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17/11/2004

Syntaxe ou l'autre dans la langue de Renaud Camus

Crédits photographiques : STR (AFP/Getty Images).

«Nous avions longtemps pensé que cette dure construction de phrases, que cette grammaire tout à fait dépassée, que ce champ lexical à la fois monstrueux et misérable étaient l’expression du totalitarisme et que tout cela allait avec ce totalitarisme tomber en ruines. Et cela a en effet été détruit en même temps que le totalitarisme. Mais aucun langage pur et nouveau, aucun langage plus modeste et souple, aucun langage plus sympathique n’a vu le jour. L’usage courant de la langue, l’usage actuel de la langue allemande se contente jusque de nos jours de ces débris. Le dictionnaire du monstre est resté le dictionnaire de la langue allemande en cours, de l’écrit comme du langage parlé, telle qu’elle résonne dans la bouche d’organisateurs, de fonctionnaires d’organisations en tous genres. Ils ont apparemment tous hérité d’une part de langage totalitaire… Un monstre a donné naissance à de nombreux petits monstres».
Dolf Sternberger, Aus dem Wörterbuch eines Unmenschen.


Un peu de lyrisme zellérien ne nous fera point de mal. Allons donc, en affirmant que les chocs littéraires, à mesure que se dépose dans ma mémoire la marne des livres lus, sont bien sûr de plus en plus rares. Parfois, il me faut creuser profondément dans ces alluvions pour en faire jaillir, de nouveau, le plus pur étonnement, la plus grande admiration. Quelques titres, quelques titres seulement reparaissent alors, comme purifiés d’avoir traversé tant et tant de fois l’épaisseur féconde, qui, je crois, me désaltéreront comme une source jusqu’à mon dernier souffle : Macbeth, Cœur des ténèbres, La mort de Virgile, Absalon, Absalon !, Monsieur Ouine, Le Vent noir. Rien de plus. Je puis ainsi partir sur mon île. J’ai évoqué dans un précédent texte un de ces chocs, provoqués par la lecture des Abeilles d’Aristée de Wladimir Weidlé, livre sur lequel, il fallait s’y attendre, la presse dite officielle a gardé un silence méprisant. J’ai sans doute été d’abord attiré par le titre énigmatique de l’ouvrage (la première des fascinations, comme Stendhal le savait bien…), Syntaxe ou l'autre dans la langue qui m’a fait penser au récent livre d’Alain Finkielkraut, Au nom de l’Autre (paru chez Gallimard) et, plus mystérieusement, à mes lointaines lectures des œuvres les plus connues de Lévinas. Ces deux noms, aux consonances claires, m’ont évidemment rappelé que quelques chiens, plus bruyants que réellement dangereux, s’en étaient récemment pris à l’auteur d’Etc.
Je ne me suis pas trompé puisque, dans ce texte écrit dans une langue splendide, Camus dialogue effectivement avec Finkielkraut et Lévinas et ce, point de départ qui ne pouvait que m’intéresser au plus haut point, en prenant comme appui l’utilisation, par nos contemporains, d’un langage galvaudé, méprisé, traîné dans la boue de toutes les médiocrités, de toutes les approximations, de toutes les erreurs, de tous les mensonges en fin de compte. En fait, sur les brisées de Maistre, Bonald, Hamann, Bloy ou Scholem, Camus, qui très probablement ne souffrira pas cette pesante parenté, fait dans ce court et lumineux texte œuvre de logocrate. Renaud Camus choisit, pour pénétrer sans trop de répugnance (et je lui tire mon chapeau) dans le bourbier du français tel qu’il est avili par nos médias, l’expression, hideuse, «Sur comment», employée à toutes les sauces, comme Klemperer, que cite d’ailleurs l’auteur, choisissait dans sa magistrale étude baptisée LTI de disséquer l’usage, fait par les nazis, de tel ou tel terme allemand, dès lors condamné à devoir être, d’une certaine façon, dénazifié. George Steiner fit scandale dans un de ses plus célèbres articles, intitulé Le miracle creux, en affirmant que la langue allemande, considérée comme un «organisme vivant», était coupable, elle aussi (et d’une façon bien plus éminente que le français qui, selon Barthes dans sa leçon inaugurale au Collège de France, était prétendument fasciste…) du Mal commis, de l’horreur triomphante. Il y a (autre souvenir de Lévinas) un langage du jour et il y a un langage de la nuit, parlé par le misérable AH du roman de Steiner. Le nôtre n’est pas même celui, honteux, qui serait simplement gris : de plus en plus, je le trouve incolore, sans tripes sans, devrais-je dire, réelle présence. Je cite longuement un des passages les plus significatifs de ce texte de Steiner recueilli dans Langage et Silence (1969) : «[…] la langue allemande ne fut pas innocente des horreurs accomplies par le nazisme. Ce n'est pas simplement parce qu'il se trouve qu'un Hitler, un Goebbels, un Himmler parlèrent allemand. Le nazisme puisa dans le langage précisément ce dont il avait besoin pour donner une voix à sa sauvagerie. Hitler entendit à l'intérieur de sa langue natale l'hystérie latente, la confusion, la qualité de la transe hypnotique. Il plongea avec sûreté dans le sous-bois du langage, dans les zones de l'obscurité et du cri qui sont la première enfance du discours articulé, et qui surgissent avant que les mots aient acquis leur mélodie et leur charge de sens sous le toucher de l'esprit».
