.jpgContre Alain Soral, 2.





Raveendran:AFP:Getty Images.jpgContre Alain Soral, 3.

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17/01/2013 | Lien permanent

Empirer l'incompréhension : Alain Soral et les règles élémentaires du débat intellectuel, par Frédéric Dufoing, 1

Crédits photographiques : Andres Kudacki (Associated Press).
Introduction

Ce texte n'est pas un pamphlet. Il a pour objectifs de rappeler très brièvement les règles nécessaires au bon fonctionnement du débat d'idées et de la réflexion sensée (chapitre I et annexe), de dénoncer leur abandon en faveur d'un régime stérile et généralisé de mauvaise foi (chapitre II), d'en prendre un exemple manifeste et justifié, celui des discours d'Alain Soral (chapitre III), pour l'analyser sur la forme (chapitres IV-IX) et, quoique de manière plus subjective, sur le fond (chapitre X), avant de conclure.

I Les règles élémentaires du débat intellectuel

Quels que soient les positions défendues ou les domaines abordés, le travail intellectuel exige depuis la Grèce des pères de la pensée occidentale le respect de certaines règles élémentaires :
• d'abord, des règles de logique modale, c'est-à-dire de structures argumentatives; elles consistent à articuler les éléments du raisonnement selon les différents types de syllogismes valides, et donc d'éviter ce que l'on appelle les sophismes ou les paralogismes; on peut aussi les coupler avec les règles dites «épistémologiques», propres aux raisonnements scientifiques, parmi lesquelles la possibilité pour une théorie d'être falsifiée;
• ensuite, des règles de traitement des faits et des preuves, d'agencement des dispositifs de présentation de ces mêmes faits et preuves qui fondent les prémisses du raisonnement;
• enfin, des principes d'honnêteté, de cohérence et de clarté quant à sa posture, ses objectifs, ses moyens et ses sources.
Les deux premiers types de règles sont classiquement exigés dans les domaines scientifiques et philosophiques; ils déterminent la validité des raisonnements et la véracité des affirmations; le troisième type relève davantage des exigences de l'éthique et du fair play et permet de donner un sens au débat, de déterminer les enjeux relatifs à une situation concrète sur laquelle on travaille. Si, globalement, on ne respecte pas ces prescriptions élémentaires, le discours d'idées que l'on tient est seulement rhétorique, c'est-à-dire qu'il a pour but unique de convaincre et pas d'établir la vérité – ce n'est, du reste, pas illégitime, mais c'est simplement un autre ordre de discours. Si l'on a prétention à travailler sur la vérité et si cette même vérité est posée comme fondement de la conviction des gens que l'on cherche à convaincre, ces règles doivent absolument être respectées. D'autre part, comme l'épistémologie contemporaine l'a montré, la vérité est toujours relative à un certain dispositif de croyances (les paradigmes scientifiques, les idéologies en politique, etc.), bien entendu critiquable, et c'est bien pourquoi les règles de la troisième catégorie sont aussi importantes : il s'agit de situer son point de vue, ses valeurs, afin de les offrir à la critique de ses adversaires et donc de faire avancer le débat.
Ces quelques lignes doivent sembler un peu théoriques et abstraites, mais je m'efforcerai de les rendre plus concrètes dans ce qui va suivre (ainsi que dans l'annexe).

II Le règne de la mauvaise foi

La plupart de ces prescriptions de logique et d'honnêteté intellectuelle sont délaissées voire volontairement bafouées avec un enthousiasme presque blasphématoire de l'intelligence humaine. Se forme alors un véritable régime de mauvaise foi, insupportable, stérile et dénoncé par tout le monde quand il est à charge, mais utilisé par les mêmes quand il est utile. Autrement dit, les fins justifient n'importe quel moyen et finalement l'absence de considération des objectifs moraux ou de véracité que l'on prétend défendre en faveur de la seule efficacité. Le contenu du discours s'efface devant son effet; la prudence disparaît pour laisser la place au confort; la vérité est remplacée par la technique. La réflexion, enfin, devient de la publicité....
On se souviendra du débat entre Nicolas Sarkozy puis Jean-François Copé d'une part, et Tarik Ramadan de l'autre, concernant la proposition de ce dernier de demander un moratoire sur les pratiques de torture et de mise à mort dans le monde musulman. On peut penser ce que l'on veut des idées de ces personnes, mais il est clair que la mauvaise foi et la posture purement rhétorique des deux leaders politiques devant l'affirmation du théologien musulman ne fit en aucun cas avancer une saine confrontation d'idées. Sarkozy et Copé injurièrent deux fois l'intelligence humaine par des procédés rhétoriques apparentés à des sophismes : d'une part, ils prêtèrent à Ramadan des propos qu'il n'avait pas tenus et contraires à ses intentions explicites, c'est-à-dire le diffamèrent en interprétant la proposition de moratoire comme une acceptation de principe (puisqu'un moratoire est un refus provisoire) des sévices corporels alors que Ramadan proposait ce moratoire au monde musulman précisément pour l'amener à s'interroger sur le sujet et le convaincre de délégitimer religieusement ces pratiques. D'autre part, ils voulurent l'enfermer dans ce que l'on appelle une fausse dichotomie, procédé classique de l'hypocrisie journalistique que les limites de temps de paroles médiatiques servent et justifient. Ce procédé consiste à obliger l'interlocuteur à l'absence de nuances ou de prémisses avant sa conclusion et/ou à restreindre son raisonnement à un choix dont tous les items nourrissent la position de l'adversaire. Dans le cas d'espèce, Sarkozy demandait à Ramadan de prendre position pour ou contre la lapidation des femmes; s'il se déclarait pour, il était un monstre, s'il se déclarait contre, il était traité d'hypocrite puisque ne demandant qu'un moratoire. Ainsi Ramadan était-il réduit à un vieux stéréotype orientalisant («l'oriental hypocrite») dénoncé par Edward Saïd. L'islam européen et réformateur, dont Ramadan était considéré (à tort ou à raison) comme un représentant, était dès lors assimilé à «l'islamisme», et, par contraste, les interlocuteurs de Ramadan passaient-ils pour des chantres du bon sens de la classe moyenne confrontée à l'intellectualisme abscons (et encore une fois hypocrite). Au passage, tous trois accréditaient un stéréotype, c'est-à-dire un sophisme lamentable (qu'on appelle une généralisation abusive : si un membre du groupe est x, tout le groupe est x) sur «le monde musulman» : tout musulman pense comme et avec le Coran et «donc» pratique les punitions corporelles.
Cette posture est un exemple presque parfait de cet irrespect des règles élémentaires du débat intellectuel. Elles n'ont permis qu'un classement artificiel et caricatural qui obligeait le téléspectateur à choisir un des camps (nécessairement celui du bon sens et donc de ceux qui en faisaient montre) –, camps par-dessus le marché inexistants puisque l'un n'était que la création fantasmée de l'autre. Les effets de ce genre de pratiques sont désastreux : d'abord, la répétition de ce type de pseudo-confrontations de mauvaise foi détruit les capacités réflexives de l'esprit humain bien au-delà du débat lui-même – si l'on en juge par la répétition exponentielle des mêmes procédures dans les médias, mais aussi (puisque je suis enseignant) dans les classes. La mauvaise foi finit par devenir une seconde nature. Ensuite, ce faisant, on passe à côté de réels enjeux intellectuels et politiques. Si au lieu de chercher à gagner la partie avec des coups malhonnêtes, Sarkozy et Copé avaient pris au sérieux et discuté les arguments et le projet de Ramadan, ils auraient pu clarifier leur propre position et proposer, donc confronter, leurs propres solutions à celle de leur adversaire. Ils auraient aussi pu trouver les vraies faiblesses de Ramadan et, par exemple, montrer que, dans un monde musulman qui, contrairement au schéma catholique, est très diversifié et n'a ni hiérarchie ni centre de pouvoir légitimé par tous, l'acceptation d'un moratoire était aussi difficile à obtenir que l'acceptation d'un abandon définitif des pratiques contestées... Copé et Sarkozy ont peut-être gagné la bataille de l'opinion mais ils ont perdu la guerre de l'intelligence... là où ils auraient pu gagner les deux, et surtout faire avancer une question fondamentale !

III Pourquoi analyser les discours de Soral ?

Si ces procédures de mauvaise foi se sont généralisées pour former un système qui occupe toute la sphère du débat public (jusqu'à la politique internationale et environnementale), un personnage en est devenu, en France, une manifestation criarde tout autant qu'une figure de proue : Alain Soral, qui se présente pourtant comme un «dissident». C'est sur son cas que je veux m'arrêter ici, mais après quelques précisions supplémentaires qui sont exigées par la nature de ma démarche et que le lecteur voudra bien pardonner.
Parce que je tiens à respecter la troisième catégorie de principes que j'ai évoquée plus haut, il me faut expliquer (1) de quel point de vue je parle, c'est-à-dire qui je suis et quelles sont les références et valeurs sur lesquelles je m'appuie pour construire mon jugement (notamment en sorte que l'on ne puisse pas me prêter des propos ou des idées qui ne relèvent pas de ma grille d'analyse); (2) pourquoi le personnage de Soral est intéressant et pourquoi il est nécessaire de démonter ses logorrhées; (3) quels buts je poursuis.
Pour le premier point, qu'il me suffise de dire que j'ai fait des études de philosophie (orientées vers l'éthique), d'histoire des religions (essentiellement du christianisme) et de sciences politiques (orientées vers l'économie politique internationale); que j'enseigne la morale dans des écoles techniques et professionnelles belges, dont les élèves – armuriers, maçons, coiffeuses, jardiniers, etc. – ont appris beaucoup sur l'autonomie, la noblesse d'âme et l'esprit critique au bourgeois moyen que je suis à l'origine; que ma «spécialité» (c'est-à-dire mon domaine de prédilection, celui qui demeure ma priorité et fait l'objet de l'essentiel de mon travail de recherche et de mes publications) est l'histoire des idées écologistes, du luddisme et de l'animalisme, dont je projette une (difficile) conciliation; que je me considère avant tout comme un disciple (critique) de Ivan Illich, mais aussi de Jacques Ellul, Gunther Anders, Wendell Berry, Serge Latouche ou encore Gandhi et Épicure; que je suis venu à la politique par le biais de l'affaire israélo-palestinienne et de la critique du colonialisme et du développement; que je suis relativiste culturel (pas moral) sans être essentialiste; que je hais l'État; que j'aime trop les identités locales et les mélanges ou marges culturelles pour supporter les projets nationalistes, raci(ali)stes, théocratiques, totalitaires et consuméristes, mais aussi trop l'individu pour accepter qu'il soit réduit à un ensemble stéréotypique et étouffé ou simplement rendu conforme dans un groupe; que j'ai une culture de droite (respect de l'individu responsable, de la famille comme unité de base de la société et de la logique traditionnelle) et que, proche de l'écologisme radical (biorégionaliste et décroissantiste) et d'un christianisme sans Église, je m'efforce de respecter le satyagraha gandhiste tout autant qu'un régime végétarien. Une dernière chose, pas anodine lorsque l'on travaille sur Soral : concernant l'affaire israélo-palestinienne, je défends les peuples et pas les nations, et donc, par pragmatisme et eu égard à certaines exigences morales (notamment d'équité), la construction d'un État unique, laïc, fédéral par le biais d'une conquête des droits civiques par les Palestiniens... en tant que citoyens israéliens !
Ceci m'amène aux raisons qui justifient le traitement du cas Soral : s'il n'est – loin s'en faut – pas le seul à créer d'extraordinaires carambolages argumentatifs, et si, de surcroît, il n'est sans doute pas le pire (tout étant relatif : dans un débat (http://www.youtube.com/watch?v=SW0JLo44nGw) qui l'opposait à l'inénarrable William Goldnadel, il passait même pour un havre d'intelligence et de bon sens), je dois confesser que ses propos adolescents de matamores égotistes, c'est-à-dire ses vantardises concernant ses coucheries (et ce compris avec la femme d'un adversaire) et ses menaces d'agressions physiques, ses fatigantes rodomontades et obsessions virilistes ou ses postures de gourou cathodique et, quoi qu'il en dise, ennuyeusement parisianoïdes, m'agacent par leur prodigieuse vulgarité – et je laisse à des gens plus compétents que moi le soin, si besoin est, de consulter le DSM V afin de faire un diagnostic concernant les postures et masques de Soral. Notons au passage que je ne me permets cette remarque – qui relève d'une impression subjective, pas d'une argumentation complète, et qui touche la personne et pas ses arguments – que parce que ce monsieur se met en scène depuis plus de vingt ans non seulement dans ses vidéos postées sur Internet, mais surtout dans des émissions du type C'est mon choix, Tout le monde en parle et Bas les masques, où il est quelques fois venu exposer ses affres personnelles dans le style le plus sordide de la télé-réalité, ce qui tend à accréditer – à tout le moins – que les médias audiovisuels l'obsèdent, derechef, qu'il a le goût de se montrer et de parler de lui-même et surtout qu'il a tout autant que ceux qu'il dénonce sans cesse cherché à y trouver sa niche – niche marketing, bien entendu. Il ne me paraît donc pas malhonnête et infondé d'affirmer que Soral, comme personnage médiatique est un produit d'appel, et de soupçonner un intérêt personnel d'une part, rationnel, calculé (il est loin d'être stupide concernant sa notoriété et les avantages qu'elle lui fournit, fût-ce en termes de vente de livres – il s'en vante assez, d'ailleurs – ou de promotion de sa maison d'édition), d'autre part, d'ordre psychologique sous-jacent à ses postures et, par-dessus tout, à ses prises de positions. Cela étant dit, pour ce qui concerne l'aspect psychologique, je le répète, cela doit être prouvé et n'est pas de mon ressort. En outre, je tiens à le souligner, il n'y a aucune gratuité rhétorique dans cette assertion d'un intérêt personnel puisque l'un des rituels argumentatifs de Soral est d'affirmer que dans la plupart des prises de position de ses adversaires, il y a, précisément, un intérêt personnel : gain de pouvoir, gain pécuniaire ou intérêt – comment le qualifier ? – «ethnique», c'est-à-dire à la fois communautaire et personnel puisque, selon le vieux stéréotype courageusement véhiculé par Soral sur «l'ethnie» qu'il vise en priorité (les juifs), la recherche absolue et amorale du gain personnel est l'une des caractéristiques spécifiques de cette même ethnie. Une telle affirmation est d'autant plus insupportable de la part d'un individu qui a étudié la sociologie et s'en targue que son cursus a dû comprendre un cours pour le moins conséquent de psychologie sociale et cognitive, science qui démonte les mécanismes de la formation des stéréotypes et les invalide.
M'insupportent aussi ses références, ses appels à un christianisme manifestement “voltairien”, superficiel, institutionnel et formaliste, sec, homogène, immobile, fermé et infertile, à l'exact opposé de celui de l'Ève de Péguy ou des prières de Francis Jammes dans lesquelles j'ai trouvé la source de ma propre foi et l'idée que la mystique (donc la morale) doit toujours primer sur la politique. En outre, son utilisation du pardon chrétien pour reprocher aux juifs ou aux Algériens – entre autres – leur volonté de voir punis ceux qui ont massacré des femmes et des enfants est d'autant plus dégoûtante qu'il pardonne lui-même fort peu aux autres et que le pardon chrétien, faut-il le rappeler, ne peut en aucun cas être interprété ou utilisé comme un déni de justice ou de vérité. Pardonner à un Dutroux ne peut pas être un prétexte à le laisser sortir de prison !
Les raisons véritables et plus objectives qui expliquent que je délaisse mes bien chers éthiciens animalistes et écologistes radicaux pour me pencher sur Soral sont sa dangerosité aussi bien sur la forme que sur le fond, et l'influence que ses galimatias idéologiques ont sur des jeunes légitimement écœurés par l'air du temps, le rabâchage politico-médiatique (et aussi littéraire, si l’on en croit les écrits de racisme au subjonctif de Zemmour, Camus et autres Millet, Finkielkraut, Redeker et BHL) concernant les immigrés et les musulmans, ou l'ignoble enlisement dans l'horreur et l'absurdité qui caractérise la situation israélo-palestinienne (et d'autres, d'ailleurs, une de mes élèves kurdes m'ayant fait remarquer récemment que tout le monde se foutait de ce qui arrivait à son peuple, ce qui est hélas vrai et vaut aussi pour bien d'autres, comme les Tziganes de l'Est européen, ou, il y a quelques années, les Tchétchènes...). Étant moi-même engagé dans le combat en faveur des droits civils des Palestiniens (ainsi que des Tchétchènes et, actuellement, des Tziganes) et ayant moi-même essuyé les procédés rhétoriques (les accusations d'antisémitisme) par lesquels on tente de discréditer tout discours critiquant les fondements d'Israël, l'idéologie sioniste et le contexte politique et moral dans lesquels ils ont pris racine (colonialisme, doctrine wilsonienne, socialisme, etc.), je trouve écœurant de constater qu'un imbécile respectueux – au sens bernanosien de l'expression – donne du grain à moudre à mes adversaires en amenant dans le débat tout ce qui en détruit la justesse, la morale et le pragmatisme, en permettant et nourrissant des assimilations odieuses entre un État ou une idéologie (Israël et le sionisme) et une population (les citoyens israéliens), une religion (le judaïsme) et une «ethnie» (les «juifs»), une nation (les États-Unis) et une culture (le consumérisme), en somme, en faisant la même chose qu'eux, en utilisant les mêmes procédés...
Il m'est aussi difficile à digérer que ce monsieur, dans les cas où il affirme certaines choses qui me semblent justes et avérées (concernant la politique et la situation sociale interne israélienne – qui n'est pas sans rappeler la logique de la Frontière américaine –, la médiocrité médiatique, etc.) les détourne en faveur d'objectifs parfaitement contradictoires avec le sens même de ces affirmations et que, de surcroît, il prétende avoir découvert ce que des auteurs mille fois plus compétents et rigoureux que lui dis(ai)ent depuis parfois 40 ans : par exemple, lorsqu'il dénonce l'instrumentalisation à diverses fins coloniales d'un islam caricaturé de manière grotesque, il ne fait que reprendre sans les citer et les honorer les travaux d'Edward Saïd, de Jacques Berque et de divers historiens du colonialisme, comme Lemaire et Blanchard. Quand il dénonce les médias, il doit beaucoup à Alain Accardo et Bourdieu. Sur Israël, il pioche chez Norman Finkelstein. Sur la politique internationale des État-Unis, il emprunte à Noam Chomsky, Michel Colon et Toni Negri. Sur l'acculturation française à Guy Debord et Philippe Muray, etc. Il est parfaitement légitime de s'approprier, de travailler les pensées des autres. Il l'est beaucoup moins, de les parasiter, de leur faire dire ce qu'elles ne disent pas, de leur

