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19/11/2007

CPE, Crise Paroxystique Existentielle : la France doit-elle disparaître ?, par Raphaël Dargent



«Les civilisations, elles aussi, sont mortelles.»
Paul Valéry.

Petit rappel : à propos de manifestations bien évidemment spontanées, de grèves qui le sont tout autant, sauf sur les lignes automatiques où chantent (gratuitement) des types talentueux qui emmerdent les Parisiens qui leur font la gueule, d'un extrémisme de gauche, donc bon teint et même salutaire et peut-être même recommandé par nos journalistes, presque tous de gauche, enfin d'une guerre civile larvée en France mais il ne faut pas, paraît-il, faire des amalgames, etc.


Bellum Civile ou Civil War in Paris, par Francis Moury.
Bellum Civile ou Civil War in Paris, 2, par Francis Moury.
Bellum Civile ou Martial Law in France, 3, par Francis Moury.
Notre société a généré un monstre, par Serge Rivron.
Le temps des kaïra, par Raphaël Dargent.
La sociologie n'a pas de chance, par Jean-Gérard Lapacherie.
Contestation du CPE, par Germain Souchet.
Dans le métro parisien...
CPE, Crise Paroxystique Existentielle, par Raphaël Dargent.

Sous la plume rien de moins que péguyste de Raphaël Dargent (directeur de la revue Libres), voici un article je crois tout à fait remarquable consacré à la question du CPE (déjà traitée par Germain Souchet dans la Zone) et, bien plus largement, à la crise intellectuelle, morale et spirituelle qui plonge depuis des années, voire des décennies, la France dans un marasme digne d'une situation potentiellement insurrectionnelle. Gageons le fait que, à la lumière des plus récents commentaires et décisions, tant médiatiques que politiques, relatifs à cette crise, ce cloaque ne soit pas exactement près de se transformer en champ élyséen.


Notre pauvre pays n’en finit décidément plus d’être secoué de convulsions inquiétantes. Il y a trois mois de cela, la jeunesse des banlieues, métissée et décérébrée, imposait sa loi, donnant à nos rues un air inédit de guerre civile ethnique; aujourd’hui, c’est la jeunesse lycéenne et étudiante, prolétarisée ou bourgeoise, qui bat le pavé, puis le lance dans la vitrine de la boutique France. Je connais quelques préposés en optimisme qui voient dans ce ramdam des signes de santé morale : la jeunesse qu’on disait amorphe et blasée bougerait encore et saurait se mobiliser. L’optimisme m’a toujours semblé le caractère des imbéciles heureux. Réjouissez-vous, messieurs : le cadavre de la France bouge encore. Les patriotes, eux, ne sont guère optimistes. En vrai, je crois bien qu’il faut voir dans ce grand tremblement l’expression d’une maladie dégénérative, maladie morale justement, sorte de Parkinson national qui laissera bientôt le pays, et nous avec, sur le carreau.
Puisque tout désormais est prétexte à démonter la maison et à y foutre le feu, un nouveau contrat de travail a servi d’allumette. Ce fut le CPE. Nativement nommé «Contrat Première Embauche», avant d’être renommé, au gré des manifestations estudiantines ou lycéennes, «Contrat Première Emmerde» ou «Contrat Pour Éjection», le texte en question est aujourd’hui enterré. Au cours de ces dernières semaines, chacun y est allé de ses réflexions et jugements catégoriques, idéologiques ou a priori, les uns condamnant un nouveau contrat précaire et la brutalité gouvernementale, les autres fustigeant le blocage des universités ou une récupération bassement politique. Les observateurs honnêtes savent bien qu’il y avait du vrai ici et là, à gauche comme à droite, et qu’en réalité, après avoir distingué, dans cette affaire, le fond et la forme, on n’a pas dit l’essentiel. L’essentiel justement, personne ne veut le voir. Personne ne veut voir que le mouvement anti-CPE est l’exact révélateur de la profonde crise sociale, politique et morale qui affecte notre pays, l’exacte expression d’une crise pour la France proprement existentielle, une crise qui met en question notre raison d’être au monde, une crise enfin dont la jeunesse française, sans repères ni perspectives, est l’innocente victime.



I. Le monde des sociétés anonymes contre le modèle social français

Que la France traverse une crise sociale, ce n’est un secret pour personne. Le chômage, tel un cancer qui ronge tout le corps social, contamine aussi l’âme du pays, et les métastases, par lente diffusion au sein des familles, dans l’École elle-même, infectent la jeunesse dans ses ambitions professionnelles et, pire, dans ses dispositions mentales.

