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14/02/2005

Veni foras ou le verbe redevenu source

Crédits photographiques : Claudio Santana (AFP/Getty Images).

J'ai commencé à lire un ouvrage imposant consacré à l'étude phénoménologique des romans de William Faulkner, sous la plume savante, précise et lyrique de Claude Romano, étude intitulée Le chant de la vie (Gallimard). Dans le premier chapitre de son livre, évoquant l'une des nouvelles les plus étranges de l'auteur du Bruit et la fureur, Carcassonne, Romano cite une lettre célèbre où Faulkner écrit ces mots, qui lestent d'une gravité inattendue la doucereuse mélancolie de l'écossais Jim Kerr, fond musical anodin d'une lecture difficile, comme j'en goûte très souvent l'alliance : «C'est mon ambition d'être, en tant qu'individu, supprimé, évacué de l'histoire, sans y laisser aucune trace, aucun déchet hormis mes livres imprimés ; il y a trente ans, j'aurais dû être assez clairvoyant pour ne pas les signer, comme certains auteurs élisabéthains. Mon but, auquel tendent tous mes efforts, est que la somme et l'histoire de ma vie tiennent dans la même phrase qui sera à la fois ma nécrologie et mon épitaphe : Il fit des livres et il mourut» (lettre à Malcolm Cowley du 11 février 1949).
La problématique, ainsi posée dans ses termes les plus clairs, qui paraît radicalement séparer la vie (la vraie vie disait Rimbaud, antienne reprise par tous les puceaux poétiques et les paroliers de boulevard, à moins qu'il ne s'agisse des mêmes premiers communiants dans les deux cas) de l'écriture romanesque, condamne par avance l'ignoble dégorgement de ces milliers de flatulences égotistes qui pullulent sur la Toile et, encore plus clairement, gomme l'être labile et incolore (qu'en est-il de leur essence ?) de ces centaines de milliers de texticul(e)s entretissant leurs rets plus ténus que des fils d'araignée, tissant, chaque nouvelle seconde, une mantille virtuelle qui saucissonne le monde, devenu, encore plus qu'avant (avant que l'écrit ne flotte ainsi dans la virtualité), arrière-monde, orangeraie spectrale, marche d'empire sans Prince ni frontière. Peut-être Faulkner, beaucoup moins inculte que l'image d'Épinal (qu'il a du reste lui-même savamment entretenue) n'a prétendu nous le faire croire, connaissait-il cette phrase de Rilke, écrite dans une lettre datée du 22 novembre 1920, où le poète au triste regard écrivait que «L'art ne peut provenir que d'un centre rigoureusement anonyme», centre ou moyeu in absentia (comme la métaphore, invisible mais présente) qui réduisait à néant la quête d'un Proust, exposée dans Le temps retrouvé dans les termes suivants : l'art, dit-il, est «le vrai Jugement dernier» de la vie, qui confère à l'artiste la vie éternelle, «la vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement vécue», ajoute le romancier, étant dès lors, à ses yeux, la littérature. Claude Roman a raison, je crois, d'affirmer que Faulkner, maître d'une plantation sudiste hantée par les fantômes d'un Sud aboli, aimant les chevauchées interminables (il mourut d'ailleurs des suites d'une mauvaise chute faite à cheval), se serait grassement moqué de l'opinion de Proust. Il aurait eu raison.