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08/01/2013 | Lien permanent

Empirer l'incompréhension : Alain Soral et les règles élémentaires du débat intellectuel, par Frédéric Dufoing, 2

Crédits photographiques : Pablo Blazquez Dominguez (Getty Images).
Rappel
3584129808.jpgContre Alain Soral, 1.





IV L'argument ad hominem abusif : Soral et Tarik Ramadan

Je commencerai par une vidéo traitant du cas de Tarik Ramadan, dans laquelle Soral affirme que pour cerner l'intégrité et la légitimité morale, ainsi, finalement, que le contenu réel du discours d'un individu, il faut regarder qui le paie (c'est-à-dire, dans le cas d'espèce, qui l'emploie). Ramadan, par exemple, est payé par la Grande-Bretagne (il travaille pour une université anglaise) et le Qatar (il y a ouvert un Institut), or, la Grande-Bretagne est un État qui défend le mondialisme et le Qatar est tout sauf une démocratie. Peu m'importe que les faits soient avérés ou pas (faudrait-il encore qu'ils soient plus précis, car travailler pour une université n'est pas travailler pour un organe gouvernemental). Le syllogisme de Soral est formellement valide. Le problème réside, d'une part, dans son hypothèse de départ, et, d'autre part, dans le paradoxe logique et le paradoxe moral amenés par sa conclusion. En effet, affirmer que toute personne se plie à celui qui la paie, à celui dont elle dépend, implique d'abord que la paie soit la priorité pour cette personne, qu'elle en dépende totalement et/ou que son calcul utilitaire s'arrête au fait de la recevoir, ensuite que celui qui paie aie nécessairement le besoin, l'envie ou une motivation quelconque pour subordonner le discours de l'employé et le sanctionner s'il s'écarte du discours attendu. La jurisprudence en droit du travail, ainsi, montre que l'on peut avoir un lien de subordination sur le papier mais pas dans la pratique. L'histoire ne manque pas de cas qui contredisent l'hypothèse de Soral, le plus connu étant bien entendu Marx, l'une des références préférées de Soral-le-sociologue. Rappelons que Marx était «entretenu» par son ami Engels, gros industriel capitaliste s'il en est. On me dira qu'Engels était acquis aux idées de Marx et prêt à abandonner le pouvoir patronal dont il disposait. C'est tout à fait vrai, mais alors, qui nous dit que ce n'est pas le même cas pour Ramadan ? Qui nous dit qu'il n'y a pas, dans l'université pour laquelle il travaille, des garanties d'indépendance dans la recherche, et pour l'institut au Qatar, un riche émir qui souhaite valoriser une pensée qui met à mal les fondements d'une société dont il est pourtant un important rouage et un bénéficiaire ? Par ailleurs, si l'hypothèse de Soral est vraie, son brave Marx est un vendu, un hypocrite, et, transitivement, toujours si j'applique la logique soralienne, Soral aussi, qui s'en réclame...
Le problème qui se pose ici est celui d'un schéma débile (au sens propre du terme) qui réduit l'agir humain à une seule détermination, alors qu'il y en a tellement plus, et qui entrent le plus souvent en tension... Pour ce qui me concerne, et sans aucunement nier l'importance fondamentale que peut avoir un lien de subordination hiérarchique et un lien de dépendance matérielle, il me semble – en particulier dans le travail intellectuel – qu'un autre facteur – disons socio-psychologique – peut déterminer, à tout le moins orienter le discours, les valeurs et les prises de position d'un individu : la ou les personnes desquelles il reçoit des signes de reconnaissance. Car l'image de soi et l'estime de soi-même ont au moins autant d'importance que la survie physique et le confort matériel (en période de crise, ne préfère-t-on pas, au sein de la société de consommation, faire des économies sur le chauffage plutôt que sur les dépenses en gadgets électroniques et autres forfaits de téléphonie ?). Une théorie sociologique, celle de Bourdieu (1), colle du reste assez bien à cette explication psychologique : les individus cherchent aussi à obtenir des gains symboliques et la reconnaissance d'un certain nombre de personnes légitimes dans un champ d'activités ou idéologique donné. Résumons-nous : non seulement le facteur invoqué par Soral n'est pas le seul, mais en plus, il n'est pas nécessairement le plus déterminant et est même contredit pas bien des cas d'école – j'ai cité Marx, je pourrais citer mon bien cher Illich qui a toute sa vie radicalement critiqué l'institution scolaire alors qu'il y travaillait et en dépendait, ou l'Église alors qu'il était prêtre (mais cette fois, l'institution a réagi !). C'est même précisément parce qu'il a travaillé pour ces institutions qu'il les a si vivement critiquées, abandonnant la brillante carrière diplomatique qui lui était promise au Vatican... Illich est la preuve que le lien de subordination et de dépendance matérielle n'est pas le seul déterminant dans la construction d'une pensée...
Maintenant, il faut retourner l'hypothèse de Soral et celle que je viens de faire contre lui-même, en les mettant en parallèle avec deux questions dont les réponses pourraient en dire long sur son fonds de pensée : qui paie Soral ? et de qui – et dans quel champ – cherche-t-il l'estime ? Je ne connais pas la vie privée de l’homme. Je m'en remettrai donc à nouveau à ce qui est public. Soral fait de la télévision (dans quel type d'émission ? Avec quel public ? Et quel rôle, quelle persona ?), écrit des livres qui se vendent (bien du reste) auprès d'un certain public (lequel ?), donne des conférences (qui y assiste ?) et est éditeur (que et qui publie-t-il ?). Somme toute, le cas est assez simple : ceux qui le paient sont ceux dont il cherche l'estime et l'achat... Mais je laisse à d'autres ce type d'enquête. L'important est ici de souligner la relative inanité d'un autre argument soralien et l'incohérence qu'elle implique vis-à-vis de Soral lui-même.
Car Soral utilise beaucoup cette technique sophistique, combinaison de l'argument incomplet (on n’avance que ce qui peut soutenir une position et pas ce qui peut l'infirmer) et l'argument ad hominem abusif (qui consiste non pas à attaquer les arguments de la personne, mais la personne elle-même, par exemple en lui supposant un intérêt à le faire, sans preuve que cet intérêt soit la seule explication de la prise de position). Cette combinaison est souvent la base du montage scénaristique délirant d’Alain Soral. Il faut bien comprendre que n'est pas ce que les gens disent, les valeurs qu'ils défendent et les implications de ce qu'ils font ou affirment qui l'intéressent, c'est ce qu'ils sont, les rôles, les fonctions qu'ils possèdent au sein de ce scénario : peu importe ce que l'on dit, ça collera toujours avec ce qu'il croit dans la mesure où il trouvera toujours un élément qui disqualifie ou délégitime la personne, l'émetteur du discours, et donc lui donnera une fonction, une utilité dans son scénario : un intérêt personnel, une origine ou une contradiction avec des propos plus anciens, parfois décontextualisés, ou interprétés de manière opportune, ou encore en contradiction avec une prise de position, un acte, une posture, même si celle-ci est cohérente avec un autre ordre de valeurs, voire le sien même ! Peu importent les arguments qu’utilise Tarik Ramadan : puisqu'il est payé par untel, il ne remplit que le rôle x dans le système, et remplit aussi telle fonction objective qui – ô miracle ! – est la preuve de ce que Soral affirme !
Ainsi fait-il l'économie de la discussion et de la déconstruction du discours de l'autre (tout autant que de la confrontation avec les faits) et garde-t-il son énergie pour ressasser le sien, tout en opérant une classification entre amis et ennemis (avec quelques nécessaires stades intermédiaires ou, comme il aime le dire, «dialectiques»), donc en permettant à son public de trouver ses marques – et sa marque de trouver son public, comme on l'a mentionné plus haut. Une analyse s’inspirant des champs popularisés par Bourdieu pourrait ainsi être menée sur les classifications soraliennes, qui nous permettrait de comprendre que le travail essentiel de Soral n'est pas la réflexion, mais la vente d'un produit par le positionnement de l’auteur sur une sorte de marché des idéologies.

V La généralisation abusive : Soral et Mélenchon

Dans l'un de ses entretiens datant du mois de mai 2012, Soral critique Mélenchon et la gauche dite «antifasciste» qui s'est rangée derrière lui durant les présidentielles. Il reproche au leader «d'extrême gauche» d'avoir soutenu une position – le «oui» au traité de Maastricht – en parfaite contradiction avec ses thèses actuelles. Le fait est avéré et le reproche a priori tout à fait valide, puisqu'il oppose deux positions contradictoires d'un homme qui s'est toujours prétendu logique et constant (mais qui sur ce point, accordons-lui ce trait d'honnêteté intellectuelle, a reconnu avoir fait une erreur). Cependant, en le reprochant à son adversaire, non seulement Soral suppose que nul ne peut changer d'opinion, ou de camp, faute de quoi il est un hypocrite, ce qui est dommageable pour lui-même, puisqu'il a fricoté aussi bien avec les communistes qu'avec le Front National, mais, surtout, il sort très vite de l'honnête débat intellectuel pour retomber dans les sophismes, puisqu'il ajoute que Mélenchon n'étant pas issu du milieu ouvrier, il ne peut pas être sincère dans sa défense des ouvriers et que, franc-maçon, il appartient à une élite, à un clan, lié à tout ce qu'il dénonce, donc n'est pas, une fois de plus, sincère. La première assertion implique que l'on doit faire partie du groupe que l'on défend pour le comprendre et le défendre sincèrement, efficacement, faute de quoi on est incompétent ou hypocrite. Cet argument est de la même famille que celui qui consiste à dire : «comment pouvez-vous être contre les drogues si vous n'en avez jamais goûté ?», et qui est un sophisme que je nommerai (faute de savoir s'il a déjà été nommé) sophisme de la légitimité par la ressemblance ou par la participation. Il suffit de remplacer prise de drogue par meurtre pour comprendre pour quelle raison un tel procédé constitue un sophisme : faut-il avoir tué (ou a fortiori, avoir été tué, ce qui est encore plus absurde) pour pouvoir comprendre ce qu'est un meurtre ? Là encore, la logique essentialiste de Soral se manifeste : ce n'est pas ce que l'on fait qui compte, c'est ce que l'on est. Pour ce qui concerne la seconde assertion, un stéréotype classique autant que stupide – la franc-maçonnerie est un groupe secret de comploteurs cherchant à conquérir le monde –, il est, comme tout stéréotype, le résultat de la combinaison d'une croyance – non prouvée et irréfragable dans l'esprit de ceux qui l'invoquent – et du sophisme le plus utilisé : la généralisation abusive, aussi appelé secundum quid , soit le fait de prêter à un ensemble d'éléments les caractéristiques d'une partie. Autrement dit, quand bien même un franc-maçon, un groupe de francs-maçons voire une loge entière aurait de manière avérée ce type d'objectif ou, plus platement, des pratiques de cooptation et de «pistonnages» (de cela, par contre, je peux témoigner), nous ne pouvons pas automatiquement tirer la conclusion que tous les francs-maçons ou toutes les loges relèvent de la même logique... Et puis, où sont les preuves ?

VI Une optique sectaire : Soral et les anarchistes

Dans un entretien du mois d’août 2012, ayant été critiqué pour son antisémitisme par des militants anarchistes (il est vrai d'une franche médiocrité), Alain Soral utilise encore l'un de ces sophismes : il lit un passage particulièrement antisémite de Bakounine, présenté comme la figure centrale de l'anarchisme, reprochant alors implicitement aux anarchistes d'être des antisémites alors que lui, dit-il, «n'en est pas là». Or, d'une part, ce n'est pas parce que l'on s'inspire d'un auteur qu'on est forcément d'accord avec tout ce qu'il dit (personnellement, bien qu'ellulien, je dois admettre que la défense d'Israël par Ellul – qui est aussi affreusement sophistique – m’écœure) et, d'autre part, le lecteur pourra en juger en comparant l'extrait et ce que j'exposerai par la suite, le discours antisémite de Bakounine est exactement – presque au mot près, ce qui est sidérant – celui que tient Soral, et de manière répétée ! Autrement dit, il est incapable d'assumer son propre antisémitisme (ou antijudaïsme, pour être plus précis) et est tellement sectaire dans sa manière d'appréhender le travail intellectuel d’autrui qu'il se révèle incapable de comprendre que se référer à un auteur, à son œuvre, ce n'est pas nécessairement suivre la parole d'un gourou, c'est la critiquer, y faire le tri, la modifier, etc.

