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04/02/2005

Le fanatisme de la tolérance

«Tolérance : tolérez mon intolérance»
Jules Renard, Journal
(comme me l'a rappelé l'un de mes lecteurs, que je remercie)

Voici un texte signé par Gonzague Basset-Chercot, que l'intéressé m'a bien évidemment autorisé à reproduire dans la Zone, l'un des espaces, j'en tire une gloire modeste, les plus intolérants de la Toile (tout du moins pour ce qui concerne les questions de littérature) puisque je respecte (alors que je ne le tolère point) mon lecteur comme s'il en allait de mon frère. Je n'ai pas envie de bavarder avec lui mais de discuter, je n'ai pas envie d'émettre des opinions sur la pluie et le beau temps mais de sonder ses gouffres, je n'ai pas envie, enfin, d'exposer mes idées, y compris les plus banalement enrobées d'un style ectoplasmique mais de le convaincre, de le choquer et, peut-être, si j'avais le moindre talent et une force qui me fuit, de le ravir, c'est-à-dire de le forcer. Car ce que craignent ces nains qui trompent leur solitude en s'épandant comme du fumier (fera-t-il pousser quelques patates douces ?), ce qui les fait trembler de rage de la tête aux pieds, c'est tout simplement de constater que coule, dans les veines de quelques-uns, un sang qui, faute de gravité, faute de ce poids de la présence qu'évoquait Michelstaedter, s'est tout simplement évaporé.
Revenons au texte de Basset-Chercot, texte vieux de quelques années mais qui, constatant que les apôtres de la tolérance deviennent de plus en plus gras, est décidément d'une actualité plus que... brûlante.

Prologue
Ils n'ont que ce mot à la bouche et le brandissent tel un étendard qui claque au vent de la modernité. Tolérance ! Pas un jour sans qu'un animateur célèbre, un intellectuel à la mode ou un homme politique ne se drapent dans ce nouvel idéal. Il faut une sacrée dose de courage pour faire profession de tolérance. La tolérance ça vous campe un homme, fichtre ! Claudel nous avait prévenu, «la tolérance il y a des maisons pour çà» et notre société se découvre progressivement en maison de passe, comptoir clos pour discussions sans alcool.
Il est un bon usage de la tolérance, vital tout autant que fécond, et c'est en son nom que nous dénonçons un usage plus mauvais. Aujourd'hui, nous aimons trop l'homme et sa liberté pour le laisser devenir esclave d'un nouveau fanatisme : le fanatisme de la tolérance.

Mon choix sinon rien
Chaque après midi, la tolérance s'exhibe sur le service public au cours de l'émission C'est mon choix. Des invités y rivalisent d'originalité en comportements fantaisistes. Tel breton mange des assiettes, telle adolescente est métalliquement percée de la tête aux pieds, tel couple a renoncé d'adopter un enfant au profit d'un bébé tigre. Sympathiques énergumènes parfaitement libres de se comporter ainsi, d'autant qu'ils ne sont en général ni prosélytes ni violents. Plus préoccupante est l'habitude qui veut que dans la salle, par réflexe pavlovien de consensus insipide, tout le monde approuve sans réserve lesdits comportements. «C'est votre choix» assène lapidairement l'animatrice, et le public de s'incliner platement devant la maxime devenue loi. Tout choix en l'espèce se vaut et, pour reprendre l'injure détournée par les laudateurs de ce relativisme facile, quiconque ose en discuter le bien fondé est un fasciste. N'en déplaise aux sceptiques, il faut pourtant noter que quand la vérité est connue avec certitude, la tolérance devient sans objet. Au risque de paraître tatillon, un reste de bon sens autorise à ne pas applaudir l'hurluberlu qui déclare que deux et deux font cinq. Tenus de le respecter, nous avons le droit de le contredire. Quand il y a une vérité et un bien, la tolérance n'est qu'un signe d'ignorance ou d'indifférence morale.
Parfois lâche, la tolérance cherche l'approbation plus que la vérité.