De djob en djob

J’entends dire que le CPE était justement une disposition pour permettre de lutter contre le fléau du chômage des jeunes. Peut-être bien. Mieux vaut sans doute un contrat de ce type que pas de contrat du tout. J’entends, j’entends… Mais enfin, tout de même, quelle contradiction de vouloir lutter contre la précarité en l’institutionnalisant ? Car le CPE, et en cela les jeunes manifestants ont raison, est une étape de plus dans la précarisation de l’emploi. Quelle abdication que d’admettre que pour nos jeunes, il n’est désormais d’autres solutions pour s’en sortir que d’accepter de passer de petits boulots en petits boulots ! M. Jean-Marc Sylvestre, éminent éditorialiste économique qui détient la parole dans nombre de rédactions, expliquait encore l’autre matin que c’était ainsi, qu’il n’y avait pas le choix, que c’était la grande loi de l’économie, la loi indépassable, incontournable : nos jeunes devaient admettre que dans leur carrière ils auraient plusieurs «jobs». Car dans ce monde-là, c’est acquis, on n’a plus ni emploi, ni métier : on a un djob. Djob, cela dit beaucoup en vérité, d’abord sur l’anglomanie ambiante. Récemment, le baron Ernest-Antoine Sellière, patron des patrons européens, ex-patron des patrons français, expliquait – en pleine semaine de la francophonie ! – , devant un parterre de chefs d’États, de gouvernements et d’entreprises, qu’il s’exprimerait, en anglais puisque c’était là «la langue de l’économie» ! Peu de temps auparavant, c’était son successeur, la roturière Parisot, accompagnant le couple présidentiel, qui allait toute voilée, proprement tchadorisée (alors que personne ne lui avait rien demandé), quémander, en vain (oui : en vain !), quelques contrats en Arabie saoudite, cette grande démocratie devant l’Éternel ! Un bien joli djob que celui de madame Parisot et de monsieur Sellière! La collaboration, oui la collaboration, n’a plus de limite dans notre beau pays. Les affaires et le patriotisme ont rarement faits bon ménage. Combien de grands patrons ont résisté en 1940 ? Combien ont collaboré ? Djob, djob, djob ou comment faire d’une réalité indigne une réalité acceptable et même gratifiante, tout simplement en adoptant la langue du maître, parce que «métier», c’est ringard, c’est pour la vie, ça sent son petit artisan, alors que djob c’est in, c’est cool, ça moove, ça bouge.
Je sais bien qu’on me dira que c’est ainsi que marche le monde, qu’il faut bien se faire à la réalité et ouvrir les yeux, sans quoi le réel finit toujours par nous rattraper. Tout ce bla-bla contemporain m’est connu. Pourtant, je ne vois pas au nom de quoi nous devrions tolérer une injustice parce que c’est un fait accompli, ou reproduire une indignité parce que c’est le lot commun. Le monde devrait-il consacrer la précarité ultra-libérale que la France devrait-elle l’accompagner ? L’humanité devrait-elle s’ensauvager qu’il nous faudrait l’accepter ? Je sais bien que le monde des sociétés anonymes existe, je sais bien qu’il s’étend, jusqu’à prendre toute la place. On peut bien sûr se satisfaire de ce monde-là. Chacun voit midi à sa porte. D’ailleurs, que le gouvernement français ait décidé de passer en force avec le CPE ne peut surprendre que les ignorants ou les naïfs. Ce type de contrat, directement inspiré des exemples anglo-saxons, est adopté actuellement par la plupart des pays européens. On nous expliquera qu’un tel système fonctionne partout ailleurs, qu’il donne des résultats. «Regardons ce que font nos voisins», répètent à l’envi les bons apôtres du libéralisme. Mais de quels résultats parle-t-on ? Croit-on qu’il suffit de s’en tenir aux statistiques pour juger de la valeur d’une économie ? N’y a-t-il pas une autre réalité, bien vivante celle-là ? Que les chiffres du chômage en Grande-Bretagne soient bons, suffit-il à juger véritablement de la situation sociale de ce pays ? Oui, le pays de Tony Blair n’a que 4 à 5% de chômeurs, mais c’est au prix d’une très grande précarité. Les inégalités n’y ont jamais été aussi fortes, comme la grande pauvreté. Combien de personnes âgées doivent-elles aujourd’hui y travailler au-delà de l’âge de la retraite, faute de ressources suffisantes ? Mais décidément, nos élites, toute à leur francophobie, aiment croire que l’herbe est plus verte ailleurs. C’est ainsi que, suivant le modèle anglo-saxon, nos gouvernements sortent régulièrement des catégories des chômeurs des statistiques – efficace façon de faire baisser le chômage – mais qu’a contrario augmentent le nombre de celles qui se retrouvent au RMI. Que Ségolène Royal (malgré son opposition tactique au CPE) ou Nicolas Sarkozy louangent le modèle blairiste – intéressante convergence entre la gauche et la droite – est sacrément révélateur du déphasage de notre classe politique avec son tropisme libéral.

