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02/11/2005

Séjours à la campagne ou la manière noire de W. G. Sebald

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Photographie (détail) de Juan Asensio.

«J'ai toujours tenté dans mon propre travail de rendre hommage à ceux par qui je me sentais attiré, de mettre pour ainsi dire chapeau bas devant eux en leur empruntant une belle image ou quelque formule particulière, mais c'est une chose de faire un signe à un collègue qui s'en est allé, et c'en est une autre d'avoir le sentiment que l'on vous en a adressé un, depuis l'autre rive».
W. G. Sebald, Séjours à la campagne (traduit de l'allemand par Patrick Charbonneau, Actes Sud, 2005).


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Je ne lis que très rarement les textes de présentation ou bien encore les portraits que les éditeurs français, dans un souci bien moderne de transdisciplinarité disent-ils et, surtout, à seule fin de dissiper la moindre zone d'ombre qui pourrait nuire à la compréhension d'un texte, jugent trop souvent utile de joindre à la traduction de tel ouvrage d'un auteur étranger. Ainsi, m'apprêtant à ne point lire entièrement, comme de coutume, le court (mais superbe comme je dois l'admettre une fois lu) texte que le peintre Jan Peter Tripp écrivit après la mort de son ami W. G. Sebald, intitulé Au royaume des ombres, je fus tout de même arrêté par une expression qui évoqua immédiatement mon propre travail de critique placé sous l'éclairage paradoxal de la contre-nuit. Je ne reviens pas sur la définition de cette technique de gravure mais je m'étonne en revanche de n'avoir pas songé à évoquer la manière noire (en français dans le texte) à propos du lent travail de résurrection opéré par la prose mélancolique de Sebald. Voici ce qu'écrit Tripp : «L'appropriation du monde et sa description par W. G. Sebald m'ont toujours semblé procéder d'une méthode analogue. Loin du mode expressif de la gravure sur bois, il installe de vastes panoramas d'une densité et d'une intrication presque incroyables» (p. 190) et, quelques lignes plus loin, le peintre poursuit : «Home enseveli sous les ténèbres, ce maître du temps et de l'espace dont le regard s'animait au royaume des Ombres, n'était-il pas devenu lui-même, au fil des ans, dans son Royaume mélancolique, une sorte de plante de l'ombre ?» (l'auteur souligne). L'ami peintre de Sebald a parfaitement compris l'une des qualités les plus troubles de la prose de son ami tragiquement disparu, bien capable, après tout, de devenir un maitre de l'arte povera (cf. p. 192) consistant à déplier précieusement, avec une patience infinie, les drapures les plus délicates de la conscience et de l'âme mais encore, sourcier prodigue mêlant le présent et le passé, affirmant que l'un et l'autre sont indissociablement liés : «Rien ne se perd jamais, tout est constamment présent et le moindre coup de vent fait remonter à la surface ce qui se trouve tout au-dessous» (p. 194). C'est d'ailleurs en commentant la peinture de Jan Peter Tripp que Sebald lui-même rappelle, par la simple mention d'un détail figurant sur la toile, quel aura été son rôle d'herméneute, de passeur, de relieur d'événements que rien ne semble pouvoir relier, comme une même chaussure figurant, à quelques siècles d'écart, de toile en toile (cf. p. 181). Il n'est pas beaucoup plus étonnant que les commentaires de Sebald sur ceux qu'il évoque soient, en tout premier lieu, une clé d'interprétation : «Plus je regarde les peintures de Tripp et plus je constate que l'illusion de la surface dissimule une inquiétante profondeur» (p. 174). Tripp, tout comme Walser pour lequel Sebald éprouve une très vive admiration et qui l'accompagne sur tous les chemins (cf. p. 157), ou encore Rousseau dont il souligne l'aspect pathologique de la pensée (cf. p. 59), est un passeur, et un passeur, ou, même, un sismographe, d'autant plus sensible que sa santé mentale est précaire, constamment menacée par un danger qui rôde : «Précis comme un sismographe, il enregistre les moindres secousses se produisant aux marges de sa conscience, il analyse dans ses pensées et ses émotions des gauchissements et frémissements dont encore aujourd'hui la science psychiatrique oserait à peine rêver» (p. 150).
Dans ce recueil de textes (consacrés au peintre Tripp, à Robert Walser, à Jean-Jacques Rousseau, à Gottfried Keller et à Johann Peter Hebel), remarquablement traduits, une fois de plus, par Patrick Charbonneau, m'a retenu, plus que la peinture intime (voire intimiste) de ces destinées crépusculaires d'écrivains, l'évocation, discrète mais pas moins réellement présente, d'un horizon chargé d'orages, «le sombre pressentiment que tout cela finira mal» (p. 80) : «Et pourtant, des deux côtés de cette paix apparemment éternelle subsiste la peur d'une époque dont le cours se précipite et conduit au chaos. Lorsque Mörike commence à écrire, il a derrière lui les bouleversements du tournant du siècle, tandis qu'à l'horizon se dessinent déjà les horreurs de l'industrialisation, les turbulences nées de l'accumulation du capital et les manœuvres de centralisation entreprises par un nouveau pouvoir étatique aussi dur que la fonte» (77-80). Robert Walser lui aussi, comme tous les autres personnages, connus ou pas, que Sebald s'attache à suivre, est pris dans l'étau de l'époque qui gronde et finira par exploser, «l'horizon politique» (p. 152) ne cessant de s'assombrir, Gottfried Keller, par exemple, dénonçant prématurément «les préjudices souvent irréparables que le capitalisme cause nécessairement à la nature, à la société et à la vie affective des gens» (p. 99), la «tranquille province du Biedermeier» dans laquelle Mörike a vécu faisant figure «de chimère s'opposant à l'évolution, de paravent historié placé devant un monde qui se métamorphosait de fond en comble et s'ouvrait de toutes parts» (p. 82).