Aux sources de la tolérance
En latin, tolerantia signifie patience, résignation, constance à endurer ; tollo signifie porter, supporter. Tolérer est l'effort qui consiste à accepter ce qu'on pourrait combattre. Souffrance par laquelle on supporte l'erreur et le vice, la tolérance est un laisser-faire qui fait exception à la règle, une dérogation dans le droit. Dérogation sans exclusion ni persécution mais sans approbation. Furetière en 1690 est explicite : «Tolérer : [...] souffrir quelque chose, ne s'en pas plaindre, n'en pas faire la punition. Il faut tolérer les défauts de ceux avec qui nous avons à vivre. On tolère à Rome les lieux de débauche, mais on ne les approuve pas. Il faut tolérer les abus, quand on ne peut pas les retrancher tout à fait, tolérer les crimes qu'on ne peut pas punir.» Nulle gloire ici à être tolérant. Bossuet considère le mot comme une insulte qui signifie faible, lâche et cynique.
Dans ce contexte, c'est l'amour même du prochain et de la vérité qui conduit parfois à l'intolérance.
Historiquement, l'intolérance fut souvent la règle et la tolérance l'exception. L'homme ne naît pas tolérant mais le devient à partir du XVIème siècle. L'édit de Nantes de 1598 marque en ce sens un tournant, acte de tolérance par lequel Henri IV accorde aux protestants des libertés nouvelles. La tolérance s'épanouira à mesure qu'on laissera derrière soi l'arrogance de l'absolu. Féconde, elle accouchera de la laïcité qui est de la tolérance instituée. Cette avancée de la tolérance constitue un formidable progrès. Malheureusement, toute avancée se gâte à sa limite et un excès peut en cacher un autre.
Aujourd'hui, l'arrogance de l'absolu a laissé place à l'arrogance du relativisme.

Tolérer n'est pas approuver
La tolérance était indulgence, elle est devenue approbation. Pour reprendre Furetière, tolérer les lieux de débauche à Rome ne nécessite pas de les approuver. Notre société pourtant a franchi le pas, qui admoneste ceux là même qui admonestent, en vertu du principe du tout s'approuve rien ne se réprouve. La nouvelle tolérance interdit d'être contre et somme d'être pour, ce qui revient hélas à une abdication de la liberté. Quand l'intolérance est privation de la liberté d'autrui, la tolérance est parfois privation de sa propre liberté, en ce qu'elle fuit le discernement. C'est que, disent les sans-courage, tout jugement juge et tout libre-arbitre arbitre ! Mieux leur plaît la tolérance systématique, qui enjoint sans effort d'acquiescer. Tout discernement invite à prendre position, et d'abord pour soi-même, mais la mode confortable est à la désertion. Défroqués de leur position, les déserteurs de la raison pâlissent aux chandelles vacillantes de la conscience atone.
«Appelles-tu liberté le droit d'errer dans le vide ?» (Saint-Exupéry)

La tolérance ne tolère plus rien auprès d'elle
L'on ne peut tout tolérer et les modernes l'ont bien compris, qui ont édicté des règles pour punir l'intolérable. Malgré quelques zones circonscrites de tolérance limitée, la tendance reste toutefois à la tolérance illimitée. Partie de la tolérance zéro, notre société en arrive à l'intolérance zéro. De fait, l'erreur fut d'habiller d'absolu une notion qui était relative. Exception devenue règle, la tolérance est le nouvel impératif catégorique d'une société qui ne souffre pourtant plus l'impératif. Le bon usage invite la tolérance à être de circonstance plutôt que de principe. Sans autre forme de procès, l'inconditionnelle tolérance dicte toutefois ses commandements.
Le fanatisme de la tolérance consiste en un zèle passionné pour une doctrine, qui en oublie d'être humble et ne tolère plus qu'elle même. Intolérante, la tolérance est devenue outrancière. Rien ne semble en mesure de mettre fin à sa course effrénée dans le vide. Pas de tolérance pour les ennemis de la tolérance ! Nouveau credo des chiens de garde du tout est bien qui commence bien.

Infantilisme de la nouvelle tolérance
En ce qu'elle a partie liée au relativisme, la tolérance est devenue la garantie édulcorée d'une modernité sans foi ni loi, qui exhorte tout jugement à passer chemin. Teintée de nihilisme, cette tolérance promeut les différences pour finalement mieux les nier. Quand rien ne diffère et ne doit différer, tout mot devient de trop et toute idée importune. Ce mauvais usage de la tolérance porte en lui les germes de l'infantilisme en ce qu'il est un déni de responsabilité. Etre responsable c'est répondre de, être tolérant c'est ne pas répondre. Quand on ne croit fondamentalement à rien, on peut tout admettre et l'on finit par croire à tout. La vie mature avec la pensée cède alors doucement la place au face à face du fanatique et du zombie. D'un côté le fanatique intolérant qui se croit seul dépositaire d'une vérité et se refuse à douter. De l'autre l'infantile qui à force de douter de tout finit par ne plus se douter de rien. L'excès en tout est un défaut.
Vil est l'excès d'intolérance, puéril l'excès de tolérance.