VII Collage d'impressions et mort de la critique historique : Soral et le judaïsme

Dans ses constructions sophistiques se manifeste la sacralisation du texte ou de la parole, c'est-à-dire une vision selon laquelle le texte est presque en lui-même performatif – ce qui est assez étonnant, surtout de la part d'un sociologue (on attendrait un tel procédé chez un philosophe). Cette vision est nécessaire à toutes les argumentations soraliennes pour combler, nous le verrons, le manque cruel de preuve et de rigueur, analytique comme argumentative. Le meilleur exemple est la référence faite à la Torah et au Talmud pour appuyer ce que Soral prétend être l'objectif, à savoir le programme et le destin immémorial des juifs. Ainsi déclare-t-il, dans son entretien du mois de mai 2012 que : «le judaïsme, c'est deux livres, la Torah et le Talmud, et en lisant ces deux livres, on voit bien que c'est un peuple vindicatif, dominateur, qui suit un dieu vengeur qui leur a promis la domination – il suffit de lire Isaïe et Ézéchiel – par, en plus, la purification ethnique. Et dans le Talmud on voit bien que cette domination, dans un monde dominé par la chrétienté, s'effectue par l'usure et le mensonge, et la double éthique, c'est-à-dire de ne pas traiter un non-juif comme un juif, c'est-à-dire d'avoir le droit sacré de lui mentir, de le voler, etc. C'est la réalité.» Et d'ajouter, en détournant sans fausse honte un texte de Tolstoï qui dénonce le fait que les juifs (sionistes) cèdent à la tentation étatique et nationaliste, que l'antisémitisme est un «universel» jusqu'en 1945, c'est-à-dire que tout le monde est antisémite. Je me vois contraint de faire quelques remarques élémentaires, notamment de critique historique, au spécialiste de l'histoire des religions qu'est Soral :
• le judaïsme ne peut être réduit à deux livres. Le judaïsme, ce sont aussi plusieurs milliers d'années d'histoire de la diaspora, de mélanges, de dilution et d'influences de cultures. Que je sache, et pour ne prendre qu'un exemple, tout ce qu'écrit Kafka n'est pas dans la Torah ou le Talmud, pas plus que la Torah et le Talmud ne peuvent résumer ou présumer ce qu'écrit Kafka (et c'est bien l'aspect le plus noble du judaïsme qui inspire Kafka lorsqu'il décrit et dénonce les logiques totalitaires);
• les textes et les enseignements oraux contenus dans ces ouvrages sont extrêmement diversifiés, contradictoires, évolutifs, répondant à divers contextes de diverses communautés, en particulier de diasporas. Il n'y a en aucun cas un discours uniforme, sinon par celle qu’impose une lecture sectaire. Ils ne prennent sens que dans un contexte spécifique. Ce ne sont par ailleurs jamais complètement des faits historiques, si tant est qu'ils le soient;
• la plupart des juifs ont – comme n'importe quels autres membres d'une communauté religieuse – d'autre références morales, esthétiques et métaphysiques que les livres saints du judaïsme. Réduire leurs références axiologiques à ces seuls ouvrages est tout simplement stupide;
• tout peuple ou groupe constitué, sans exception, applique ce que Soral appelle «une double éthique», les catholiques, notamment, en excluant les juifs d'un certain nombre de professions (quelques-uns parmi eux se retrouvant acculés à l'usure au moment où des rois catholiques ont besoin d'emprunter de l'argent pour assurer leur pouvoir et... construire la sainte France). Nous pouvons (c'est mon cas) déplorer la «double éthique», mais alors pas pour l'appliquer soi-même ou soutenir des gens qui l'appliquent, comme Marine Le Pen et sa «préférence nationale» ou le catholicisme des croisades;
• la lecture soralienne est davantage inspirée par l'épistémologie du personnage principal d'Orange mécanique que par celle d'un érudit et d'un homme de bon sens. Tous les livres religieux, en particulier s'ils se présentent sous forme d'épopées ou de récits mythiques, racontent les atrocité les plus infâmes. L'antiquité n'est faite que de génocides et d'esclavage;
• s'il existe bel et bien des courants juifs qui se réclament de ces textes pour justifier, par exemple, l'existence d'Israël, il en existe aussi – bien souvent les sionistes de l'origine – qui se basent sur des considérations autres que religieuses, et d'autres encore qui, au nom des textes religieux ou au nom de valeurs extérieures au judaïsme, condamnent Israël;
• où Monsieur Soral voit-il que le Talmud traite du cas de l'usure sous le christianisme ? (j'aimerais sincèrement et sans ironie avoir la réponse);
• tout le monde n'est pas antisémite avant 1945 (Péguy, antisémite ?), beaucoup de gens qui l'étaient ont eu la bonne idée de ne pas le rester (Jaurès par exemple) et, comme l'a montré l'affaire Dreyfus, certains qui l'étaient n'en ont pas fait le principe premier de leur action et de leur organisation morale – car après tout, on peut ne pas aimer les juifs, au même titre qu'on peut ne pas aimer les musulmans, la moutarde, le rouge, le froid, Klee, les laïcards ou les Belges. Le tout est de ne pas en faire une politique ou un fondement moral. Par ailleurs, ce n'est pas parce que tout le monde hait quelque chose ou qu'une majorité hait quelque chose que cette chose est haïssable – Soral cède ici à l'un des sophismes les plus misérables, l'argumentum ad numeram, l'argument du nombre.
Par-dessus tout, Soral est le champion d'une technique, que j'appelle le collage d'impressions, ou l'impression par amalgames, qui consiste à combiner plusieurs sophismes et en particulier, l'argument de la fausse attribution causale, celui de la confusion entre cause et effet ainsi que celui de la coupure événementielle.
La fausse attribution causale est un sophisme extrêmement courant qui consiste à établir une causalité absurde, non prouvée ou non suffisante, entre deux faits, par exemple, entre deux événements qui se passent en même temps, entre deux événements qui ont une ou plusieurs causes communes, mais aucun lien entre eux. Imaginons ainsi qu'une étud

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09/01/2013 | Lien permanent

Empirer l'incompréhension : Alain Soral et les règles élémentaires du débat intellectuel, par Frédéric Dufoing, 3

Crédits photographiques : Raveendran (AFP/Getty Images).
Rappel
3584129808.jpgContre Alain Soral, 1.





417424573.jpgContre Alain Soral, 2.





IX Rupture déontologique et contradiction : Soral et les Pussy Riot

Un entretien de septembre 2012 permettra de réaliser qui sont les amis de Soral. Il y traite de la condamnation des jeunes filles du groupe féministe Pussy Riot. Soral affirme dans cette vidéo qu'elles ne sont pas un groupe de rock et cherche à les discréditer en montrant des vidéos de membres du groupe de contestation auquel elles appartiennent copulant allègrement ou s'enfonçant des poulets dans le sexe... La procédure serait de bonne guerre (considérant qu'on peut trouver ridicules ces happening proches de ce qui se fait en art contemporain), si le dénonciateur n'était pas aussi ce dragueur impénitent et vantard qui fit un roman et une «étude de sociologie» de ses nombreuses conquêtes et coucheries, et participa à des émissions pour dévoiler sa vie privée : en quoi est-il plus indécent de montrer un coït que de vanter les techniques mesquines par lesquelles on peut les obtenir ? Qui est le plus indécent, celui qui se montre en pleine copulation ou celui qui raconte ses relations familiales et amoureuses à la télévision ? Entendons-nous bien : poser la question et donner implicitement, comme je le fais ici, une réponse relève de l'opinion personnelle. En revanche, indéniablement, une contradiction interne existe, une malhonnêteté intellectuelle de Soral saute aux yeux : il reproche à d'autres ce que lui-même fait – à tout le moins a fait, sans sembler le regretter du reste. C'est là une rupture «déontologique» – rupture avec une règle qui n'est autre qu'une variante de la fameuse «règle d'or», en l'occurrence : ne reproche pas aux autres ce que tu peux te reprocher à toi-même. Ce type de pratique est aussi détestable que grotesque.
Il affirme surtout, dans cette même vidéo, que (lecteurs, tenez votre siège) : «en réalité, c'est une création du Département d’État dans la guerre froide qui a lieu actuellement, pour diaboliser Poutine par tous les moyens en s'appuyant comme toujours depuis mai 1968 […] sur la bêtise des jeunes. C'est la stratégie de l'empire américain pour diaboliser les résistants à l'empire au nom de l'idéologie libérale libertaire (où on cache le libéral derrière le libertaire). (Ces filles) profanent des lieux de culte jusqu'à-ce que l'État russe soit obligé d'intervenir. […] (Pussy Riot), ça n'a rien à voir avec la Russie authentique, ça agresse quelque chose de fondamental qu'est l'Église orthodoxe en Russie qui est quelque chose qui, comme d'ailleurs le catholicisme social en France est du côté des pauvres, et qui, comme par hasard, est systématiquement persécuté par l'oligarchie mondialiste, capitaliste judéo-protestante... Comme il y a un anti-catholicisme permanent en France depuis la Révolution française dont le moment de victoire définitive est l'affaire Dreyfus – je le dis bien, ce n'est pas une période d'antisémitisme, c'est une période de mise à mort de l'Église catholique, de son prestige et de l'armée française, donc l'aristocratie catholique française, etc. C'est pareil, on a une agression de quelque chose qui fait la force de la Russie en ce moment, qui est le rapprochement du pouvoir politique et du pouvoir religieux, qui est la réalité de tous les pouvoirs sains. Poutine qui marche la main dans la main avec l’Église orthodoxe pour tenter de faire une union sacrée russe, à la fois sur le plan économique et idéologique, et pour essayer effectivement d'avoir un roman national qui permet à la Russie de fonctionner, sinon cela éclate à cause des rapports de classes et des manipulations étrangères.» Et de préciser au passage, que les médiateurs (entendre : défenseurs) des Pussy Riot sont «tous» de «la communauté qu'on ne peut pas nommer» (avec surimpression de trois visages et de trois noms juifs).
Voici donc notre pourfendeur d'Israël et des juifs, qui les accuse sans cesse de mêler principes religieux, projets politiques nationalistes et construction étatique, défendant un État qui s'allie à une institution religieuse pour régler une situation sociale (autrement dit, faire taire les contestations, Soral lui-même parlant de rapports de classe) et créer, du moins manifester une logique nationale ! Cette logique malsaine pour les juifs devient «saine» pour les Russes !
Voici notre pleurnichard qui se plaint à longueur d'entretiens de la censure, geint qu'on ne l'invite plus sur les plateaux de télévision (ce qui est, pour lui, une preuve de la véracité de ses propos, autre sophisme : la preuve par la persécution) et se sent menacé par la police dès qu'on l'y convoque pour prendre sa déposition, les procès, les mails insultants et des quidams vindicatifs dans des bars, d'accord avec une machine d'État qui envoie dans des camps de travail où l'on pratique la torture et des traitements inhumains, bien réels ceux-là, des jeunes filles dont le seul délit (si l'on en croit Soral lui-même) est d'avoir mauvais goût en musique et en matière religieuse...
Là encore, la rupture déontologique est criante. Elle est même double, Soral étant contradictoire avec lui-même et reprochant aux autres de l'être... En outre, on se demande où est passé son «pardon chrétien» : il en fait bénéficier Klaus Barbie, qui a fait torturer et massacrer des gosses, mais pas trois jeunes filles qui ont fait du bruit dans une Église... Un bien étrange christianisme, vraiment, que celui d'Alain Soral...
Faut-il aussi démonter la comparaison inepte et infondée entre l'affaire Dreyfus et l'affaire des Pussy Riot ? Expliquer à l'aide d'un minimum de culture anthropologique pourquoi il n'existe de «Russie authentique» que dans l'esprit d'un inculte sectaire (et expliquer au passage, puisque c'est là mon domaine, que les moines en Russie ont longtemps été un contre-pouvoir populaire contre l’État et le haut clergé) ? Exiger des preuves de l'intervention du Département d'État ? Expliquer que le meilleur soutien du capitalisme en Russie, c'est bien Poutine ? Ou disserter sur le fait qu'entre, d'une part, des filles qui font trois accords en distorsion dans une Église et, d'autre part, un chef d’État qui se vante d'aller faire tuer des gens jusque dans les toilettes et le fait, la préférence et le soutien de tout être humain normalement constitué, qui a un peu de sens commun, comme disait Orwell, doit aller aux filles, quel que soit l'aspect ridicule de leur engagement ?...

X Sur le fond...