Autant le dire, quitte à décontenancer les mauvais lecteurs de Rimbaud, qui lui aussi cessa d'écrire (il ne fut pas le seul, loin de là : Melville ainsi décida et souffrit un silence littéraire de quelque trente années, et combien d'autres Bartleby, anonymes ou célèbres qu'éclipse l'exemple blet du Mage du Harare) pour tenter, dans le désert, de vivre la vie (l'étrange et maladroite tournure doit dire la difficulté d'objectiver, de réifier ce qui est indissociable de chacun d'entre nous, comme Husserl le savait qui déclarait, sans peur des reproches : la terre ne se meut pas ; de même, paradoxalement, notre corps), vivre donc une vie, non plus rêvée, non plus ouverte au(x) possible(s) par la magie évocatoire de sa parole incandescente, non, la vie, toute bête, banale, au sens premier de l'adjectif qui évoque la chaleur commune du pain à partager entre tous les hommes, compagnons (cum-panem) petits ou grands, célèbres ou obscurs, sa lente gravité, sa pondération ennuyeuse et pourtant nécessaire, vitale, ses rythmes naïfs, ses refrains niais : la vraie vie n'est point cet ailleurs improbable patiemment reconquis sur l'oubli, l'indifférence, la séparation ou la mort, par une parole souveraine, encore douée de son antique grandeur édénique, où chaque mot, nous apprend Walter Benjamin, était présence. La vie, tout simplement, tout bêtement, la vraie vie c'est l'ici et maintenant les plus anodins. La vraie vie, c'est la mienne, sans qu'il soit possible à quelque conscience souveraine d'accorder à cette dernière plus d'importance ou de plénitude qu'à celle de l'être le plus admirable qui soit, par exemple Arnaud Viviant.
Car c'est elle que nous avons perdue, la vie, elle qui ne subsiste justement même plus à l'état d'aura (un autre terme, bien connu, du vocabulaire de Benjamin), de mandorle dorée irradiant la puissance d'un invisible qui serait la trame même de tout visible, la profondeur secrète qui infuse par exemple, selon Merleau-Ponty, les extraordinaires dessins de Lascaux.
Dès lors, combien est tentante, pour celui (tel écrivain attendant de naître ou tel tribun sûr de son génie) qui sait détenir la puissance d'évoquer, devant les faces blêmes et interdites de stupéfaction craintive, la présence, non point de s'afficher comme à l'étal du boucher ou de se putaniser en rasant les murs des salons cossus, sur lesquels votre ombre paraît avoir moins de consistance qu'un fantôme mais, au contraire, se taire, s'effacer, disparaître, faire taire la horde de toutes ces pitoyables impostures existentielles (la gigue du Moi, du Toi, du Surmoi, du lézardien Ça) pour laisser advenir le chant remonté des tréfonds et emprunter l'unique voie, l'obscure, la solitaire et longue. C'est ainsi par exemple que je tente de lire la trilogie romanesque d'Ernesto Sábato (ce texte a été recueilli dans ma Littérature à contre-nuit), comme l'irruption d'une source venue des profondeurs, qui est parvenue à se frayer un chemin minuscule en perforant, patiemment, les monstres rocheux qui jamais n'ont vu la lumière, charriant alors vers la surface lointaine tout un tas de créatures qui, à la différence de celles ramenées des abîmes marins, survivent et s'acclimatent à l'exceptionnelle atmosphère qu'est, finalement, un grand livre. Cette remontée n'a pu se faire qu'à l'unique condition que l'auteur, en somme, abolisse son trop haïssable moi, s'oublie, comme on le dit si justement, cesse, à l'instar du Voyant, de cultiver d'horribles verrues sur son âme mais, en rendant transparente cette dernière, en se contractant au sein même de sa propre création, n'empêche point que l'envahissent les monstres inconnus des hommes, que la littérature nomme, ou plutôt tente de nommer. Heidegger, détournant pour la vitaliser (je reste optimiste...) une idée mille fois redite par les Pères chrétiens des vieux âges, avait parfaitement raison d'affirmer que la parole de l'écrivain n'était d'importance et de génie qu'à la condition que, d'abord, elle soit écoute, c'est-à-dire effacement, volonté de se laisser remplir par l'infiniment autre et immémorial. Faulkner, dans une lettre du 29 avril 1953 à Joan Williams, pouvait ainsi déclarer, sans la moindre coquetterie d'écrivain et au contraire à son propre indicible étonnement : «Je ne sais pas d’où cela m’est venu. Je ne sais pas pourquoi Dieu ou les dieux ou quiconque d’autre m’ont choisi comme réceptacle. Il faut me croire : ceci n’est pas de l’humilité, de la fausse modestie mais simplement de la stupéfaction.»