Le sentiment de terreur sourde que distille la prose de Sebald n'est jamais plus insidieux que lorsqu'il décrit, sans avoir l'air d'y toucher, les mutations irréversibles que la modernité a introduites dans une époque plus haute, charnelle, pleine, dont les ors fastueux, pourtant, se laissent imperceptiblement contaminer par une lumière torve, étrange, que l'on dirait maléfique, comme si le présent de la ruine (ou plutôt, en l'occurrence, le récent passé de la Seconde Guerre mondiale) était une époque absolument unique, et même plus qu'une époque, une strate putride de l'Histoire qui, comme une nappe souterraine et inconnue, contaminerait toute source possible d'eau claire. Nous retrouvons ici la méthode herméneutique ayant fait la fortune de l'auteur, capable de lire, dans ce qui n'est pas encore, non seulement ce qui sera mais ce qui, secrètement, couve et existe déjà pour celui qui sait voir, lire, déchiffrer, comprendre : «Que signifient ces similitudes, recoupements et correspondances ? Ne s'agit-il que d'illusions du souvenir, d'aberrations des sens ou d'hallucinations, ou encore de schémas s'inscrivant dans le chaos des rapports humains, incluant tout autant les vivants que les morts, selon un programme qui nous est incompréhensible ?» (p. 131).
Dans les livres de Sebald le mélancolique (c'est son ami peintre qui le qualifie de la sorte...), l'aube des temps modernes se lève sans gloire, baignant dans une lumière livide, lourde de menaces inconnues comme, dans les paysages de campagne qu'Hercules Seghers nous donne à voir, la nuit s'exhale de la terre fatiguée, illuminée par un dernier rayon de lumière rasante. On ne sait si le soleil reviendra. On ne sait si le règne des ténèbres institue, par cette cérémonie funèbre, sa première nuit de pouvoir absolu, si le chasseur lance sur la proie ses hordes de loups noirs qui ne vont pas tarder à la déchiqueter. Dans les livres de Sebald, les ténèbres sont là, elles sont même toujours-déjà-là, on dirait exsudées de quelque puits creusé dans le sol obscurci, recouvert d'une végétation épaisse de lierres, de sorte que nul ne l'a vu, qu'aucun habitant de la triste contrée n'a même semblé se souvenir de sa présence en cet endroit. Sur le modeste bureau, l'écrivain évoqué, l'ombre invoquée par Sebald écrit ses dernières phrases, sans même que nous soyons assurés que le jour se lèvera de nouveau sur la table de travail, avant que la fin tragique, sordide ou honteuse de l'artiste ne soit elle-même rappelée par l'écriture acharnée de Sebald (aux «couleurs cassées, ajoute Tripp, comme sur les tableaux ardoise de Giacometti», p. 191), je veux dire témoignant d'un acharnement véritable quant à sa volonté de susciter le souvenir des morts, de rendre justice à celles et ceux qui ne sont plus, à présent, qu'un peu de poussière chassée par le vent et l'oublieuse mémoire des hommes.
Rendre justice aux morts, apaiser les âmes dolentes, leur faire garder un silence qui ne soit pas bourdonnant de paroles mauvaises et hantant les vivants, c'est la tâche la plus humble mais aussi l'une des plus nobles de l'écriture : «L'art de l'écriture est la tentative de conjurer ce noir fouillis qui menace de prendre le dessus, dans le dessein de préserver une personnalité qui soit à peu près vivable» (p. 122). C'est aussi ce que j'ai tenté de faire dans ma Littérature à contre-nuit, par exemple dans le texte clôturant ce recueil, consacré à Ernest Hello dont plus personne ou presque, aujourd'hui, ne se souvient : sauver quelques traces, de ce qui n'est plus, non pas, selon la méthode de Sebald, des événements qui ont eu lieu dans les plis et replis de l'Histoire dévoreuse mais, encore plus modestement, quelques impressions de lecture, quelques remous provoqués dans mon esprit par la lecture de livres oubliés. Il s'agit, en longeant toujours le précipice, de donner son prix à la vie, à la beauté, à ce qui s'exhale face à l'horreur, vie exemplaire ou bien minuscule, mais témoignage toujours de la fragilité de nos destinées miraculeuses, certitude que l'horreur est déjà présente dans le présent le plus insouciant, certitude pas moins forte que le présent est lui-même contaminé par le passé, comme «l'or arraché à la souffrance infinie des juifs» sera «déposé dans le berceau des enfants suisses comme cadeau de baptême» (p. 103) : «Ce qui frappe, dans cet extrait, c'est que la prose de Keller, inconditionnellement attachée à rendre le vivant, atteint précisément ses sommets les plus prodigieux là où elle côtoie les marges de l'éternité. Celui qui en suit pas à pas, au fil des phrases, le beau parcours frissonne en prenant conscience des abîmes tout proches, il songe à cette lumière du jour qui parfois disparaît avant que ne montent les ténèbres encore lointaines et souvent s'éteint presque lorsqu'elle est effleurée par le souffle de la mort» (pp. 106-7).
C'est au prix d'une telle quête que pourra être retrouvée l'ombre d'une trace fugace, unique témoignage, peut-être, de ce qui fut et n'est plus : «Observée depuis la Voie lactée, la terre en ruine, calcinée, tournant, noire et désolée, dans l'univers, ne saurait nous être plus étrangère, et pourtant l'enfance que nous y avons passée, et dont les échos résonnent encore dans les phrases de l'ami rhénan [Hebel], c'est presque comme si c'était hier» (p. 41).

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