Après ce petit parcours au sein de procédés sophistiques somme toute assez vulgaires, je ne puis m'empêcher (même si ce n'était pas mon projet initial) de dire un mot sur le scénario politique de Soral et sur les conclusions qu'il en tire.
Je le résumerai comme suit : il existe un complot organisé par les juifs, les Américains, les protestants et les francs-maçons qui vise à dominer le monde par l'imposition du système capitaliste et libre-échangiste, d'une logique libertarienne (c'est-à-dire un libéralisme des mœurs) et d'une culture mondialiste (consumériste ? De métissage ? Nul ne le sait...). Stratégiquement, ce complot consiste – au travers d'organisations internationales (parmi lesquelles l'Union européenne), d'accords divers opérés par des gouvernements faibles ou vendus, de la finance internationale ou encore de guerres – à briser les barrières économiques de protection étatiques ainsi que les autarcies politiques.
Tactiquement, il s'agit, pour ce qui concerne la France, d'une part, de favoriser l'immigration arabo-musulmane tout en défavorisant l'intégration (c'est-à-dire l'assimilation, donc l'acculturation) des immigrés de manière à noyer et finalement annihiler la culture française authentique (c'est-à-dire catholique) tout en montant les immigrés et les Français de souche les uns contre les autres (notamment à l'aide des associations antiracistes), d'autre part, d'empêcher toute forme de contestation à l'aide d'une clique intellectuelle et médiatique qui cultive la culpabilisation par le devoir de mémoire.
Je l'ai déjà signalé, le package rhétorique de ce petit scénario est constitué d'un vocabulaire, de référents culturels et de la désignation d'ennemis et d'amis qui permettent à des gens appartenant à des groupes aux intérêts et valeurs parfois très opposés (des catholiques traditionalistes, des immigrés musulmans, des laïcards gaullistes, des altermondialistes de gauche, des communistes, des fascistes, etc.) de se retrouver dans le produit vendu, c'est-à-dire une version – largement expurgée du multiculturalisme festif des années 1990, simplifiée jusqu'au grotesque, baignée dans le nationalisme, le complotisme et l'antisémitisme – du message altermondialiste et étatiste d'un organe comme le Monde diplomatique ou d'un mouvement comme Attac.
Ainsi, dans un même discours, Alain Soral va mêler un vocabulaire marxisant (valeur d'usage / valeur d'échange) à un vocabulaire religieux et suffisamment ambigu pour frapper l'imaginaire d'un catholique comme d'un musulman, voire du complotiste primaire (satan), un vocabulaire républicain laïcard, une phraséologie gauchisante (Wall Street pour désigner le système financier ainsi délibérément associé aux États-Unis) ou de droite nationaliste (les Français de souche, la France authentique), etc.
Au passage, il aura trahi l'essentiel de certains de ses référentiels : la dénonciation du capitalisme aura disparu de son marxisme et le hideux système financier aura été purifié de la majorité de ses acteurs qui ne sont ni juifs ni américains, etc. Tout cela n'est absolument pas anodin et consiste en une technique utilisée, notamment, par la publicité : des signaux d'appartenance sont activés. Car Soral ne pense pas, il combine plus qu'il ne (ré)concilie et surtout, il classe des groupes (comme il le faisait jadis pour les looks et la mode) et lance des hameçons pour susciter les adhésions. L'ensemble de ces référents forme un kit dans lequel les membres de chacun des groupes visés peuvent, d'un certain point de vue, se retrouver. L'immigré musulman oubliera que Soral défend une France uniquement catholique et lui demande de s'assimiler donc de renoncer à sa double identité pour ne retenir que la rhétorique anti-israélienne voire anti-juive. Devant ses postures d'intellectuel maudit de tous, les jeunes gens avides de liberté oublieront que Soral soutient la dictature de Poutine. Les groupes de droite radicale et d'extrêmes droite, eux, se reconnaîtront très bien dans la rhétorique panslaviste, nationaliste, dans l'assimilationisme et l'anti-immigrationisme ainsi que dans le refus de la repentance française et oublieront les appels du pied aux immigrés arabo-musulmans, etc. Par ailleurs, en se liant à des milieux survivalistes, il fait des appels de phare mondialisés à une intéressante clientèle outre-Atlantique...
Je ne puis qu'inviter le lecteur à se reporter aux ouvrages de Zeev Sternhell (1), qui montrent que ce sport de combinaison marketing n'est absolument pas nouveau et, sans être spécifiquement français, a une longue tradition derrière lui...
Nous le contatons, le scénario d'Alain Soral n'est ni logique, ni plausible, ni prouvé, ni prouvable. Il n'est qu'un cadre flou, souple, incohérent, amoral, superficiel pour combiner des lignes de fractures amovibles entre – comme je l'ai dit plus haut – un eux (les adversaires de Soral désignés par Soral) et un nous (les suiveurs du gourou et acheteurs de ses livres).
Tout cela ne serait pas bien grave si ce simple jeu entre un bonimenteur et ses clients ne participait d'une diversion absurde face au problème réel de notre époque et de notre civilisation : la tension entre le sauvetage de notre espèce et les exigences de liberté et de dignité qui la caractérisent. Car Soral – comme tous les imbéciles respectueux de notre époque – se trompe de problème, passe à côté de la question essentielle du 21e siècle pour demeurer enfermé dans celle du 19e, ainsi que dans les solutions du début du 20e...
Qu'est-ce qui préoccupe Soral ? La cohésion et le fonctionnement harmonieux de sa communauté perçus comme conditionnés par une rigoureuse homogénéité culturelle, la perte d'un bon vieux temps mythique, digne d'un feuilleton des années 1950, une identité atemporelle et fixe garante du bonheur éternel, une société dont les intérêts de classes, les inégalités sociales et de pouvoir disparaissent dans le salut au drapeau, le respect de papa et maman et le goût de la soupe d'autrefois. Et que propose-t-il ? Pas un changement, pas une modification : une purge, tout simplement : éliminer ou homogénéiser tout ce qui souille (les immigrés, les cultures autres, les dissonances avec le mythe), la destruction ou la mise au pas de tout ce qui menace (les juifs, les Américains, les protestants, la finance internationale, les francs-maçons et leurs alliés). À savoir : nous nous enfermons chez nous et, par pragmatisme politique (la seule part de réalisme d'un tel rêve), nous nous allions avec tous ceux qui peuvent nous aider sans empiéter sur notre petit monde, peu importe leurs moyens et leurs objectifs, tant qu'ils sont les ennemis de nos ennemis, et, bien entendu, nous renforçons les pouvoirs de l’État, son intervention dans les mœurs, la religion, l'économie (par une alliance plus ou moins corporatiste), etc.
Cela s'appelle, au sens propre, historique, du terme : du fascisme. Du vrai, du pur fascisme (pas ce machin que dénonce à tort et à travers une certaine gauche inepte et inculte) : homogénéisation inclusive (contrairement au nazisme ou au racialisme, le fascisme est un jacobinisme : on n'élimine pas ce qui ne colle pas au modèle, on le transforme de force); dirigisme étatique, pragmatique, avec protectionnisme et colbertisme, nationalisme, militarisme, mobilisation permanente.
Certes, Soral est antisémite, ce qui en fait plus (et bien pire) qu'un fasciste. Il est aussi l'un de ces relativistes qui considèrent que toute culture a une valeur en soi et que seul le métissage est nuisible, ce qui est aussi irréaliste que stupide. Cependant, il faut lui concéder, si l'on gratte son discours, une position parfois plus barrésienne que proprement raciste, même vis-à-vis des juifs : toute personne externe, tout autre qui copie le modèle national peut y trouver sa place (même si l'on sait que le copieur est toujours méprisé du détenteur du copyright – contentons-nous de renvoyer nos lecteurs à l'aventure coloniale pour le voir à l'œuvre...).
Or, l'homogénéité culturelle n'a jamais existé, nulle part, sinon comme monstrueux processus étatique moderne, celui-là même qui a imposé la logique du Marché là où existait une multiplicité de types d'échanges et de logiques économiques, la grammaire normative là où il y avait les dialectes, le multilinguisme et la créativité locale et populaire, et finalement, avec la fin des communaux, l'industrialisation (c'est-à-dire l'urbanisation, les usines, le temps mécanique et la soumission du savoir-faire humain à la grégarisation technique) là où il restait encore un peu d'autarcie et l'autonomie : la consommation a presque achevé le processus en industrialisant la vie privée et la famille... La nation n'a été qu'une étape de ce processus (2) dont l'État (3) s'est révélé, depuis le début, le moteur (4), le pôle d'imbrications et de conflits des diverses logiques sociales, idéologiques, techniques et culturelles de la modernité, et aussi le principal bénéficiaire – puisque son monopole de la violence légitime et ses domaines d'intervention n'ont cessé de s'étendre et les secteurs ou communautés de résistance de se réduire ou d'être phagocytés... jusqu'au résultat final : l'assomption dans la croissance et la catastrophe écologique. Celle-ci n'est pas seulement une menace sur la nature ou sur l'existence de notre espèce, elle est aussi une menace sur notre dignité, notre identité en tant qu'hommes, ainsi que sur nos libertés les plus essentielles (5).
Or, de ces enjeux-là, Soral n'en a rien à faire. Sa dignité n'est manifestement pas menacée par les nanotechnologies, la surveillance électronique, psychométrique, la généralisation des drogues et des psychotropes, la menace du génie génétique, l'emprise des machines et du bonheur climatisé, la dépendance aux institutions, le Treblinka des animaux, la vie de porcs (comme disait Châtelet) en shopping ou de veaux cimentés qui nous est destinée : tant que tout cela est inventé par des Français, mis au point dans des laboratoires français, produit dans des usines françaises, autorisé par l'État français et vendu dans des commerces français, tout va très bien. Sa dignité, voyez-vous, c'est d'être Français – et la dignité des autres, c'est sans doute de le devenir.
Ce que je viens d'affirmer est une caricature ? Mais enfin, j'ai beau retourner toutes les vidéos de fond en comble, je ne vois rien, n'entend rien d'autre que cela... Peu importe, pour Soral, que la biodiversité disparaisse, que les cancers, les maladies psychiatriques et les maladies dégénératives d'origine environnementale soient devenus endémiques, que l'on ne laisse rien d'autre à nos gosses que des institutions pour gérer la rareté (qui, contrairement à ce que Soral affirme n'est pas la donnée de base de l'économie (6)), la laideur et l'ineptie de vies vouées à la production et à la consommation, pourvu que cette biodiversité morte, ces cancers, maladies, institutions, rareté, laideur, vies ineptes, production et consommation soient français... Les menaces sur les libertés non plus ne l'intéressent pas, sauf quand elles viennent (selon lui) des juifs, des Américains, des protestants et des francs-maçons. Quand elles sont le fait de son modèle Poutine ou d'un gouvernement français fort, elles sont tout à coup supportables voire souhaitables et même, succulentes.
Quant à la tradition qu'il invoque sans cesse à l'appui de son projet, il la conçoit comme un contenu authentique, une portion de temps muséal, intangible, légendaire. Il fait, en somme, ce qu'il reproche au shoah business de faire : il reconstruit et mythifie un fait historique.
Or, l'intérêt de la tradition, c'est moins son contenu, son référent, de toute façon toujours changeant et nécessairement fixé, figé de manière arbitraire, que sa forme, c'est-à-dire la relation au réel, le processus qu'elle implique : de la lenteur, de l'humilité, de l

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15/01/2013 | Lien permanent

Alain Finkielkraut en chute libre ?

Alain Finkielkraut en chute libre ?
J'ai décidé de donner quelque écho à cette lettre que deux journalistes, dont l'un, Jean-Pierre Tailleur, est un ami qui m'avait déjà proposé un certain nombre de textes consacrés au maljournalisme, ont tout récemment envoyé à Alain Finkielkraut, traîné dans la boue après avoir écrit un article (What sort of Frenchmen are they ?, traduction anglaise de l'original en langue hébraïque) publié dans Haaretz. En voici une version française fidèle, intitulée Quel genre de Français est-ce là ?. J'ajoute, pour faire bonne mesure, ce texte, pour le moins peu amène et prétendument objectif, signé d'Henri Maler et publié sur le site de l'Acrimed. Bien évidemment, ce scribouillard (je ne vais tout de même pas employer le terme d'auteur, n'est-ce pas ?) ne juge absolument pas utile de nous démontrer en quoi Alain Finkielkraut se serait trompé dans ses assertions explosives, se bornant donc, comme la majorité de ses congénères à la stature intellectuelle peu enviable, de pointer les approximations et les subites virevoltes sémantiques du penseur. Le fond de cette sale affaire, bien sûr, que ce besogneux éphémère n'a pas même effleuré de l'une de ses pattes aussi fines qu'un ver des marécages, continue de gronder. Et encore, s'il n'y avait que ces rinçures vite diluables mais non puisque je vous rappelle, au cas improbable où vous l'auriez oublié, que nous sommes en France, pays qui a inventé, paraît-il, la pétition. Alain Finkielkraut a donc eu droit, on s'en serait douté, à la sienne, misérablement contresignée par quelque douzaine d'impuissants sur un site d'arrière-latrine virtuelle. Soyons cependant bien certains d'une chose : s'ils en avaient, durant une seule seconde, le pouvoir, ces imbéciles pétitionnaires ne se contenteraient point d'une ridicule bulle d'excommunication aux vertus citoyennes mais ajusteraient lentement, très lentement, avec un immense plaisir récompensant leur stricte obéissance à la Ligne du Parti, la mire sur le corps préalablement roué de coups de n'importe quel Finkielkraut, fût-il le plus décharné et étique porteur de lunettes, comme nous avons vu la scène, des milliers de fois, se reproduire, par exemple au Cambodge. Car il y a, entre ces crétins compulsifs qui ne sont que des lâches faussement vertueux et les anonymes tueurs des régimes socialistes un point commun banal mais pas moins caché : la haine placide, implacable de l'homme des foules à l'égard de ses frères secrètement haïs, haine ou plutôt ressentiment décrit, dans son abjection petite-bourgeoise, infiniment médiocre, infiniment partagée, par Edgar Poe ou encore Harry Mulisch. Voici donc cette courte lettre. A l'attention de Monsieur Alain Finkielkraut. Monsieur, nous sommes deux journalistes qui avons été sensibles à vos écrits, à vos déclarations sur la situation actuelle en France et dans le monde. Nous partageons vos idées et nous avons été choqués par la levée de boucliers et la campagne infâme qui tente de vous écraser. Ce texte exprime notre solidarité avec vous et vous êtes le premier à le recevoir. Recevez nos cordiales et solidaires salutations. Eduardo Mackenzie et Jean-Pierre Tailleur, journalistes. Personne ne la nomme ainsi, mais tout porte à croire qu’il y a une opération anti-Finkielkraut en marche. Cette machine a pour objet la mort sociale et médiatique du philosophe. Elle connaît, certes, une pause, après la mise au point hésitante de Robert Solé, le Médiateur du Monde, où il admet que ce journal aurait abusé des «anathèmes» contre le philosophe et polémiste. Mais rien n'empêche qu'elle soit poursuivie ou qu'elle rebondisse de plus belle. Cette démarche indigne n'a pas commencé avec le résumé tronqué de Sylvain Cypel dans Le Monde du 24 novembre 2005. Ce texte prétendait rendre compte d'un long entretien accordé par Alain Finkielkraut au journal israélien Haaretz. Elle a démarré, en réalité, sur France 5, dans l'émission Ripostes de Serge Moati, où l'auteur de La défaite de la pensée a été attiré dans un véritable guet-apens. Un parterre monolithique d'invités s'y est aligné sur la même consigne : disculper les émeutiers des banlieues par un discours victimisant et menacer tous ceux qui oseraient, comme Finkielkraut, examiner les faits et s’interroger sur le facteur ethnico-religieux des «violences urbaines». L'un des invités, Tarik Ramadan, y était aux anges. L'avalanche de propos outranciers contre Finkielkraut empêchera, en fait, le véritable échange d'idées que les téléspectateurs attendaient de cette rencontre. Désinvolte et condescendant, le professeur ès-islamisme souriait et ricanait face aux propos nauséabonds véhiculés par les chansons rap qu'un Finkielkraut horrifié venait de citer sur le plateau. Organisée quelques heures après la fin de la vague d'émeutes de novembre, cette étrange émission de Serge Moati a contribué à escamoter les vrais enjeux de la récente vague de violences dans les cités. Elle fut de ce fait une des premières émissions télé où le discours officiel de disculpation et de repli face aux émeutiers fut assené avec une rare brutalité et sans appel. On connaît ce qui a suivi : Alain Finkielkraut a eu droit au «choix de citations» de Sylvain Cypel, au sibyllin «J'assume» du Monde, aux critiques indignées du Nouvel Observateur, à une menace de plainte pour diffamation de la part du MRAP et aux critiques misérables de Sylvain Bourmeau dans un débat-interrogatoire organisé par France Culture. Le directeur adjoint de la rédaction des Inrockuptibles, aveuglé par son arrogance et ses a priori politiquement corrects, notait chez Finkielkraut des tares qu’il pouvait s’attribuer d'abord à lui et à ses amis. Notamment, le fait de voir la réalité des banlieues à travers les idées et non les faits. Le philosophe, certes, n’était pas libre de reproches dans ce débat, avec des pointes d’emportement qui lui faisait couper la parole à son adversaire. Mais les propos de Bourmeau, journaliste auto-désigné «intelligent» lors d’une pétition contre le gouvernement Raffarin, étaient des plus consternants, ce que les médias se sont gardé de relever. Le summum de la mauvaise foi a été atteint par un article du Canard enchaîné du 30 novembre 2005. On apprenait par des moqueries racistes, probablement pardonnables car émises par le vertueux hebdomadaire de Claude Angeli, que le philosophe «n'est pas un Français de souche» et que son nom peut aussi s'écrire ainsi : «Fin-fiel-kraut». Le journal satirique lançait même une pétition pour la suppression de l'émission Répliques, produite par l'intéressé les samedis sur France Culture. Pourquoi cette volonté de frapper si bassement un intellectuel comme Finkielkraut ? Parce qu'il dérange. Parce qu'il dérange énormément. Car, en contredisant non sans succès les croyances de l'ordre établi, le philosophe-essayiste montre un chemin autre au monde intellectuel français pour lui permettre d'échapper enfin aux sentiers crépusculaires des Michel Foucault, Gilles Deleuze, Jacques Derrida, Pierre Bourdieu et autres, auteurs célèbres et célébrés par leurs hauts énoncés bien plats, par leurs apologies du rejet et de la pensée éclatée. On essaye d'abattre Finkielkraut parce qu'il dénonce sans relâche la montée de l'idéologie des particularismes identitaires, l'approche culturaliste et communautariste. Parce qu'il fustige le relativisme dominant, parce qu'il invoque l'actualité d'Ernest Renan contre les élèves tardifs de Johann Herder. Parce que tout simplement il alerte, comble des erreurs, dans un contexte d’attaques organisées contre les apports positifs de la culture occidentale.