Les spéculateurs contre la France

En réalité, ce qui est en cause dans cette affaire, ce qui est en cause en ce début de XXIe siècle, c’est la pérennité de ce qu’on a appelé «le modèle social français». Ce modèle est dépassé, nous expliquent les réalistes, de toute façon trop coûteux, usé jusqu’à la corde et même utopique, presque inconvenant. D’ailleurs, dans leurs bouches, c’est simple : la France elle-même est devenue anachronique. Quelle peut être sa place dans le monde des sociétés anonymes, n’est-ce pas ? Ainsi nous propose-t-on, de ci de là, de libéraliser, de privatiser, de flexibiliser, afin bien sûr de s’adapter à ce monde-là. En 1940 aussi, les réalistes nous exhortaient : il fallait accepter les faits. Il fallait déjà se plier au monde tel qu’il était alors, ou plutôt tel qu’eux voulaient qu’il soit. Il fallait voir le monde à l’heure de Berlin, comme aujourd’hui il faut le voir à celles de Londres ou de Washington. C’était de Gaulle qui passait pour un dangereux rêveur, exactement : un inadapté; c’était pourtant lui qui voyait juste. Le réalisme de Vichy était au mieux un fatalisme, au pire un illusionnisme; il présentait une vision déformée de la réalité, en fait une vision idéologique qui arrangeait certaines affaires.
Entendons-nous bien : ce que je mets en cause ici, ce n’est pas le capitalisme, mais sa version ultra-libérale, sans frein ni contrôle, sa version anti-étatique. Le problème n’est pas le capitalisme de grand-papa, celui du petit patron qui travaille sept jours sur sept, se bat pour rester en France, créer quelques emplois ou les sauver – certains parleraient «d’entrepreneurs-citoyens». Non, le problème, c’est ce nouveau capitalisme d’actionnaires, ce capitalisme spéculatif, ce capitalisme de fond de pensions, avide de toujours plus de bénéfices et qui considère la main-d’œuvre comme une variable d’ajustement, qu’il faut donc réduire et pressurer. Dans ce capitalisme-là, le matériel humain est quantité négligeable. Voici venue une nouvelle race d’entrepreneurs-prédateurs, friands d’OPA, qui spécule plus qu’elle n’investit. La pente de ce capitalisme-là est aux alliances, aux rachats, son inclination est au trust. Que valent donc les emplois dans ce capitalisme-là ? Alcatel fusionne avec l’américain Lucent ? 9 000 emplois disparaissent dans l’opération ! Tel groupe supprime des milliers d’emplois ? Son action en Bourse enregistre aussitôt une hausse record ! GDF engrange des bénéfices importants ? Elle supprime le lendemain 17 000 postes d’agents ! Il y a quelques années, nous nous étonnions qu’un État ou une coalition d’États puissent engager des «guerres préventives»; aujourd’hui, dans le monde des sociétés anonymes, un grand patron, qu’aucun de ses salariés n’a vu ailleurs que sur grand écran, peut licencier préventivement. Dans un tel système, la lutte contre le chômage et la mondialisation de l’économie sont deux arguments bien utiles pour faire passer la pilule de la précarité. Étrange retournement de l’histoire : c’est alors que l’économie capitaliste a vaincu l’économie marxiste, qu’elle donne raison à Marx, quand il stigmatisait la tendance naturelle du capitalisme à la concentration et dénonçait ceux qui s’appuyaient sur l’armée de réserve des chômeurs pour maintenir les conditions sociales au plus bas.

