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« Ens non esse facit, non ens fore | Page d'accueil | Veni foras ou le verbe redevenu source »

11/02/2005

Bref séjour de Moury à Jérusalem

Crédits photographiques : Sebastian Scheiner (AP Photo).

«J'ai toujours considéré le sionisme laïque comme une voie légitime, mais je rejette cette proposition stupide selon laquelle les Juifs devraient devenir «un peuple comme les autres». Si cela devait arriver, ce serait la fin du peuple juif. Je partage l'opinion traditionnelle selon laquelle, quand bien même nous voudrions devenir un peuple comme les autres, nous n'y réussirions pas. Et si nous y parvenions, c'en serait fini de nous.»
Gershom Scholem, Fidélité et utopie


Exposons.
Un de mes lecteurs a eu la gentillesse, à la suite de l'article pour le moins tranchant de Francis Moury, de m'indiquer un texte de Renaud Camus, publié en guise d'éditorial (n°29) du 24 octobre 2003 sur le site de L'In-nocence. Pour Camus, un lien organique ou essentiel, c'est-à-dire cratylien, unit le peuple juif à sa terre, comme s'il devait en déchiffrer les énigmes, ces longues phrases que Dieu selon Borges s'amuse à disperser sur le pelage compliqué des tigres ou su les murs secs et indéchiffrables, le long des routes pulvérulentes, comme tombe la nuit chaude. Curieux de constater, chez un Steiner par exemple, sans doute aussi cratylien que l'est Camus si ce n'est bien davantage, une presque totale opposition de vues sur ce sujet de l'enracinement des Juifs puisque, selon l'auteur de Réelles présences, l'essence du judaïsme est l'errance, la marche perpétuelle dans l'espace du sans-terre, une destinée galoutique, exilique donc. Scholem, sans aucune ambiguïté et peut-être un peu facilement, dit d'ailleurs de Steiner qu'il «essaie de vivre en dehors de l’histoire, tandis que nous, en Israël, nous assumons nos responsabilités en vivant dans l’histoire».
Je dois dire que Sarah Vajda, à mon grand dépit tant cette question d'Israël est d'une importance essentielle, vitale, passablement énervée par le texte de Francis Moury, m'avait envoyé un courrier, talentueux de sain(t)e colère et surtout, à mon sens, d'une justesse frappante (même si je crois que la grandeur d'Israël est d'abord théologique, messianique et surnaturelle), courrier qu'elle ne veut pourtant pas me laisser publier. Elle a ses raisons, que je respecte. J'en donne toutefois la première phrase, résumé du reste de l'ensemble de sa lettre : «Juan, j'ignore tout de la personne qui répond à «Sarah», je n'ai aucune envie de ferrailler contre quiconque, je m'étonne seulement qu'elle ait à mon texte brodé un paratexte sans lien de causalité intelligible : où votre ami a-t-il vu une apologie théologique du sionisme ?». Oui, où cela cher Francis, puisqu'il m'a semblé que Sarah pointait le danger, après tout bien réel, qu'Israël ne tombe lui aussi dans le caniveau de la vulgarité commerçante, bien-pensante et gentiment pornographique, chute qui, selon Scholem, signerait la fin de son existence miraculeuse, je pèse mes mots et je répète : miraculeuse, puisqu'il faut tout de même rappeler, comme Camus le fait, que les voisins arabes d'Israël ont immédiatement attaqué le pays à peine né ? Enfreignant une nouvelle fois l'interdiction de mon amie, je termine par cette phrase de Sarah qui déclare : «Je hurle contre les célébrations de l'horreur fondatrice et il me traite de sioniste théologique !». Comme celui de Marty, doit-on en conclure que le séjour de notre cher Moury à Jérusalem n'a été que purement spéculatif ?