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10/12/2005 | Lien permanent

La traversée du trou noir, par Alain Santacreu

Photographie de l'auteur, externat Sainte Marie, 1989
Alain Santacreu, directeur de l'excellente revue qu'est Contrelittérature (dont le dernier numéro vient de paraître, superbe), m'a autorisé à reproduire le texte critique (paru dans la seizième livraison de sa revue) qu'il a consacré à mon deuxième essai. Les liens que j'ai ajoutés au texte d'Alain sont bien évidemment de ma seule responsabilité. Après les critiques d'une Axelle Felgine ou d'un Dominique Autié, il me semble que celle d'Alain Santacreu est remarquable en ce sens qu'elle pointe une dimension peu commentée de mon essai : sa volonté de mettre en branle une espèce d'herméneutique qui ne serait pas totalement déconnectée de la réalité et renverrait le démon de la théorie brocardé par Antoine Compagnon dans quelque Thébaïde afin d'y tourmenter l'étique saint Genette. En d'autres mots, j'ai tenté de faire de la réunion en apparence stochastique des textes composant mon essai un modus operandi qui, je l'espère, aura quelque influence souterraine sur ma propre vie, sur celle, donc, de mon lecteur. Faute inavouable ? Orgueil démesuré ? Oui. Et j'ajoute, afin de me condamner définitivement aux yeux des professeurs, que ce livre est nocif pour un lecteur qui ne serait point quelque peu préparé, voir immunisé : contre quoi ? Contre la facilité de toutes les grilles de lecture, ces tamis faussement fins des pensées percluses. Nocif encore non tant comme le livre démoniaque imaginé par Arnaud Bordes parce que mon essai distillerait quelque ferment de corruption mais parce qu'il prétend faire vaciller les vieilles habitudes de lecture et celles, sans doute bien plus sclérosées encore, de la critique, cette salle de dissection où Genette, encore lui, coupe en fines tranches le corps en putréfaction de la littérature française. D'ailleurs, je publierai dans quelques jours, dès mon retour à Paris, un article sur deux livres (signés d'Olivier Larizza et de William Marx) qui de la santé de cette critique littéraire donnent une image... difficile à interpréter. Voici, pour l'heure, l'article d'Alain Santacreu. Il est important de surprendre l’angle sous lequel Juan Asensio voudrait que l’on considérât son livre et pour cela on commencera par lire son «avant-propos». Que faut-il entendre par ce titre : La littérature à contre-nuit ? Il y a là toute la méthode de son herméneutique : lire comme on grave, selon la technique baroque dite «à contre-nuit». Le lecteur éclairé, le critique authentique, sera donc graveur à la «manière noire», autre nom de ce procédé qui consiste à noircir entièrement une plaque de cuivre avant de la graver : «J’avance péniblement dans l’extraordinaire complexité des œuvres que j’évoque, grattant patiemment, à mon tour, le noir de la plaque de cuivre pour en faire apparaître quelques traits», dira l’auteur, évoquant cette métaphore de la littérature à contre-nuit (24; les chiffres entre parenthèses renvoient aux pages de l’ouvrage). Cette pratique de la lecture métaphorise un procédé contraire à celui de la gravure traditionnelle. Dans cette dernière, la pointe opère à la façon du crayon noir sur le papier blanc tandis que, dans la «manière noire», le grattoir produit l’effet d’un crayon blanc sur du papier noir. En filant la métaphore, on pourrait donc considérer l’ouvrage de Juan Asensio comme une plaque de cuivre que le critique-graveur aurait d’abord fendillée jusqu’à obtenir le noir le plus noir, pour approcher ensuite – en relissant au grattoir les lamelles métalliques – le blanc absolu. Les trois chapitres du livre correspondraient ainsi aux stations opératoires d’une herméneutique existentielle. Le premier chapitre contient un article remarquable, L’état de la parole depuis Joseph de Maistre, écrit initialement pour le Dossier H de Philippe Barthelet (Joseph de Maistre, L’Âge d’Homme, 2005). Asensio y décèle une analogie entre l’incipit des Soirées et celui d’Au cœur des ténèbres, le roman de Joseph Conrad : «À vrai dire, malgré le fait qu’elle n’a jamais été, à ma connaissance, relevée, je n’insisterai pas sur l’évidente similarité des ouvertures qui unit ces deux œuvres, Au cœur des ténèbres et les Soirées : dans l’une comme dans l’autre, un narrateur décrit le paysage fluvial qui sert de décor crépusculaire à une conversation entre amis» (66). Il existe une très ancienne tradition mystique selon laquelle le nom de Dieu n’est transmissible que sur l’eau; mais il y a aussi les fleuves infernaux où se donne le mot de passe des maudits. Il y a une qualité de l’eau qui fait que la Néva des Soirées est d’une nature différente que la Tamise d’Au cœur des ténèbres – et de quelle nature aussi l’eau de la Seine dans laquelle se suicida Paul Celan ? On pourrait donc ne pas être totalement convaincu par ces «troublantes similitudes» et considérer que le dieu du fleuve qui ouvre les Soirées n’est pas celui qui mène Au cœur des ténèbres. Ainsi, les premiers mots des Soirées – «Au mois de juillet 1809, à la fin d’une journée des plus chaudes, je remontais la Néva dans une chaloupe [...]» – indiquent la «remontée du courant» des eaux maistriennes vers leur propre source célestielle. Évidemment, le fleuve africain serpentéiforme que Marlowe «remonte», à la recherche de Kurtz, dans Au coeur des ténèbres, est d’une autre eau et l’on pourrait l’assimiler à l’Achéron. En réalité, cette mise en relation de l’œuvre maistrienne avec Joseph Conrad tient plus, selon nous, au secret intime du critique, aux plissements internes de ses lectures, qu’à une correspondance réelle, véritablement analogique. Il y a chez Juan Asensio une «exaltation» de la lecture au sens où l’entendait Charles du Bos. D’ailleurs, l’auteur lui-même, peut-être pour masquer le fondement subjectif de sa propre analyse, dira malicieusement s’être laissé guider par le «flambeau de l’analogie» soutenu par l’auteur des Soirées. Cependant, toutes les correspondances entre les choses ne sont pas analogiques, seul le symbole, étant indéfectiblement relié au Principe, ne peut être «contaminé». Or, Asensio semble interpréter le symbole comme une simple figure de style et ne pas percevoir cette dimension solaire du langage qui outrepasse la saisie démoniaque : le diabole ne peut comprendre le symbole. Que le mal ne puisse être dit symboliquement ne lui confère pas plus de réalité car c’est la marque de son propre néant : le contraire de la littérature c’est précisément ce que seul le symbole peut dire. Nous avons par ailleurs (in Joseph de Maistre «en réserve» de la contrelittérature, Dossier H, op. cit., pp. 847-852), en paraphrasant le célèbre explicit des Considérations sur la France de Joseph de Maistre, essayé de circonscrire les notions de «littérature contraire» et de «contraire de la littérature» – cette dernière étant ce que nous appelons la contrelittérature. La «littérature contraire» n’est que la mise en demeure du Mal. Giovanni Papini a pu dire que le diable était surtout «l’ennemi des athées», puisque ceux-ci ne peuvent pas commettre le mal volontairement. Cette fine remarque est sans doute le schibboleth de la littérature moderne, si l’on veut bien admettre que l’«esprit philosophique» substitua la littérature au catholicisme pour imposer sa propre autorité. Le démoniaque s’est alors empressé de procéder à la courbure de l’espace littéraire, faisant de la littérature un trou noir, pour reprendre la métaphore obsédante d’Asensio : «Les oeuvres modernes qui, à mes yeux, explorent le Mal avec le plus de conséquence évoquent puissamment l’image du trou noir, cet astre exotique qui existe en se consumant sans cesse, qui rayonne de la matière même qu’il engloutit comme un ogre» (177). On sait que les trous noirs stellaires sont considérés comme le stade ultime d’une étoile massive qui, sous l’action de la gravité, s’effondre sur elle-même. Dans la littérature, l’attraction exercée par le Mal tient le rôle de la force gravitationnelle. Cette prégnance du démoniaque, Asensio la retrouvrera non seulement chez des auteurs comme Joseph de Maistre et Joseph Conrad, mais aussi George Steiner, Ernesto Sabato, Georg Trakl, Georges Bernanos, Paul Gadenne ou encore Ernest Hello. Le second chapitre du livre sera ainsi consacré aux «deux figures hantées» d’Ernesto Sabato et Georg Trakl, L’affrontement au Mal est toujours une Imitation du Christ – «La figure la plus purement opposée aux forces de la Nuit : le Christ», déclarera Juan Asensio (199) – mais les auteurs de la «littérature contraire» ne vont pas jusqu’à la christogénèse : «Sabato, comme l’écrivain sceptique et blasé du cinéaste [Tarkovski], n’a pu ou voulu ouvrir la lourde porte qui ferme la Chambre où rit comme un enfant le miracle» (138). L’œuvre noire n’est donc pas l’œuvre au noir alchimique, elle n’est pas ouverture à l’œuvre de la Parole, Celle de «Celui qui se nomme Parole» – comme en parle Maistre dans ses Soirées – Celui qui a absolument tort par rapport au monde puisque, selon les mots transparents de Pierre Boutang, il est «l’absolu négation de paraître». Aussi Asensio peut-il nous avertir que «nous aurions tort de prétendre que la poésie de Trakl nous promet un quelconque éblouissement final, une remontée après la descente aux Enfers» (176). Tout se passe comme si la traversée du trou noir de la «littérature contraire» était un tunnel éternel, une descente infinie. La «zone» de la traversée sera alors idéalisée en tant que littérature : «La littérature est la zone, dimension qui n’obéit pas aux règles banales de la logique, comme l’Écrivain du cinéaste russe se plaît à le rappeler, ni même à celles, certes moins rigoureuses, de la morale : nous sommes ici dans l’espace libre du miracle, dans le temps alleu de la grâce (136)». La «littérature contraire» retrouve l’absolu littéraire du romantisme. Max Milner et Claude Pichois avaient déjà souligné que le romantisme naissait avec Les Confessions de Rousseau : la littérature du moi est le triomphe du verbeux sur le Verbe. Même si le démoniaque ouvre le champ de la «littérature contraire», le «contraire de la littérature», c’est la mystique. L’extase des ténèbres ne doit pas être confondue avec l’expérience des gouffres, Asensio en convient lui-même : «La nuit obscure des mystiques, pour ardue qu’elle soit, n’a strictement rien de comparable avec le phénomène auquel je me réfère, c’est-à-dire : la certitude, non seulement que Dieu est absent, mais plus encore qu’Il est oublié, l’évidence qu’Il est inutile» (103). Bernanos dit quelque part n’avoir «fait de la littérature» que parce qu’il était un raté mystique. La «littérature contraire» survient de ce ratage mystique qui ouvre la faille par où s’insinue le démoniaque. Seuls, peut-être, Bernanos et Hello, grâce à la prière, ont traversé le trou noir et renversé les «Lumières» – en cela, au même titre que Maistre, ils se sont acheminés vers le «contraire de la littérature». Dans le texte qu’il consacre à L’Invitation chez les Stirl, Asensio s’interroge : «Comment expliquer cette impossibilité de dire Dieu ?» (p.129) La réponse coule de source : «Il n’y a qu’un chemin et c’est l’oraison. Si on vous en indique un autre, on vous trompe», comme le déclare la Mère du Carmel dans son Chemin de Perfection. Il n’y a qu’un chemin et la littérature nous trompe. Il nous faut donc traverser le trou noir. Après avoir théorisé l’existence des trous noirs, Einstein et Nathan Rosen, un autre physicien, suggérèrent que le puits gravitationnel de certains d’entre eux pouvaient s’ouvrir sur un autre puits symétrique appelé par opposition «fontaine blanche». Le trou noir déboucherait dans la fontaine blanche qui est la Vision face à face : il n’y a pas d’autre chemin vers le Ciel que de s’y plonger. Le roman Monsieur Ouine de Bernanos apparaît comme l’œuvre paradigmatique de la littérature considérée comme un trou noir : «le roman de l’entrée de l’Occident dans une sphère désorbitée de tout secours divin, où le désespoir même est réduit à une inconsistance verbeuse et ennuyée, au vide du ressassement dont parlait Blanchot» (114). Dans son dernier roman Bernanos opère la kénose de la littérature. Monsieur Ouine est le roman qui permet de traverser le trou noir de la littérature par l’acte auto-sacrificiel de la littérature même. Dans les autres romans de Bernanos, nous rencontrons une spiritualité de la «réparation». Le saint bernanosien – tel le curé d’Ambricourt du Journal d’un curé de campagne – «prend la place» de son prochain et, par compassion, intercède pour lui. Cette substitution mystique de l’expiation s’établit à partir d’un renoncement à soi-même – le moi étant le «shatan», l’adversaire, celui qui s’accroche et s’ente sur l’être. Avec Monsieur Ouine, on assiste à la translation de la sainteté rédemptrice au roman lui-même qui, se niant en tant que littérature, ouvre la perspective du «contraire de la littérature». Ainsi l’ouvrage de Juan Asensio débouche, à travers le «suicide littéraire» de Monsieur Ouine, sur l’œuvre d’Ernest Hello qui réalise le retournement herméneutique du passage des «ténèbres au silence», la traversée du trou noir. Y a-t-il dans le livre de Juan Asensio un point autour duquel on ne puisse plus bavarder, un lieu où la pensée du lecteur cesserait, qui serait ce point du «silence véritable dont l’écoute et la capture vaine fut le but véritable et mystérieux de chacun des livres d’Ernest Hello» ? (98). Ce «point d’Archimède depuis lequel s’élancer» (130) n’est-il qu’une illusion ? Est-il hors du livre, ainsi que dans «ces tableaux maniéristes» – auxquels l’auteur fait allusion dans un beau passage de son livre (163) – «qui s’ouvrent vers le haut» et «dont les personnages ont un doigt levé vers un Ailleurs hors cadre». La littérature à contre-nuit de Juan Asensio est un ouvrage étrange et captivant. Sa critique déroutante demeure résolument subjective – à un moment, l’auteur n’hésite pas à délaisser son étude pour raconter un de ses rêves intimes; et l’endroit où nous lisons ce rêve n’est peut-être pas anodin puisqu’il correspond à peu près au milieu du livre (139), c’est-à-dire au vortex du trou noir. On devine ainsi chez l’auteur le désir d’expérimenter une herméneutique transformante, de traverser le trou noir pour dire le silence, «chercher pour trouver à quelle profondeur s’opère le transformation de tout son être» (267).