Indépendance nationale et… justice sociale

Alors, oui, c’est être Français et bien Français, exactement Français et patriote, que de défendre notre modèle social. De Gaulle l’avait bien compris, qui déclarait que «la politique de la France, ne se fai[sait] pas à la corbeille» et confiait à Malraux, à la fin de sa vie, que son «seul adversaire, celui de la France, n’a[vait] aucunement cessé d’être l’argent». C’est bien ce que les actuels patriotes devraient comprendre, et ce que beaucoup ne comprennent pas. N’était-il pas étonnant par exemple d’entendre certains porte-drapeaux du souverainisme, non seulement défendre avec ardeur le CPE, réclamant au passage la plus grande rigueur à l’égard des jeunes manifestants, mais encore appeler à davantage de libéralisme, ce que Philippe de Villiers appelle habilement un «patriotisme libérateur» et qui n’est en réalité qu’un «libéralisme national» ? Tout de même, le vicomte de Villiers est un étonnant personnage, qui fustige le libéralisme quand il est européen ou mondial et le prescrit quand il est français. Tout cela, je le crois, augure bien mal de la suite de son positionnement politique. Car on voit mal qu’on puisse être à la fois souverainiste, c’est-à-dire défenseur des frontières nationales, et pourtant libéral, c’est-à-dire adepte du «laissez-faire, laissez-passer» qui nie ces mêmes frontières.
Imaginer que les patriotes réussiront à convaincre le peuple français, et à le rassembler, en s’opposant aux justes revendications sociales, c’est une erreur sur le plan des idées et une stupidité sur le plan tactique. Sur le fond, une certaine idée de la France, c’est aussi une certaine idée de l’Homme, et le souci de justice sociale fait partie de l’identité nationale. Toute notre histoire l’atteste, et pas seulement depuis la Révolution française. Les Anglo-Saxons peuvent sacrifier l’Égalité sur l’autel de la Liberté; pas nous. Quant à la tactique, agissant comme ils agissent, les souverainistes, défenseurs à juste titre de l’indépendance nationale mais sourds aux questions sociales, dénonçant à raison le péril immigrationniste mais adeptes d’un libéralisme dur, ne récupéreront pas seulement, comme l’ambitionne Philippe de Villiers, l’électorat de Jean-Marie Le Pen : ils reproduiront les mêmes erreurs, les mêmes crimes vis-à-vis des idées nationales, entraînant leur stigmatisation et finalement leur stérilisation. Belle tactique en vérité que de se couper de la désespérance sociale ! Passer de 5 à 15% peut-être, mais en rester là ! Dans notre démocratie d’opinion, est-ce contre 85 ou 80% des Français qu’on refera la France ?
Les patriotes doivent défendre le modèle social français. Il s’agit de défendre ensemble, et dans un même mouvement, dans un seul et même mouvement, tout ensemble, l’indépendance nationale et la justice sociale. Que la France tienne bon sur son modèle et soit, à la face du monde libéral, à la face arrogante du monde des sociétés anonymes et des personnels jetables, de ce monde où tout peut s’acheter, se vendre et se brader, même l’honneur, même la dignité du travailleur, même la fierté du travail bien fait, que la France soit donc cette exception économique, comme elle est, et doit rester, cette exception politique et cette exception culturelle ! Ainsi pourrait-elle apparaître, quand le libéralisme aura fait partout son œuvre, sa basse œuvre, sa besogne, sa sale besogne, quand l’aiguille aura fait le tour du cadran, non pas comme le mouton noir, l’affreux mouton noir qu’on montra du doigt après son refus de voter le Traité constitutionnel européen, non pas le mouton noir parmi les moutons de Panurge que sont devenus la plupart des pays européens, mais le berger, celui qui ouvre la voie, et entraîne derrière lui. Que d’autres pays que nous, aient, avant nous, libéralisé et flexibilisé, ne disqualifie nullement nos réticences à le faire. Il ne faut pas croire que toute l’Europe se satisfait de telles évolutions et je sais certains pays bienheureux que ces foutus Français, ces râleurs de Français, ces égalitaristes de Français, ces révolutionnaires de Français, tapent les premiers – comme souvent – du poing sur la table…
C’est pourquoi, sur le fond de l’affaire, et en dépit de tout, de la naïveté, de l’ignorance et des excès des étudiants et lycéens, en dépit aussi de la récupération idéologique d’une extrême-gauche toujours à l’affût du Grand Soir et d’une certaine gauche en manque de projet, il me semble que le CPE était un mauvais coup porté à la France, à son modèle social, et pour tout dire à son honneur et à son âme. Le monde des sociétés anonymes n’est pas le mien. Pas plus qu’il n’était celui de Péguy, qui écrivait il y a près d’un siècle que «le monde moderne n’est pas universellement prostitutionnel par luxure. […] Il est universellement prostitutionnel parce qu’il est universellement interchangeable. Il ne s’est pas procuré de la bassesse et de la turpitude avec son argent. Mais parce qu’il avait tout réduit en argent, il s’est trouvé que tout était bassesse et turpitude.» Le monde des sociétés anonymes et des personnels jetables n’est pas le mien. Je ne m’y résoudrai jamais. Ce monde, dur aux faibles et aux fragiles, est indigne de la France et indigne de l’Homme. Ce monde-là n’est pas français. Et pire, peut-être, ou c’est tout un, ce monde n’est pas chrétien.