Cette fondation, pourtant, Sarah a bien tort d'en crier l'horreur et l'abomination. Toute fondation, y compris (surtout !) celle de notre admirable République pacifiste a été sang répandu, meurtre initial, les plus anciens mythes, pas seulement grecs, nous le disent, avant que René Girard, certes brillamment, n'ait développé et systématisé cette réalité profondément enfouie dans le dernier recès de notre imaginaire et dans celui, à peine moins trouble, de l'immense corpus de la dogmatique juridique. C'est elle je crois, mais je me trompe peut-être parce que je connais mal encore le travail de Pierre Legendre, c'est cette fondation unique que quête ce chercheur dont j'aime le courage et la virulence. C'est elle qu'il traque sans relâche, comme on poursuit un gibier (l'expression est de l'auteur), par l'art de la lecture qui est déchiffrement et commentaire perpétuel, infini, l'un et l'autre gagés, si je puis dire, comme des monnaies, sur la certitude que le sacré, quel que soit son obscurcissement, jamais ne saurait tout à fait disparaître, sauf, peut-être, comme Kantorowicz le précise aux toutes dernières lignes d'un texte admirable intitulé Mourir pour la patrie, si nous ne cessons de réduire ce que Canetti appelait le territoire de l'homme : «[…] le désenchantement du monde a progressé rapidement, et les anciennes valeurs éthiques qui ont partout fait l’objet d’abus et d’exploitations misérables sont sur le point de se dissiper comme de la fumée. […] Nous sommes sur le point de demander au soldat de mourir sans proposer un quelconque équivalent émotionnel réconciliateur en échange de cette vie perdue. Si la mort du soldat au combat – pour ne pas mentionner celle du civil dans les villes bombardées – est dépouillée de toute idée embrassant l’humanitas, fût-elle Dieu, roi ou patria, elle sera aussi dépourvue de toute idée anoblissante du sacrifice de soi. Elle devient un meurtre de sang-froid, ou, ce qui est pire, prend la valeur et la signification d’un accident de circulation politique un jour de fête légale.»
Poursuivons.
«Le Roi a deux corps, nous rappelle ainsi Ernst Kantorowicz citant un juriste britannique du nom de Plowden, l’un est un Corps naturel… il y est soumis aux Passions et à la Mort comme les autres hommes ; l’autre est un corps politique dont les membres sont les sujets, avec eux il compose la corporation, il est incorporé à eux et eux le sont à lui, il est la Tête et ils sont les Membres ; et ce Corps n’est pas soumis aux Passions et à la Mort, car dans ce corps le Roi ne meurt jamais.» L'idée est ancienne sans doute qui au Roi attribue deux corps, l'un réel, périssable, l'autre symbolique, éternel ; la phrase attribuée à Conrad II est à cet égard lumineuse : «Si periit rex, regnum remansit, sicut navis remanet cuius gubernator cadit.» Le Roi est mort, vive...
Demeure le sacré donc, valeur-refuge dans un monde démonétisé qui veut à tout prix l'étouffer pour vivre pleinement son marivaudage ontologique, son existence de cochon galoutique dirais-je, enfin débarrassé de toute conscience d'un Ailleurs qui nous surplombe et creuse notre angoisse, son inflation matérialiste enfin. C'est finalement cet impondérable qu'il faut tenter à tout prix de retrouver, de regagner dans le mouvement que Kierkegaard nommait Reprise : le sacré demeure, y compris la présence de l'amant perdu, comme Marcelle Sauvageot, dans son unique et bouleversant livre, nous le montre. Il suffit de savoir le voir, de déceler sa petite voie...
Concluons.
Ce que j'essaie de développer dans presque chacun de mes articles et dans mon recueil d'études (à paraître) consacrées à Joseph de Maistre, Trakl, Bernanos ou bien Gadenne, n'est finalement qu'une variante de cette thèse, puisque je crois que, à notre époque (au moins depuis le XIXe siècle en fait), le sacré rémanent s'est affublé d'un signe négatif. Contraint de creuser sous une terre dévastée par notre folie, il y a créé un labyrinthe infini qui garantit, ici ou là, pour l'assoiffé qui erre, tout proche de désespérer et de se laisser périr de soif, la résurgence d'une nappe d'eau contaminée témoignant de l'existence d'une source cachée, plus profondément enfouie que n'importe quelle veine de diamants, qui seule irrigue, en vérité, la terre stérile, vaine.
En somme, le démon a mimé le retrait divin, sa mort ou son éclipse eût dit Buber, afin de mieux s'imposer comme ce que Kantorowicz a nommé, l'analysant d'une façon certes bien différente (encore que...), Christus-Fiscus, l'Argent devenu Dieu (littéralement, le Christ/Fisc).
Bloy aima cette idée mais, indéracinablement croyant, fit de cet Argent l'unique symbole de Dieu et non de son Ennemi.