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27/02/2006 | Lien permanent

Matérialisme et terreur chez Alain Badiou, par Francis Moury

Crédits photographiques : AFP Photo (National Archives).
31HSzMQnKRL._SL500_AA300_.jpg41IXC2NV3HL.jpgÀ propos de Alain Badiou et Nicolas Truong, Éloge de l’amour (Éditions Flammarion, coll. Café Voltaire, 2009); Alain Badiou et Fabien Tardy, La Philosophie et l’événement (Éditions Germina, 2010).
LRSP (livres reçus en service de presse)
«Les Romains viendront et ils détruiront notre ville, notre peuple et toute notre nation. C’est le prétexte dont ils couvraient leur intérêt caché et leur ambition. Le bien public impose aux hommes; et peut-être que les pontifes et les Pharisiens en étaient véritablement touchés; car la politique mal entendue est le moyen le plus sûr pour jeter les hommes dans l’aveuglement, et les faire résister à Dieu. On voit ici tous les caractères de la fausse politique, et une imitation de la bonne, mais à contre-sens. La véritable politique est prévoyante, et par là se montre sage. Ceux-ci font aussi les sages et les prévoyants : Les Romains viendront. Ils viendront, il est vrai, non pas comme vous pensez, parce qu’on aura reconnu le Sauveur; mais au contraire, parce qu’on aura manqué de le reconnaître. La nation périra : vous l’avez bien prévu; elle périra en effet; mais ce sera par les moyens dont vous prétendiez vous servir pour la sauver; tant est aveugle votre politique et votre prévoyance. La politique est habile et capable : ceux-ci font les capables. Voyez avec quel air de capacité Caïphe disait : Vous n’y entendez rien; il n’y entendait rien lui-même. Il faut qu’un homme meure pour le peuple. Il disait vrai; mais c’était d’une autre façon qu’il ne l’entendait. La politique sacrifie le bien particulier au bien public; et cela est juste mais jusqu’à un certain point. Il faut qu’un homme meure pour le peuple; il entendait qu’on pouvait condamner un innocent au dernier supplice, sous prétexte de bien public; ce qui n’est jamais permis. Car au contraire le sang innocent crie vengeance contre ceux qui le répandent. La grande habileté des politiques, c’est de donner de beaux prétextes à leurs mauvais desseins.»Jacques-Bénigne Bossuet, Méditations sur l’Évangile (1695), § Fausse et aveugle politique des Juifs dans la mort de Jésus-Christ, figure de la politique du siècle, in Joan. XI. 48 sq. (Éditions Desclée & Cie, 1903), p. 157.«La force des écritures que l’on appelle saintes est de nous présenter quelques images fabuleuses où les projets primordiaux de l’homme se découvrent dans une simplicité quasi-théâtrale (sic). Vous connaissez sans doute, dans l’Évangile selon saint Jean, l’épisode de la rencontre du Christ et de Pilate. Il s’agit là d’un instant crucial, d’un instant décisif où l’homme de vérité entame avec l’homme d’action un séculaire dialogue de sourds. «Je suis né et je suis venu en ce monde pour rendre témoignage à la vérité», dit le Christ. Et Pilate, procurateur romain, homme d’histoire, homme d’administration, répond : «Qu’est-ce que la vérité ?» Eh bien, je pense que la philosophie a pour tâche première de répondre à la question sceptique de l’homme politique, et de répondre de telle sorte que la réponse fasse cesser l’antagonisme où cette question s’enracine; je veux dire l’antagonisme du Savoir et du Pouvoir. […] Entre la vérité sans corps du Christ et la force sans vérité de Pilate, la philosophie refuse de choisir; car sa question concerne le corps du vrai. Et peut-être même la violence du vrai.»Alain Badiou, Philosophie et politique, conférence parue in Cahiers de philosophie n°2-3, Spécial Jean-Paul Sartre : Anthropologie et philosophie (Éditions G.R.E.P. de l’Université de Paris – U.N.E.F.- F.G.E.L., 1966), p. 113.On ne se refait pas.Alain Badiou a voulu répondre à Alain Finkielkraut une fois de plus : celui-ci avait écrit un de ses meilleurs livres sous le titre de La Sagesse de l’amour (Gallimard, 1984); celui-là vient d’écrire un Éloge de l’amour. Pas exactement «écrire» : le texte fut d’abord un dialogue entre lui et un questionneur cultivé, à la manière platonicienne. De la séduction platonicienne, Badiou conserve la technique sereine et la syntaxe impeccable, la connaissance précise de ce qui survint avant lui. Il est professeur et historien de la philosophie tout à la fois, comme Finkielkraut : quel intellectuel prétendrait penser en se passant de la pensée antérieure et des sommes accumulées de pensées par les hommes qui l’ont précédé ? De fait, on trouve bien des réflexions passionnantes sur l’histoire de la philosophie dans ces deux volumes. La différence entre les deux hommes, parmi bien d’autres, réside dans le fait que l’histoire ne commence pas au même moment pour l’un et pour l’autre, et qu’elle consiste à être plutôt sélective pour l’un, plutôt compréhensive pour l’autre. Alors que Finkielkraut méditait en 1984 sur la rencontre française d’après-guerre entre le Collège philosophique fondé par Jean Wahl et la réticence d’Oblomov à exister, prélude à une découverte de l’ontologie phénoménologique chez Levinas, Badiou médite en 2010 dans La Philosophie et l’événement sur ce qu’Oblomov déteste le plus : l’événement comme point nodal et subjectif du trajet historique.Méditation parfois techniquement un peu compliquée à dire, à lire, à écrire mais en réalité, bien simple à comprendre : aucun sens possible et toute libération étant a priori souhaitable. Libération de quoi ? De la tradition réactionnaire, de la démocratie marchande, de l’idée de vérité, de l’idée de Dieu, de l’idée d’absolu, donc de la tradition métaphysique et philosophique occidentale. Badiou, comme Onfray, revendique pour maîtres la fraction marginale des matérialistes. Une bonne partie de son Éloge de l’amour (le titre a déjà servi, soit dit en passant) est consacrée à… la définition politique de l’ennemi : l’amour révolutionnaire n’est-ce pas, commence par se choisir ses cibles et c’est d’une cible commune que naissent souvent de tels « amours » ! Autre chose : Lacan est considéré par Badiou comme un des grands penseurs de l’amour alors que sa thèse est qu’en amour, la véritable jouissance est singulière et ne concerne pas l’autre. Aberrante thèse que Francis Pasche avait en son temps combattue dans son célèbre article L’Anti-narcissisme (R.F.P. tome XXIX, n°5-6, P.U.F., septembre-décembre 1965, repris in F. Pasche, À partir de Freud, Payot, coll. B.S.P., coll. Science de l’homme, 1969). Autre définition aberrante de l’amour par Badiou : un «communisme minimum». En 2009 avoir écrit cela, même avec un point d’exclamation, pour faire passer la pilule, il fallait tout de même le faire ! Ce beau parallélisme nous a donné envie de vomir. Pourtant, assez souvent Badiou pense bien l’amour. C’est l’un des charmes des penseurs français de souvent bien penser l’amour, Lacan étant une des notables exceptions à cette règle. Badiou cite ainsi pertinemment le Nadja d’André Breton et le commente d’une manière assez belle. Simplement, il faut savoir que Pasche avait déjà cité une phrase de Nadja en exergue à son article de 1965 et le commentait d’une manière plus belle car plus vraie.Badiou précise plus systématiquement sa position métaphysique dans Le Philosophe et l’événement : c’est sans surprise un concentré d’anti-rationalisme et d’anti-ontologie. Ni Platon, ni Descartes, ni Hegel. Ses maîtres sont Épicure, La Mettrie, Diderot, Marx, Mao, et il discute aussi avec Althusser, Deleuze ou Derrida pour faire bonne mesure aux contemporains. Certes, on est en bonne compagnie la plupart du temps : la culture nous vaut ces paisibles cheminements, dans lesquels on convient par exemple que, oui, l’amour est un beau risque qu’il ne faudrait pas que le site internet Meetic abolisse par de pseudo calculs statistiques. On est brusquement en moins bonne compagnie, au détour de cette idée que la politique est l’horizon de la philosophie, que l’infini et la multiplicité sont le fondement du monde (Badiou est anti-parménidien, probablement anti-héraclitéen aussi car ni l’un ni l’autre ne s’intéressaient assez à la politique) qu’il n’y a pas de mystère de l’être, qu’Aristote a dit l’essentiel en définissant l’homme comme animal politique. L’optimisme de Badiou, sa sereine confiance dans l’avenir reposent sur son matérialisme pseudo mathématique revendiquant une terreur fonctionnelle et historique. Ils reposent aussi sur son maoïsme à peine dissimulé sous une urbanité normalienne qui semble renouer avec la période d’avant-guerre de l’École alors que cette pensée est le fruit de la période marxisante la plus terroriste, celle des années 1945-1975. C’était l’époque ignoble où la section Philosophie de la Faculté des Lettres de l’Université de Paris faisait relier, aux frais du contribuable, la collection complète de La Nouvelle critique – Revue du marxisme militant. Et c’était l’époque où le ministre de l’intérieur Christian Bonnet constatait avec lucidité que certains chefs d’États étrangers renonçaient à envoyer leurs enfants étudier chez nous de peur qu’ils n’attrapent la vérole marxiste. Ce que Finkielkraut a nommé La Défaite de la pensée ne concerne pas vraiment Badiou. Il faut lire la page 112 consacrée, dans La Philosophie et l’événement, à Heidegger pour voir à quel niveau on en est rendu : la question de l’origine ne se poserait même pas ! L’histoire des idées commence un peu avec Pythagore, surtout avec le XVIIIe siècle. Lassitude du lecteur… qui croit parfois vraiment lire du Michel Onfray.Ces derniers temps, la télévision a trouvé le duo médiatique gagnant en matière de philosophie : Finkielkraut et Badiou. On a passé une ou deux heures, la nuit dernière, à visionner en différé sur Internet leur dernier débat télévisé organisé par France 3 à propos de la sortie de L’Explication, leur dernier livre-dialogue. Finkielkraut a eu, tout du long, notre sympathie intellectuelle concernant toutes les questions soulevées par l’animateur (assez intelligent et digne héritier de Thierry Ardisson) mis à part son soutien inconditionnel et souvent pathétique à la politique israélienne qui le rend de moins en moins crédible dans le rôle de l’héritier des valeurs occidentales qu’il veut à tout prix incarner. C’est d’ailleurs le défaut de l’homme Finkielkraut plutôt que de sa pensée. Nous aussi savons peser l’histoire et pouvons faire la part des choses. Badiou, au demeurant, sur ce fameux conflit, n’a prudemment émis que des banalités égalitaires alors que Finkielkraut a au moins le mérite de prendre franchement parti. Badiou s’est contenté de réclamer justice pour tous, dans le meilleur des mondes possibles. Autant dire qu’il n’a rien dit ni rien pensé : son universalisme tournait à vide sur un tel sujet.Fabien Tarby fait remarquer à Badiou, dans La Philosophie et l’événement, qu’on avait parfois pu le définir comme «un Leibniz sans Dieu». L’intéressé acquiesce : il n’a ni Dieu ni maître mais l’une de ses dernières réponses à Finkielkraut contenait l’autre soir une citation de Mao. Finkielkraut avait rendu hommage à Merleau-Ponty dans le chapitre IV de La Sagesse de l’amour en le titrant Humanisme et terreur. Badiou n’est pas humaniste au sens où l’était Émile Chartier alias Alain : l’individu radical de 1925 est bien passé de mode et Badiou n’apprécie aujourd’hui les mouvements de foules que s’ils induisent des manifestations efficaces contre le capital. Capital qui est le résultat de notre liberté, de l’histoire, des efforts de nos pères et le fruit légitime de notre travail pour le conserver et l’entretenir : ce que Badiou voudrait nous voler s’il venait au pouvoir en l’année zéro ! Finkielkraut n’est, pour sa part, pas un terroriste potentiel mais il n’est pas toujours à la hauteur de l’héritage qu’il veut défendre. Il citait chaleureusement en 1984 un extrait de L’Entretien infini de Maurice Blanchot : «Dieu parle à l’homme et l’homme lui parle : voilà le grand fait d’Israël». Mais quoi… le judaïsme n’a ici rien inventé. Chez les Grecs anciens, les Dieux parlaient aussi aux hommes par le truchement des Oracles. Et ces derniers ne pouvaient répondre mais ils pouvaient questionner à nouveau l’Oracle qui pouvait à nouveau répondre ! Dans toutes les sociétés primitives, bien avant les Juifs et bien avant les Grecs, le numineux et le sacré (Rudolf Otto) sont reconnus à des signes qui ne trompent jamais, et ces signes sont interprétés mieux que des paroles, car ils sont des manifestations positives : l’idée d’un sens du sacré – dialoguant par manifestations et interprétations avec les hommes qui le vénèrent et le comprennent – est déjà là. Finkielkraut serait un parfait positiviste comtien s’il reconnaissait en outre la finalité évangélique des écrits testamentaires. Mais on ne peut peut-être pas trop demander non plus à cet héritier récent. Bref… à l’issue de cette émission, nous étions content d’un débat de bonne tenue mais n’avions guère le choix qu’entre des alternatives dramatiques opposant judaïsme et terreur (populiste, puis islamiste) chez Finkielkraut, communisme et terreur (capitaliste puis fasciste) chez Badiou : de telles alternatives ont une valeur médiatique au box-office de 23H00 mais ne sont pas vraiment réjouissantes pour l’héritier français du XXIe siècle. Aucun des deux n’a d’ailleurs cité, durant cette intéressante émission, G.W.F. Hegel ni Auguste Comte. Il faut décidément ne pas cesser de les relire, ces deux-là… sans oublier Bossuet qui les allie d’avance et les surpasse peut-être tous deux, sûrement tous quatre !Badiou s’est trompé d’instant crucial dans son commentaire incisif sur l’extrait de l’Évangile selon saint Jean qu’il avait cité au début de sa conférence de 1966 (à la mauvaise pensée mais au beau style) car l’instant crucial de cette rencontre entre le Christ et Ponce Pilate n’est pas celui durant lequel Pilate évoque la question philosophique antique de la vérité mais ce moment postérieur de la matinée où Pilate a pris peur puis a demandé au Christ : «D’où es-tu ?».Nota bene La télévision française, qu’on croyait devenue une poubelle globale traversée épisodiquement de vagues lueurs venues d’un autre monde, est redevenue assez riche depuis l’avènement de la TNT, en ces heures pénibles de crise imposée par des banques américaines criminelles au reste du monde. Le niveau des débats est souvent très correct sur France 3 et sur France 4. La crise excite naturellement l’esprit de nos compatriotes et provoque ces beaux débats sur l’économie, la politique, la philosophie. Ils redonnent un certain lustre à l’idée antique de démocratie à laquelle Régis Debray a consacré en 2007, également dans la collection Café Voltaire de Flammarion, L’Obscénité démocratique. Pendant un récent débat sur Charles de Gaulle, le député européen Paul-Marie Couteaux s’est même payé le luxe intellectuel de mentionner successivement Hegel, Nietzsche, et Maurras à propos des sources exactes d’une phrase du Général. De telles divines surprises consolent bien de tant d’années d’Apostrophes.