II. Les politiciens contre l’intérêt national

Mais cette crise du CPE ne traduit pas seulement une crise sociale. Elle met en exergue et révèle, s’il en était besoin, une profonde crise politique, en réalité non pas, comme on tend à nous le faire croire, une crise des institutions politiques mais une crise du personnel politique, celle d’hommes qui, bradant leurs convictions par ambition et par orgueil, n’ont plus aucune légitimité.

Les produits de la démocratie d’opinion

Dans cette affaire du CPE, Dominique de Villepin a péché par orgueil. Fonçant tête baissée, sûr de son fait, croyant qu’il pourrait tout bousculer sur son passage et faire fi des réactions syndicales et populaires, il a très mal gouverné. Décidément, la France manque de chefs de gouvernements qui savent y faire. Jean-Pierre Raffarin avait troqué le «gouvernement» pour la «gouvernance», formule plus lâche (et anglo-saxonne) pour dire une politique certes tendue vers le libéralisme mais qui avançait cahin-caha et naviguait à vue. Dominique de Villepin, l’âme guerrière, sabre au clair, s’est voulu plus offensif, mais présuma de ses forces. Il fit deux erreurs majeures pour un homme d’État : celle du complexe de supériorité et celle de l’anachronisme. Il voulut mener à la hussarde, dans un style bonapartiste, et pour tout dire passé d’époque – de Gaulle lui-même, qui en usa en 68, faillit s’y casser le nez – une politique de surcroît louis-philipparde. Lui qui se voulait il y a peu défenseur du modèle social français, apparaît désormais tel qu’il est en vérité : économiquement libéral et politiquement arrogant. Il ne suffit pas de se dire gaulliste pour avoir le sens politique et la trempe du Général, il ne suffit pas d’écrire sur Napoléon pour avoir son caractère. Bien sûr, la tâche n’est pas facile, les syndicats ayant tendance à barrer la route à toute tentative de réforme. Mais il en a toujours été ainsi. «Un Premier ministre est fait pour durer et pour endurer» disait de Gaulle. On peut le regretter mais c’est ainsi : nous ne sommes plus en 1804, pas même en 1968. Dans la démocratie d’opinion, les gouvernants sont peu de choses, leur autorité est bien fragile, leur pouvoir ne tient qu’à un fil. Alors, ils n’osent plus gouverner : ils «gouvernancent». Et encore, à grand renfort de télévision, de conférence de presse, de conseillers en communication.
Dominique de Villepin ne déroge pas à la règle. Lui, comme les autres, a joué sur son image, s’est construit un joli personnage, presque un sans faute jusque-là. Il pouvait légitimement se voir, lui aussi, calife à la place du calife. Le pire, le plus triste dans cette affaire, c’est qu’on a le sentiment que le Premier ministre s’est entêté pour des raisons personnelles, pour des raisons d’orgueil, pour des raisons politiciennes aussi, afin d’apparaître plus réformateur et plus solide que son rival, l’actuel ministre de l’Intérieur. On pourrait en rire si ce n’était pas dramatique pour le pays. Ce n’est pas faire preuve d’autorité que d’agir ainsi; c’est faire preuve d’orgueil. Voilà où en est une classe politique qui se préoccupe davantage de son image que de ses convictions : elle passe son temps à chercher à séduire les Français mais n’est plus capable de leur expliquer sa politique, pour la leur faire partager. Si Dominique de Villepin avait voulu convaincre les jeunes du bien-fondé du CPE, il aurait pris le temps de les consulter et de leur parler. Mais l’important pour lui était ailleurs : aller plus vite et frapper plus fort que Sarkozy-la-rupture ! L’important, c’était l’image, la volonté de la peaufiner par ambition, attraper la grosse tête, et puis, quand la crise était là, que l’image était écornée, sauver l’essentiel, l’honneur, par orgueil, pour la sortir haute, cette grosse tête. Dominique de Villepin, à son tour, est victime de la démocratie d’opinion; il ne peut s’en prendre qu’à lui-même. Les politiciens sont comme des enfants qui jouent avec des allumettes et s’étonnent de se brûler les doigts. Juste retour des choses : la démocratie d’opinion fait payer son prix fort aux ambitieux et aux orgueilleux qui nous gouvernent. Le Capitole est proche de la roche Tarpéienne. Las, ces bonimenteurs au large sourire, qui courent sur la plage devant les caméras, qui s’endorment sous les lampes à bronzer, qui suivent les prompteurs, qui s’exhibent chez Drucker, se prostituent chez Ardisson, tutoient Karl Zéro, c’est la France qu’ils jettent dans le précipice.