En fait, et c’est bien le seul reproche (mais de taille) que je puis faire à cette admirable leçon de choses (le mot dissection n’est pas loin…), Camus ne va certes pas jusqu’à une telle profondeur, qui lui eût valu, assurément, après de récentes et ignobles morsures de la part des mâtins journalistiques, de nouvelles attaques. Lindenberg pourtant, en cochon surdoué, s’il lisait Syntaxe, y flairerait à n’en point douter quelque truffe réactionnaire…
En fait encore, ce que Camus croit traquer, dans cette banalisation même de la barbarie quotidienne infligée à une langue, la nôtre, ce n’est qu’un des masques du Moi ou plutôt du «Moi-mêmisme» («Soi-mêmisme dans les personnes, soi-autrisme dans les civilisations et parmi les nations : ici comme là le «divers décroît» – comme si le Même et ses agents avaient partout la main gagnante»), puisque la syntaxe est, selon Camus, une figure (l’auteur parle d’idole, bizarrement à mon sens si l’on songe à la distinction célèbre et pertinente qu’opéra Jean-Luc Marion entre celle-ci et l’icône, qui ici conviendrait davantage) de l’Autre. Galvauder et meurtrir la grammaire c’est donc, ipso facto, atteindre l’Autre et, eût pu prétendre Camus s’il avait fait sienne la leçon extrême d’auteurs tels que Boutang, l’Être. Attention sur ce terme éminemment problématique : contre l’avis de Steiner, il me semble que l’Être selon Boutang est à des années-lumière de l’idée, monolithique et profane sinon profanée, que s’en fait Heidegger. Renaud Camus (c’est lui qui souligne) écrit ainsi : «Si je dis que la syntaxe est une idole – et après tout nous sommes réunis dans cet auguste amphithéâtre pour nous interroger sur le culte de la langue –, c’est qu’elle n’est pas du côté de la ressemblance, de la similitude, de l’adéquation, du Même; mais de la distance au contraire, de l’écart, de l’étrangèreté, du jeu. Érection d’une loi étrangère à celui qui parle, ou qui pense, tiers au sein de tout échange, elle est une inadhérence à l’expression, au phénomène, au sujet; une sortie de soi pour aller voir, comme dit Ponge, comment ça fait dehors».
Dès lors, il va de soi que ce sont ceux-là même qui prétendent offrir de l’Autre (disons-le avec la vulgate bien-pensante : le pauvre immigré sans langue mais aussi le voyou de ban…, pardon, le jeune dont il s’agira, au moyen d’un opportun dictionnaire, d’éclairer l’infinie richesse de vocabulaire… Je ne rigole pas, un tel ouvrage existe et combien d’études sociologiques chargées d’autopsier, avec émerveillement et trémolo, ce sabir prétendument plus vivant que la langue de Molière !), ce sont donc ceux-là même qui désirent offrir de l’Autre, disais-je, une vision profondément humaniste et juste, pour tout dire, républicaine, qui, sans même s’en rendre compte, massacrent la langue française, dont l’histoire et la structure prodigieusement riches sont pourtant les meilleures garantes de l’ouverture à l’Autre, et ce d’abord par la présence de millions de bouches mortes qui ont prononcé avant nous les mots que nous prononçons, qui ont donné à ces mots un sens qui, d’âge en âge, s’est enrichi. Lisons ce que Camus écrit de ces donneurs de leçons sous le masque souriant desquels Finkielkraut crut pouvoir flairer la bête immonde de l’antisémitisme, comme je le flairai d’ailleurs dans la prose ordurière de mon cher Pierre Marcelle : «Il ne s’agit jamais que d’œuvrer obscurément à un monde plus petit, plus étroit, moins divers, plus court, où affirmation de soi et affirmation de l’autre ne font qu’un, où la réponse avale la question, où nous sommes toujours plus serrés et mieux enserrés par les grosses ficelles d’une langue toujours plus pauvre, d’un vocabulaire toujours plus court, d’une syntaxe toujours plus chétive, les uns et les autres ne prétendant servir qu’à l’expression et n’offrant dès lors à la sensation, à la perception, à la réflexion, à l’invention, à tout l’expressible de vivre, que des instruments toujours plus grossiers».
Considérez ces quelques lignes comme une entrée en matière, plusieurs ouvrages de Renaud Camus étant posés devant moi qu’il me faut lire de toute urgence.