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04/06/2010 | Lien permanent

Alain Zannini de Marc-Édouard Nabe

Crédits photographiques : Stephen Lovekin (Getty Images).
Après le très beau texte de Cristina Campo, voici un article écrit par un renégat (alors même que je n'ai jamais été un admirateur de cet auteur) initialement paru dans la revue Cancer ! dirigée Bruno Deniel-Laurent (encore un, de renégat !), puis repris dans La Critique meurt jeune publiée par Le Rocher, à l'époque où Pierre-Guillaume de Roux était à sa tête. Je ne donne ci-dessous qu'une partie du texte, débarrassé de ses notes. J'ai toujours été passablement frappé par une étonnante constante, qui doit tout de même nous apprendre quelque chose sur l'auteur ainsi invoqué par des processions de vierges folles : la vulgarité de ton, pas même soulevée par quelque tentative de style, qu'emploie le lecteur-type de Nabe lorsqu'il s'agit de défendre son idole qu'il n'hésite jamais à déclarer, sans la moindre trace d'ironie, être le plus grand écrivain de France, comme le fait par exemple ici, sur l'une des notes du blog de Léo Scheer, Hugues Simard, grand hérésiarque d'un des ordres les plus secrets de France, dont les textes forment l'un des boudins nervaliens à base de sang de bécasseau, au douceâtre goût ésotériste et aux conséquences digestives funestes, les plus étirables de la Toile... Avec de pareils lecteurs, qui hélas sont les plus bruyants et les moins à même de défendre intelligemment des livres, je ne suis pas certain que la prose de moins en moins secourable de Marc-Édouard Nabe risque de quitter les lieux d'aisance, panneaux de signalisation et autres murs crasseux sur lesquels ses tracts caricaturaux, qui paraît-il nous dévoilent depuis d'apocalyptiques contrées les vérités les plus absolument cachées depuis l'origine du monde, sont collés puis rapidement fientés par quelques volatiles sans doute iconoclastes. 41PGYD54FXL._SS500_.jpgOn me fera aisément dire ce que je n’ai pas encore écrit : Alain Zannini de Marc-Édouard Nabe et Villa Vortex de Maurice G. Dantec sont deux livres monstrueux. Je n’insiste pas sur le caractère physique de cette monstruosité, l’épaisseur de ces deux ouvrages de plus de huit cent pages chacun ayant d’ailleurs fait couler beaucoup d’encre aux critiques à défaut de renflouer leur miteuse épave. Ces derniers s’extasieront donc à volonté sur la longueur des deux romans, sur les incessantes trouvailles verbales et narratives que déploie Nabe dans son écriture paillarde et rutilante, même s’ils reconnaîtront, la mine chagrine, que c’est avec une certaine lourdeur complaisante que l’auteur du fameux Journal intime mêle théologie et portrait au vitriol de ses conquêtes amoureuses (ou plutôt sexuelles, ce qui est strictement la même chose) et que celui de La sirène rouge n’en finit décidément pas de nous livrer ses réflexions sur des questions qui n’ont évidemment aucun rapport (nous dit-on) avec la littérature, remarquant au passage l’allure bancroche de la dernière partie du livre, selon eux parfaitement inutile. L’essentiel bien évidemment a été oublié ou plutôt n’a pas même été vu par les «relais du Rien». Essentiel qui, comme la lettre volée de Poe, est pourtant offert à tous les regards, essentiel qui est, révélons ce précieux secret : la monstruosité même de ces deux romans, monstruosité rattachée, par le foyer étymologique du mot encore faiblement rougeoyant, au domaine du regard, à la symbolique de la vision et du signe à déchiffrer. Le monstre montre mais la critique n’a rien vu, si ce n’est que, à son goût ou plutôt à son dégoût, ces deux romans sont bien trop longs. Je ne m’attarde guère sur l’indigence d’un pareil constat mais m’amuse à relever que, selon Pierre Boutang, le rôle de la critique n’est rien de moins que religieux. Poursuivons. Villa Vortex et Alain Zannini sont donc deux romans monstrueux. Il s’agit là d’un pléonasme paradoxal si l’on se souvient que José Bergamín écrivait du genre romanesque qu’il était un monstre et de sa vérité un Minotaure chargé de tuer puis de dévorer celui qui écrit. Ce monstre romanesque, qui ne craint pas d’apparaître aux yeux de tous (y compris donc des critiques…), nous indique donc ce qu’il est important, à vrai dire vital, de dire et d’écrire, bref, de montrer. Non pas, satire ô combien réjouissante avec le livre de Nabe, d’être parvenu à effrayer le tout-Paris littéraire faussement prude mais bel et bien l’unique souci, affiché d’emblée par les deux auteurs, consistant à avouer que leur sujet d’écriture (et leur quête, et leur précieux vase d’Arimathie, et le monstre qu’il s’agira de pourchasser ) concerne l’écriture elle-même, la déchéance d’une langue qu’il s’agit, en la travaillant ou, mieux, en la réinventant, de reconquérir. Les romans de Nabe et de Dantec sont monstrueux parce qu’ils traitent de l’unique question absolument méprisée par nos écrivains qui refusent de sonder le cœur secret de leur art, détalant devant le monstre comme Sollers devant le silence. Ces deux romans sont monstrueux justement parce qu’ils évoquent le Livre caché comme un motif dans le tapis qu’il faut à tout prix découvrir. Ils sont monstrueux parce qu’ils tentent, par leur écriture même (quel autre moyen ?), de sauver un langage que, faiblement et en bavant, le cadavre de la littérature française (qui ne bouge plus depuis longtemps) émet encore, comme un monsieur Valdemar increvable et bavard. Je dis bien et je répète que le sujet véritable de ces deux ouvrages est la perte du langage et non pas le motif du double (Nabe/Zannini mais aussi Kernal/Narkos), ce thème découlant au contraire d’une perte primordiale, qu’il importera ici d’analyser. C’est parce que Nabe comme Dantec ont compris que la littérature contemporaine avait sombré depuis longtemps dans l’insignifiance et que, contaminée par le pidgin décérébré des médias, elle était désormais plus souillée que la Putain décrite par l’Apocalypse, bref, c’est parce que tous deux ont ressenti la nécessité irrécusable de venir au secours de l’écriture qu’ils n’ont pu que platement constater l’évidence suivante : leur identité propre, en l’occurrence bien sale, était perdue, plus brisée que ne pourrait le souhaiter le plus enragé des plumitifs lacano-déconstructionniste amateur d’oulipisme derridien. Il faut donc délaisser la thématique du double au profit de celle du simulacre. Nous éviterons ainsi de tomber dans le piège facile d’une lecture psychanalytique et pourrons évoquer avec profit l’œuvre de Philip K. Dick comme référent évident de Villa Vortex. Parler de simulacre est également révélateur d’une cassure ontologique puisque dans Alain Zannini, le lecteur, tout comme l’auteur, sont dramatiquement confrontés à une opacité des signes. Le narrateur (qui n’est pas forcément l’auteur) du roman de Nabe fait ainsi l’expérience de la coupure fondamentale que Michel Foucault a analysée à propos des mots et des choses. Ne pouvant être lu ou plutôt déchiffré qu’à grand-peine, l’univers de signes énigmatiques (comme le fameux rébus) ou inversés (cf. AZ, 341) nous indique confusément que notre monde, certainement, est truqué (encore un mot éminemment dickien), qu’il n’est pas le vrai puisque, selon la fulgurante parole évangélique, nous voyons, depuis la Chute, en énigme et comme au travers d’un miroir. Ainsi comprenons-nous, le narrateur d’Alain Zannini ne cessant d’ailleurs de le répéter, que nous sommes les prisonniers d’un monde spéculaire, en fait la prison que constitue le livre, à condition de préciser qu’il s’agit, dans ce cas, du mauvais livre (comme on parle de mauvais rêve ou de mauvais lieu) : ici le classique polar mâtiné de cabale, là l’immense bauge puante du Journal intime. Dès lors en effet, il «faut se méfier des mots qui ressemblent à d’autres : souvent ils reviennent sur les lieux du crime de leurs doubles» (AZ, 53). Cet emprisonnement est la conséquence d’une réelle déchéance, c’est-à-dire, stricto sensu, d’une chute, qui se traduira par la nostalgie, sans cesse présente dans le roman de Nabe, d’une pureté perdue, par la radicalité désespérée avec laquelle le flic de Dantec s’acharnera à poursuivre sans jamais le capturer un énigmatique tueur en série. Non seulement le narrateur sait qu’il est le prisonnier d’un cachot qu’il a lui-même érigé de part en part, livre après livre ou plutôt, tome après tome du Journal intime, mais en outre il a vite fait de comprendre que c’est l’instrument même de son aliénation qui sera aussi (lui seul et pas un autre) celui de sa libération et, si l’on me permet un mot que ne récuseront certainement pas les deux auteurs, de leur rédemption. Ainsi Nabe se prend-il «à penser à ce qui arriverait si un livre, à force de faire trembler tout le monde, finissait par laisser tomber ses pages défraîchies et que dessous apparaissait un autre livre, plus ancien, plus lumineux, plus stylisé…» (AZ, 59). La situation décrite par Alain Zannini est donc complexe et ne peut se réduire en aucun cas à la banale thématique du double, qui bien vite nous enferme dans la redite stérile du reflet. En effet, le drame de Nabe est constitué par l’évidence même avec laquelle il a compris que la réalité qui était celle dans laquelle il se débattait, bien qu’illusoire, n’en était pas moins la seule, hic et nunc dans le présent inaltérable de l’écriture puisque, en effet, «la présence favorise l’invisibilité». Le double admet toujours l’existence des fantômes de l’arrière ou de l’autre monde, comme le montre par exemple les Élixirs du diable d’Hoffmann. Au contraire, le simulacre affirme que l’on ne peut s’échapper de cet univers-ci qui, bien que faux, reste néanmoins le seul vivable. Il est donc en partie inexact d’affirmer que le Journal intime n’est que le double maléfique du roman en cours. Il est d’abord un simulacre, c’est-à-dire une idole, le simulacre désignant originellement une statue païenne : qui pourrait dire que Nabe, avant de brûler son Journal intime, ne lui a pas voué un véritable culte ? Plus que cela encore, puisque ce même livre délétère influence le déroulement narratif comme s’il s’agissait, qu’on me permette cette fantaisie, d’une sorte de tsintsoum littéraire, comme s’il était un livre contracté dont la réduction (mais pas la disparition) a permis à l’autre livre, le bon, celui de la cure, d’éclore. De sorte que la présence invisible dont nous parlions est ambiguë. Certes, il s’agit bien, en creux et comme en absence, du Livre (texte premier qu’il s’agit de retrouver sous les couches de sédiments solidifiés, sous les strates de paroles inutiles et corrompues comme il s’agit de remplacer l’idole par l’icône) et non pas de la présence, illusoire et révulsante (au sens physique du terme, cf. AZ, 725) du Journal intime, perdu par Nabe et pourtant jamais aussi visible que dans ces pages chargées de l’abolir ou plutôt de traverser le masque grimaçant de l’idole. Savoir si Nabe est parvenu à retrouver ce Livre intime et premier, s’il est parvenu à étancher sa soif à la source de toute parole, s’il a pu maintenir face à l’idole la distance requise, s’il a réussi à ouvrir les sceaux protégeant le texte profane et intime pour le révéler et l’accomplir en une apocalypse bouffonne, Alain Zannini donc, autant de questions que nous laissons pour le moment en suspens.

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29/01/2009 | Lien permanent

La Société ouverte et ses nouveaux ennemis d’Alain Laurent, par Roman Bernard

Je reproduis la note de présentation du séminaire que tiendra Alain Laurent à partir du jeudi 14 janvier à 19 heures au 53 rue d'Auteuil, métro Église d'Auteuil. Plus de renseignements ici, sur le blog de Damien Theillier. Les commentaires, sur cette note, conformément aux souhaits de Roman, sont ouverts.Bio-bibliographiePhilosophe (travaux sur Descartes et plus généralement les questions du libre arbitre et de la responsabilité individuelle), essayiste (près d’une vingtaine d’ouvrages publiés – au Seuil, aux PUF, aux Belles lettres, chez Hachette et Autrement; dernier ouvrage paru : La société ouverte et ses nouveaux ennemis, Belles Lettres, 2009) et éditeur (directeur des collections «Bibliothèque classique de la liberté» et «Penseurs de la liberté» aux Belles lettres), Alain Laurent consacre depuis 1990 une part importante de son activité aux problématiques et à l’histoire du libéralisme (Les grands courants du libéralisme, Nathan, 1998; La Philosophie libérale, Belles Lettres, 2002 – Prix de l’Académie française; Le libéralisme américain, Belles Lettres, 2006 – Prix du livre libéral).L’objet du séminaire sera de prolonger ces investigations en empruntant des «chemins de traverses» qui proposeront des perspectives transversales (éventuellement en compagnie d’invités) allant volontiers à contre-courant des idées reçues, susceptibles de renouveler l’approche du libéralisme et de provoquer le débat – généralement en relation avec des problèmes d’actualité, des travaux en cours ou des publications récentes.La première séance du séminaire, le 14 janvier, fera en conséquence le point sur l’historique (largement méconnue) et la polysémie des termes «libéral» et «libéralisme» à partir des matériaux inédits collectés en vue de la rédaction d’un chapitre de l’anthologie La Pensée libérale (préparée avec V. Valentin et à paraître en 2011 dans la collections Bouquins chez Robert Laffont).22510100375640L.gifÀ propos d'Alain Laurent, La société ouverte et ses nouveaux ennemis (Les Belles Lettres, 2008).
LRSP (livre reçu en service de presse).
«Épisodes de la loi contre le port du voile islamiste et sexiste dans la sphère publique et institutionnelle puis des émeutes dans certaines banlieues sur fond de guérilla urbaine latente et de délinquance devenue un mode de vie, manifestations d’antisémitisme inédit, revendications de “visibilité” de la part de “minorités” bruyantes, affaire Redeker avec demandes de promulgation de lois anti-blasphème et invitations à l’autocensure au sujet de l’islam; mais aussi, hors de France, assassinat de Theo Van Gogh et nouvel exil pour Ayaan Hirsi Ali aux Pays-Bas, un Danemark sidéré par l’“affaire des caricatures de Mahomet” et ses suites, une Grande-Bretagne victime d’attentats fomentés par certains de ses citoyens issus de l’immigration et renonçant de plus en plus aux illusions multiculturalistes, une Espagne bouleversée par l’attentat de Madrid et en voie d’être submergée par des vagues de “boat people” africains — et toute une Europe découvrant que même le pape ne peut plus s’exprimer sans déclencher une tempête mondiale de protestations […]» (Prologue, p. 9).Dès l’abord, Alain Laurent refuse de se cantonner au contexte hexagonal, pour montrer que les problèmes relatifs à l’islam en France sont peu ou prou les mêmes en Europe et en Amérique du Nord. Ce qui permet d’invalider toutes les explications franco-centrées qui empêchent de se faire une idée précise du problème : non, l’islamisation de la France ne signifie pas seulement la «crise du modèle républicain», comme on le lit trop souvent.«Partout, sur fond de politique de l’autruche, de désir d’apaisement à tout prix mais aussi de complaisance quand ce n’est pas de complicité avec les acteurs volontaires ou involontaires de ces nouvelles menaces, un semblable dénégationnisme tend à minorer, dissimuler même, la réalité et la gravité du drame en cours. Partout, sous l’emprise du “politiquement correct”, il est malséant, suspect, voire quasiment délictuel, de publiquement critiquer l’islam ou simplement de postuler le “choc” de certaines de ses valeurs traditionnelles avec celles de la modernité occidentale. Comme de s’interroger sur les effets induits par une immigration non occidentale de masse et la possibilité objective de son intégration. “Xénophobie”, “islamophobie”, “racisme” : les anathèmes de toutes parts déversés sur qui ose transgresser ces nouveaux interdits le sont au nom d’une ouverture sans limites et d’un impératif d’accueil aux autres cultures et à toute la “misère du monde”. Et, partant, des droits de l’homme, des principes de pluralisme et de tolérance, de libre circulation et installation, et de la liberté religieuse propres aux sociétés ouvertes occidentales» (p. 10).Plus que la République, plus que la France, plus même que l’Europe et l’Occident, c’est donc la société ouverte qui se trouve menacée aujourd’hui, d’une part par la submersion migratoire des sociétés occidentales, de l'autre par une interprétation maximaliste de ses principes, faisant des sociétés ouvertes des «auberges espagnoles» sans frontières, destinées à être subverties par leurs ennemis puis à s’auto-dissoudre. À travailler contre elles-mêmes.Le libéral Alain Laurent prolonge ainsi la réflexion de Karl Popper, qui en 1944 écrivait La Société ouverte et ses ennemis, ainsi que de Jean-François Revel, auquel Alain Laurent rend largement hommage dans son ouvrage. Pour Revel, la société ouverte, même une fois ses ennemis nazi et soviétique vaincus, ne pouvait qu’être à nouveau menacée. Il convenait donc d’actualiser le propos initial de Popper, l’anti-nazisme et l’anti-soviétisme ne permettant pas de prendre conscience des menaces actuelles.Mais qu'est-ce que la société ouverte ? En quoi s'oppose-t-elle à son contraire, la société close ?La société ouverte, nous dit Laurent, est une société individualiste, tandis que la société close est collectiviste. Cette dernière peut prendre diverses formes, des sociétés régies par la charia à celles, vers lesquelles nous tendons, qui recyclent un marxisme honteux : qu’est-ce que l’écologisme, sinon l’ultime avatar du collectivisme, faisant fi des libertés économiques de l’individu ?C'est en montrant la similitude profonde des différentes formes de la société close qu'Alain Laurent peut évoquer l'alliance entre leurs tenants sans verser dans le conspirationnisme.Forfaiture et censureComment en sommes-nous arrivés là ? Des sociétés ouvertes bien gouvernées et administrées auraient-elles pu devenir aussi vulnérables à leurs ennemis de l’extérieur, s’il ne s’en était trouvé à l’intérieur, œuvrant consciemment ou non à la ruine des démocraties occidentales ? Non, évidemment, répond Alain Laurent dans son second chapitre, consacré à la «forfaiture morale et juridique des États», où il dénonce, chose surprenante à première vue pour un libéral, le laxisme migratoire des dirigeants européens. Contrairement à l’image que l’on donne souvent des libéraux, le libéralisme ne signifie pas l’immigrationnisme. Il postule le respect des règles de l’État de droit par les immigrés, ce que les États européens n’ont pas exigé d’eux selon Alain Laurent.L’auteur n’hésite donc pas à prôner l’expulsion sans états d’âme, et manu militari au besoin, des immigrés clandestins qui s’«invitent» dans les sociétés ouvertes et en violent ainsi les lois.Il y a forfaiture juridique des États, lorsque les gouvernants et administrateurs, par veulerie, refusent d’expulser les clandestins comme il se devrait. Forfaiture aussi, lorsque des mosquées sont construites sur des terrains publics, loués à des «associations cultuelles» pour des loyers dérisoires, au mépris de la laïcité, dont ces élites ne se réclament que lorsqu’il s’agit de combattre l’Église. Forfaiture encore, quand les gouvernements prennent des mesures de «discrimination positive» pour corriger le défaut d’intégration des immigrés et de leurs descendants, au mépris de l’égalité des droits qu’ils ne cessent pourtant de proclamer.Ces actes de forfaiture ne seraient pas possibles s’il n’y avait une censure largement répandue dans la classe politico-médiatique, interdisant de nommer les problèmes et ainsi d’en informer l’opinion. Alain Laurent, dans le troisième chapitre, revient sur l’affaire des caricatures de Mahomet, début 2006, au cours de laquelle la quasi-totalité des dirigeants et faiseurs d’opinion occidentaux a justifié les demandes d’interdiction émanant du monde musulman. La liberté d’expression, principe fondamental de la société ouverte, est donc devenue, pour ceux qui en assurent la direction, un poids trop encombrant. Un obstacle.L’«islamophobie» n’est pas d’extrême-droiteCette censure ne s’est pas imposée d’elle-même. Elle est la résultante de l’imprégnation de l’idéologie prétendument antiraciste dans les mentalités occidentales depuis les années 1970.Autre avatar du marxisme honteux, l’“anti”racisme a conduit à faire assimiler à du racisme toute critique des effets d’une immigration massive, dont l’islamisation des sociétés d’accueil. L’alliance objective de l’islam et du gauchisme est même devenue manifeste avec la lutte de la gauche contre l’ «islamophobie», fumeux concept forgé naguère par l’ayatollah Khomeiny.Depuis lors, toute personne qui critiquerait l’islam serait immédiatement considérée comme étant d’extrême-droite, quand bien même elle serait issue de la gauche ou de l’extrême-gauche, ou tout simplement du centre ou de la droite démocratiques. Alain Laurent évoque notamment le cas du député néerlandais Geert Wilders, libertarien comme lui et assimilé à tort à l’extrême-droite pour ses prises de position anti-islam. Il est pourtant tout à fait cohérent, pour un libéral qui n’a pas perdu de vue l’idéal de liberté, de critiquer les aspects liberticides inhérents à l’islam, et de dénoncer la complaisance dont ils jouissent en Europe.Rompu à l’art du contre-pied, Alain Laurent rappelle que la véritable extrême-droite, celle incarnée en France par Jean-Marie Le Pen et le Front national, se retrouve sur la même dénonciation de l’«islamophobie» que ses ennemis “anti”racistes supposés : Le Pen était par exemple opposé à l’interdiction du voile islamique dans les écoles publiques, et favorable à la censure des caricatures de Mahomet. Puisque la gauche morale ne cesse de «nazifier» toute personne qui tiendrait ponctuellement des propos proches de ceux de Jean-Marie Le Pen, il conviendra donc, à l’avenir, de rappeler qu’elle communie avec Le Pen dans l’islamophilie.Les défenseurs de la société ouverte en Occident et dans le monde arabo-musulmanAlain Laurent consacre les cinquième et sixième chapitres aux résistants intérieurs et extérieurs à cette alliance islamo-gauchiste objective. Il montre que des intellectuels anti-totalitaires, souvent issus de la gauche (Bruckner, Finkielkraut, Redeker, Taguieff), ont été qualifiés à tort par les “anti”racistes de «néo-réactionnaires», alors qu'ils ne faisaient, selon lui, que rappeler et défendre les valeurs fondamentales, et oubliées, de la société ouverte.D’autres défenseurs de la société ouverte proviennent du monde musulman. C’est à ces «(ex-)musulman(e)s libres» qu’Alain Laurent dédie son ouvrage ainsi que le sixième chapitre : Ayaan Hirsi Ali, Chahdortt Djavann, Irshad Manji, Taslima Nasreen, Wafa Sultan.Ce qu'Alain Laurent ne dit pas, c'est que ces (ex-)musulman(e)s libres sont occidentalisés. Leur défense de la société ouverte est donc aussi une défense de la civilisation occidentale.Le lecteur remarquera qu’il s’agit principalement de femmes. Il existe une explication simple à cela : si les femmes originaires de pays musulmans savent très bien ce qu’implique, pour elles, l’invraisemblable intolérance islamique, les hommes sont beaucoup plus ambigus : ainsi du navrant Mohamed Sifaoui, qui, reprenant la distinction artificielle entre islam et islamisme, essaie de faire croire que le terrorisme islamique est un dévoiement, pis, une négation de sa tradition. On se demande alors comment une religion qui, dès lors qu’elle devient majoritaire dans une société, s’accompagne toujours de violence, de pauvreté et d’ignorance, pourrait n’avoir aucun rapport avec ces fléaux. Mohamed Sifaoui est à comparer à ces anciens communistes qui, reconnaissant les crimes de Staline, estiment que le vrai communisme n’a pas été appliqué. De ces «alliés» de circonstance, Alain Laurent appelle donc à se méfier.Occident, soleil couchantAlain Laurent démontre bien que l’ennemi majeur de la société ouverte est autochtone. Sans lui, l’ennemi extérieur, islamique, ne serait rien, puisqu’il n’aurait pu franchir les frontières.On pense d’emblée à la gauche radicale, qui dédouane systématiquement la racaille de ses crimes et absout les djihadistes lorsqu’ils commettent des attentats. Elle est aussi de tous les combats pour la régularisation massive des clandestins, notamment au travers d’associations «sans-papiéristes» qui profitent du droit du sol en France pour y importer des immigrés.Mais cette ultra-gauche ne pèse qu’en raison de la capillarité qui existe entre elle et la gauche morale, porteuse d’un “anti”racisme dévoyé. C’est cette gauche-là qui se laisse séduire à la fois par l’extrême-gauche et par l’islam, qu’elle persiste à voir comme une religion d’amour, de tolérance et de paix. C’est cette gauche-là qui détient le système éducatif et les médias, et partant exerce le pouvoir moral décisif pour instiller le poison qu’est le multiculturalisme.Cet ennemi intérieur est d’autant plus difficile à combattre qu’il se réclame des valeurs de la société ouverte, notamment le pluralisme qui, interprété de manière hyperbolique, conduit au multiculturalisme, dont il est la perversion. Avec le multiculturalisme disparaît l’individu derrière sa communauté, qui obtient des droits collectifs, comme les horaires réservés aux femmes dans les piscines publiques ou l’insertion de la charia dans le droit civil.Comment ne pas être d’accord avec l’auteur quand il décrit ce dévoiement des sociétés ouvertes par ceux qui prétendent les défendre comme la preuve d’une haine de soi, d’un masochisme occidental qui s’apparente de plus en plus à un authentique suicide culturel ?Si les sociétés ouvertes occidentales sont vulnérables, c’est que la civilisation occidentale, qui en constitue le substrat et le refuge, est décadente, prête à s’autodétruire devant ses ennemis.Il faudra donc, parallèlement à la défense et à la réaffirmation des idéaux de liberté qui sont partie intégrante de son identité, que l’Occident refonde ses valeurs, qu’il pratique sur lui-même un inventaire qui doit mener à une renaissance : une rénovation occidentale. C’est ce qui manque à l’ouvrage d’Alain Laurent, et qui doit nous conduire à formuler trois remarques.Trois remarques d’ordre général sur La Société ouverte et ses nouveaux ennemis :Règlement de comptes à OK LibéralPour qui connaît un peu le microcosme (on devrait même, en France, parler de nanocosme) libéral, il est manifeste qu’Alain Laurent a voulu régler des comptes avec les libéraux relativistes (et donc multiculturalistes), comme le risible Guy Sorman. Dans son livre La Philosophie libérale, Alain Laurent avait déjà excommunié de la tradition libérale tous les liberals américains comme John Rawls, plus soucieux de libertés sociétales qu’économiques ou intellectuelles. Hélas, c’est cette tendance qui semble dominer dans le désert libéral français. On attend toujours que les groupuscules libéraux hexagonaux s’expriment sur le sujet de l’islam, qui préoccupe pourtant une part croissante de l’opinion publique européenne. La démarche d’Alain Laurent est louable, mais on ne voit guère où il trouvera des alliés dans sa famille idéologique. Le libéralisme français, moribond, ne semble pas près de renaître.Les pompiers-pyromanes du laïcisme et du féminismeUne limite importante de l’approche d’Alain Laurent est qu’elle trahit un laïcisme farouche, s’opposant à l’islam d’abord en tant que religion. On pourrait pourtant lui rétorquer que la déchristianisation de l’Europe n’est pas sans lien avec son islamisation actuelle. En sapant les fondements religieux de la culture occidentale, les laïcistes l'ont rendue très vulnérable aux idéologies messianiques de substitution (fascisme, nazisme, communisme et aujourd’hui “anti”racisme, écologisme) ainsi qu’à l’islam, qui vient remplir la place laissée vacante par le christianisme.Par ailleurs, Alain Laurent ne semble pas voir l’incohérence des féministes engagées dans le combat anti-islamique : Anne-Marie Delcambre, Caroline Fourest, feue Oriana Fallaci. Si les sociétés ouvertes sont impuissantes face à leur islamisation, ne faut-il pas aussi en attribuer la responsabilité à un féminisme misandre et castrateur, facteur d’effacement du père, de déclin du courage, d’éclatement de la famille, puis de dénatalité ? La même remarque est à faire à l’adresse de Geert Wilders, qui dénonce régulièrement l’«homophobie» inhérente à l’islam. Croit-il sérieusement arrêter les moudjahidines d’Al-Qaida avec les chars de la Gay Pride ?Une critique particulière doit donc être faite du média Riposte laïque, tout à la fois socialiste, laïciste et féministe. Les auteurs de ce site font preuve d’un beau courage contre l’islamisation de l’Europe. Mais leur entreprise a autant de chance de réussir qu’un pompier qui tenterait d’éteindre un incendie en reliant son tuyau d’arrosage à un camion-citerne rempli d'essence.Pas de liberté sans identitéIl était judicieux de dépasser le champ trop restreint de la France. Mais il est dommage qu’Alain Laurent ne se soit pas saisi pleinement, comme Philippe Nemo (1), de la question identitaire. C’est d’abord l’Occident chrétien qui est visé par le Djihad. Et c’est d’abord la conscience commune d’une identité occidentale qui peut conduire les Occidentaux à s’unir pour contrer le péril islamique, et, avant toute chose, à mettre fin à leur propre suicide.On imagine mal les Occidentaux se lever pour défendre un concept aussi abstrait que celui de la société ouverte. En revanche, peut-être que les derniers hommes libres qui subsistent en Occident accepteront de se battre pour leur pays et pour tout ce qui relie ce pays aux autres pays occidentaux : le christianisme.Note(1) Qu’est-ce que l’Occident ?, 2004.