C'est dans cette cacophonie qu'il faut tenter de faire silence et aussi se laver les yeux violés par tant d'images qui ne sont plus icônes, qui crachent sur celles-ci en moquant leur pure transparence, afin que regagne sa cave sale et humide le seul et risible «affect du lecteur», ce degré zéro de la conscience, qui caractérise peut-être, et encore, l'attention dont serait capable une chèvre face à une peinture de Rembrandt. C'est à cette aune d'une formidable exigence qu'il faut alors juger les microbiennes tentatives de tous ces blogs proliférant sans rémission, cancers foudroyants prenant la place et la nature de l'organe qu'ils parasitent et évident, drôles de gelées informes colonisées par des animalcules qui, pour se protéger du violent ressac, s'agrègent, se caparaçonnent les uns aux autres afin de former d'immenses murailles madréporaires et, sans relâche, se vider comme s'il s'agissait d'eaux usées de leurs petits bavardages immédiatement dissous par le sel du grand large. Mieux vaut se taire plutôt que rien dire.
Tant d'autres, moins désireux à l'évidence d'accorder quelque rémission à notre regard fatigué, feraient bien de se taire. Il va sans dire que la Zone du Stalker, rigoureusement ventousée à l'indirecte et ironique méthode kierkegaardienne, ne saurait taire pour l'instant une parole, la mienne, aussi immodeste qu'on la souhaitera, qui ne peut que retourner de stupeur et de dégoût le poulailler surnuméraire des imbéciles, poules et coqs invinciblement entremêlés dans une copulation bruyante et interminable.
Qui ne voit ainsi que la lecture même d'une œuvre doit tenter de se faire pure transparence et cela, a raison de le noter Claude Romano, d'autant plus que l'écrivain est «un plus grand romancier» ? Je louerai donc Claude Romano qui témoigne dans son acte de lecture d'une modestie bien rare qui finalement, au rebours de toutes les prétentieuses défigurations qu'infligent les lèpres structuralistes ou déconstructionnistes, essaie coûte que coûte de s'effacer, de respecter le texte qu'il étudie sans lui substituer une baudruche sonore, déclarant ainsi : «La question qui nous aura guidé au long de ces pages n'a pas tellement été : qu'est-ce que la phénoménologie apporte à la lecture de Faulkner ? mais plutôt : qu'est-ce que la lecture de Faulkner apporte à la phénoménologie ?».
Qui ne voit aussi que le goût de Faulkner pour d'étranges portraits bizarrement hiératiques tel que Henri Cartier-Bresson en signa plusieurs (dont un, célèbre entre tous, en 1947), qui ne voit que ce goût pour l'image est lui-même obstacle et cause de fascination des foules en transe devant la magie de l'icône : regardez la quête spasmique à laquelle n'importe quel mauvais lecteur de Rimbaud ou de Lautréamont se livre lorsqu'il se pique de dénicher le plus anodin cliché du premier et, de guerre lasse, s'apitoie sur le fait que, du second, ne demeurent que de bien maigres traces photographiques... Faulkner au moins, n'aura pas menti, dans ces clichés dignes d'un passeport qui le représentent en péquenot anodin au verbe irrésistible.
Que faire alors ? Parier sur la certitude que le regard d'un homme, tôt ou tard, s'il sait attendre la lumière propice (j'allais écrire : propitiatoire, revenant ainsi coupablement à la magie païenne), finira bien par capter quelque peu de l'essence de la beauté, aussi frileuse et légère que cette fillette, éternellement gaie et insouciante, qui parcourt la forêt de nos contes ? Seule la beauté, en effet, ne triche pas.