Entre mainmise et abstention politique
Au plan politique, intolérance et tolérance systématiques sont deux impasses. Hannah Arendt montre bien que c'est dans la mesure où il fonctionne à l'idéologie et à la vérité que le totalitarisme est intolérant. Une tyrannie est toujours une tyrannie du prétendu vrai, un abus de pouvoir et une mainmise abjecte. A contrario, cesser d'aimer le vrai fait également le jeu du totalitarisme. Le sujet idéal du régime totalitaire est en effet l'homme pour qui la distinction entre fait et fiction, vrai et faux, n'existe plus. La sophistique laisse les coudées franches à la manipulation qui fait le jeu du totalitarisme. Si rien n'est vrai, qu'opposer à des mensonges ?
On entrevoit ici les dangers d'une société d'indulgence plénière, sourde aux admonestations salutaires. La tolérance sans frein est du néo-libéralisme des consciences, déni de souveraineté qui s'abstient sans peine et laisse faire les pires inepties. Au sommet du politiquement correct trônent l'urne et l'isoloir vides, incarnations fantoches de tolérance maximale. Je tolère donc je me tais.

Silence, la tolérance vous parle !
Glissement décisif pour Alain Finkielkraut, l'individu moderne prend aujourd'hui pour son identité ce qui n'est que son opinion. Comme si contredire une opinion et discuter une particularité revenaient à remettre en cause une identité, autrui se sent attaqué dans son essence dès lors que je questionne son existence. Dans un espace de tolérance classique, l'opinion consent à être contredite et démentie. Dans un espace de tolérance détournée, l'opinion devient identitaire et ne souffre pas d'être discutée. Au pluralisme des opinions succède le pluralisme des identités. Ce glissement de l'opinion à l'identité est porteur de violence car à la différence des opinions, les identités ne transigent pas et récusent toute
contestation. Stigmatisé, celui qui ne les reconnaît est taxé de racisme. Qui est circonspect devant la revendication d'une minorité est traité par elle de fasciste. Qui émet la moindre réserve à l'égard de la revendication des homosexuels est taxé d'homophobie. S'érige alors un espace du tout ou rien, sans discussion possible, où toute parole est perçue comme une menace.
«Tout ce qui n'est pas moi est un agent de répression à mon égard !» (slogan de mai 68).

On ne discute pas, on revendique
Héritier direct de la polis grecque, c'est le parler-ensemble qui fait le socle de la démocratie. Que reste-t-il de la délibération dans un espace silencieux et binaire, voué tout entier à la reconnaissance ? Les nouvelles intolérances se constituent de ces identités en forme de combat qui prétendent combattre l'intolérance, d'un pluralisme identitaire qui détruit l'espace de discussion. Les nouveaux censeurs refusent aujourd'hui le dialogue, soit que toute vérité leur paraisse suspecte, soit qu'elle ne les intéresse plus.
Sur l'agora moderne clairsemée on ne discute plus, on revendique.

De la tolérance au respect
Régi par le pluralisme identitaire et le culte de la reconnaissance, l'espace public laisse alors peu de place à l'amitié. Tout reconnaître équivaut à ne plus rien reconnaître et à tout méconnaître. Un brouillard d'insignifiances empêche d'avancer, fût-ce masqué, à la recherche d'un main amie. Royaume viril où tout n'est pas permis, l'amitié exige pour porter beaucoup de châtier un peu. «Ce que j'aime le moins dans l'ami, d'ordinaire, c'est l'indulgence» dit Gide. La tolérance est vertu positive quand elle sait ses limites et contrarie l'indifférence. En amour, la tolérance devient respect, courage en même temps que renoncement. Courage car reprendre l'autre nécessite de se découvrir aimant. Renoncement car accepter l'autre nécessite de se découvrir humble. Preuve d'empathie, la tolérance n'est plus un supporter mais un accepter. Déférence qui s'attache à accepter l'autre, non plus à s'en séparer par indifférence.
Réticents au sectarisme et éternels amoureux, nous célébrons le respect de l'autre plutôt qu'une tolérance détournée de ses vertus sages par les apôtres de l'insignifiance.

Épilogue
Aride est la tolérance zéro, ivre la tolérance infinie. A nos yeux d'hommes tendres mais volontaires, la tolérance est affaire de pondération. Salutaire moment que la tolérance, à condition qu'elle soit pause revigorante et non repos lénifiant, terrain d'entente et non de reniement. Trait d'union entre les individus, la tolérance doit gagner en respect pour être la marque non d'une séparation mais bien d'un attachement. En attendant qu'elle redevienne ce «genre de sagesse qui surmonte le fanatisme» (Alain), un reste de bon sens nous inclinera à ne pas tout tolérer.
L'amour du bien, du beau et du juste, ça oblige et ça discrimine, forcément.

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