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Les entretiens philosophiques d'Alain de Benoist, par Francis Moury

Photographie (détail) de Juan Asensio.
photoliv50.jpgÀ propos de : Alain de Benoist, Survivre à la pensée unique ou l'actualité en questions – Entretiens avec Nicolas Gauthier (Éditions Krisis, 2015).
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«Les livres, comme les conversations, nous donnent rarement des idées précises. Rien n'est si commun que de lire et de converser inutilement. Il faut répéter ici ce que Locke a tant recommandé : définissez les termes. (...) On ne tarit point sur cet abus des mots. En histoire, en morale, en jurisprudence, en médecine, mais surtout en théologie, gardez-vous des équivoques.»
Voltaire, Dictionnaire philosophique, article Abus de mots.

«L'homme aspire à se rattacher aux autres par des liens qui ne soient pas exclusivement fonctionnels.»
Gaston Berger, Phénoménologie du temps et prospective (P.U.F., 1964), p. 268.


29058616622_98b5013ec2_o.jpgIl faut bien lire le titre de ce livre d'entretiens avec Alain de Benoist, car il oppose dialectiquement, à partir de l'actualité la plus immédiate et la plus brûlante, l'unité préjugée d'une «pensée unique» à la pluralité réelle de l'histoire générale, de l'histoire politique, de l'histoire économique, de l'histoire sociale, de l'histoire des idées et de l'histoire des religions. Pluralité effective à laquelle sont consacrés les presque cent quarante entretiens qui s'y trouvent rassemblés et qui proviennent de trois sources matérielles :
– un entretien daté 2004 paru dans l'Aviso sur l'histoire intellectuelle de la Nouvelle droite fondée en 1968 en guise d'introduction,
– une série d'entretiens publiés de 2009 à 2011 dans Flash sur des sujets aussi sérieux que la communication politique ou aussi baudelairiens que l'amour des chats,
– enfin une troisième série d'entretiens, la plus ample, publiée dans Boulevard Voltaire de février 2013 à septembre 2015, traitant aussi bien de la modernité tributaire de la religion, de la normalisation du parti communiste, du catholicisme du pape François, de l'islam et de l'islamisme fondamentaliste, des concepts de nationalisme et de populisme, de la guerre et de la paix, de la politique étrangère de la France et de l'Europe, du capitalisme et du socialisme, de la vie quotidienne dans le monde moderne et post-moderne, de la théologie politique et d'une foule d'autres sujets.
Comprendre le sens de l'actualité, c'est d'abord la relier à ses sources. Montrer en quoi un fait actuel en découle mais aussi en quoi il s'en distingue : la pensée unique se dissipe alors au profit d'une pluralité certes contingente mais réelle, loin du système fantasmatique qui prétendait en rendre compte. Ce travail simultané de destruction puis de reconstruction que Heidegger (après Nietzsche) appliquait à l'histoire de la philosophie, Alain de Benoist l'applique à l'histoire contemporaine. La conscience que nous en avons en ressort modifiée par ce travail médiateur, par ces restitutions pointillistes qui ont bien souvent quelque chose de phénoménologique (le nom des éditions Krisis rend d'ailleurs un hommage significatif à Edmund Husserl) au sens strict, technique, du terme.
D'Alain de Benoist, on pourrait répéter ce que Jean Lacroix écrivait en 1974 au sujet d'Auguste Comte. Pour l'un comme pour l'autre, en effet, la crise politique et sociale est d'abord de nature intellectuelle. Vieille idée thomiste, certes, héritée des penseurs grecs classiques du politique : si on veut un ordre dans la cité, il faut d'abord un ordre dans la pensée. Celui-là sera le reflet fidèle de celui-ci. Que cet ordre nous soit donné ou bien qu'il soit le fruit de notre invention est déjà une première pierre d'achoppement permettant de séparer deux familles de penseurs politiques dans l'histoire de la philosophie. Par là, Alain de Benoist revient, dans ces considérations à la fois actuelles et inactuelles au sens le plus nietzschéen du terme, à ses premières amours. Il avait fait des études de droit mais aussi – j'ai envie de dire : mais surtout ! – de philosophie, de sociologie, ou encore d'histoire des religions. Il rêvait, vers 1968, de faire de la Nouvelle droite une sorte d'École de Francfort qui fût adaptée à la réalité intellectuelle française. Il convient aujourd'hui qu'il lui fallut déchanter, mais il reste fidèle à ce beau rêve. L'une des revues qu'il fonda vers 1970 s'intitule, non sans droit, Nouvelle école et on peut la considérer, en somme, comme une sorte de Cahier de l'Herne dont elle reprend l'ambition à la fois scientifique et même esthétique, les illustrations en étant nombreuses, souvent très rares et très belles.
D'Alain de Benoist, on pourrait dire aussi ce que les anciens savaient depuis toujours : nul n'est prophète en son pays. Celui qui fut, à une époque, nationaliste mais qui a pris par la suite ses distances avec tous les partis comme avec toutes les organisations politiques, est peut-être plus lu et plus connu en Europe et dans le monde qu'en France, car il est notamment lu et connu en Italie. Je vois dans cette admiration des Italiens pour Alain de Benoist quelque chose de significatif, comme une sorte de retour à l'envoyeur. Après avoir admiré et dit son admiration pour la Grèce et pour Rome, il est beau que Rome lui dise la sienne. Certes, le parcours, l'itinéraire de Paris à Athènes et à Rome, qu'il soit spirituel, intellectuel, matériel, fut chose commune à bien des écrivains français mais dans le cas de Benoist, une telle admiration a quelque chose de vital. C'est un point commun entre la critique nietzschéenne de la modernité et la sienne : les Grecs et les Romains, bien lus, peuvent prétendre au statut de médecins de notre civilisation. Civilisation ou culture, nature ou culture, tradition ou modernité, Orient ou Occident, Europe ou Occident, France ou Europe, Europe ou monde ? Telles sont, pour Alain de Benoist comme elles l'étaient pour Nietzsche, pour Spengler, pour Valéry, les lignes de rupture, les lignes de force aussi, qui permettent de comprendre le monde actuel.
Entre Julien Freund et Carl Schmitt, deux maîtres qu'il admire, la pensée politique d'Alain de Benoist prend constamment appui sur l'histoire de la philosophie. On peut n'être pas d'accord avec lui sur tel ou tel point, telle ou telle position : il a ce caractère éminemment socratique de ne pas en prendre ombrage, à condition que ce soit l'amorce d'une discussion intéressante, l'occasion (le «kairos» platonicien) de préciser et de définir une essence. Car l'agrément remarquable de ces entretiens est qu'ils parviennent souvent, en trois ou quatre pages, à poser exactement les questions philosophiques les plus profondes soulevées par l'actualité évoquée. À l'issue de l'un d'eux (À quoi servent les partis politiques ?), Alain de Benoist se pose à lui-même une ultime et savoureuse question, à propos d'un article écrit en 1940 par Simone Weil, cité par Nicolas Gauthier : Qui lit encore Simone Weil ?. Lui, bien sûr, parmi les deux cent mille livres constituant sa bibliothèque ! Vous me direz : «Nous aussi lisons encore Simone Weil !», et je vous croirai sans hésiter. Mais enfin si Alain de Benoist a lu bien des sociologues, bien des «politologues» (néologisme contemporain auquel je préfère nettement l'ancien «penseur politique»), bien des économistes qu'il cite toujours à propos – et s'il les a bien lus – il a, d'abord et surtout, lu les philosophes classiques : Platon, Aristote, Hegel, Marx, Nietzsche, Heidegger... et Simone Weil. On peut ne pas partager son anti-atlantisme; on peut ne pas estimer pertinente son analyse du conflit syrien; on peut ne pas partager sa critique du capitalisme; on peut avoir oublié son intérêt tout indo-européen pour les tripartitions systématiques de Georges Dumézil, voire lui reprocher – certains ne s'en font pas faute – ses amis ou ses ennemis d'hier ou d'aujourd'hui mais enfin... il faut reconnaître que l'air qu'on respire chez lui est bien celui de la liberté d'esprit la plus savante et la plus ouverte, corollaire d'une critique souvent pénétrante, ciselée dans une langue constamment claire et distincte.

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18/09/2016 | Lien permanent

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