Des politiciens hors-sol

Étrange conclusion tout de même d’une classe politique unanime, de droite comme de gauche : la crise du CPE serait une crise de régime ! L’affaire était décidément trop belle pour que nos politiciens ne saisissent pas l’occasion de s’en prendre une nouvelle fois aux institutions de la Cinquième République, coupables selon eux de donner trop de pouvoirs au président de notre pays, coupables aussi de faire de l’élection de celui-ci au suffrage universel un enjeu surdimensionné. Il est un fait que le président de la République a géré la crise de façon ubuesque mais confiez donc la voiture la plus sûre qui soit à quelqu’un qui n’a pas le permis : au premier virage sérieux, l’incapable chauffeur la mettra au fossé ! Ce qui fait défaut aujourd’hui, ce ne sont nullement de bonnes institutions; ce qui aujourd’hui fait défaut, ce sont des hommes d’État ! De Gaulle ne s’illusionnait pas lorsqu’il fonda la Cinquième République car, écrivait-il, «en aucun temps et dans aucun domaine, ce que l’infirmité du chef a, en soi, d’irrémédiable ne saurait être compensé par la valeur de l’institution.» Et puis il est tout de même étonnant que ce soit justement ceux qui contribuent depuis vingt ans à dénaturer la constitution de la Cinquième République qui la jugent aujourd’hui impropre ! Qui a affaibli les institutions sinon ceux qui les ont appliquées ? Par exemple, jamais le général de Gaulle n’aurait admis la cohabitation pratiquée par Mitterrand et Chirac. Et qui a voulu le quinquennat, qui présidentialise le régime, sinon ceux qui aujourd’hui regrettent que l’élection présidentielle dominent à ce point la politique de notre pays ? La vérité est que les politiciens n’ont jamais aimé la Cinquième République, et que, de révision en révision, ils l’ont réduite à néant. En réalité, aujourd’hui, à l’occasion de la crise du CPE, ils instruisent le procès d’un cadavre.
Bien sûr, nul ne peut nier que la course à l’élection présidentielle influence désormais tous les actes politiques. Chacun se détermine en fonction de l’échéance électorale suprême, on joue au jeu du chat et de la souris avec ses alliés-adversaires, les chausse-trappes et coups tordus sont le lot commun. Tout cela est vrai. Mais est-ce suffisant pour expliquer une telle médiocrité, un tel arrivisme, un tel défaut de convictions défendues, un tel excès d’ambitions feintes ou affichées ? Jamais on n’a vu autant de candidats probables, possibles ou potentiels et jamais on n’a vu aussi peu de propositions, de programmes, d’idées nouvelles. Qu’importe un programme, pourvu qu’on ait le bon slogan et la gueule de l’emploi : voilà bien la logique de ces partis politiques qui vendent l’adhésion comme des forains leur camelote – le cent millième adhérent gagne une rencontre avec le leader –, recrutent leurs adhérents par Internet ou débauchent leurs clientèles en distribuant des pin’s l’été sur la plage ! La France est malade de sa classe politique, pas de ses institutions !
Ces hommes justement, parlons-en. La création de l’ENA fut certes une excellente chose. De Gaulle n’avait pas tort de préférer les hauts fonctionnaires aux hommes de parti. Quand les premiers servaient l’État de façon désintéressée, les seconds tripatouillaient et courtisaient pour gravir quelques échelons du pouvoir, pour grappiller quelques voix, pour épingler quelques décorations au revers de leur veston. Las, après quarante ans d’existence, l’ENA est devenue une machine à reproduire une élite politique monolithique, complètement déconnectée de la réalité. L’ENA produit en batterie, sous serre, des politiciens hors-sol comme il y a des cultures hors-sol.
Je croise l’autre jour un député européen connu pour ses opinions souverainistes. Je lui livre mon opinion sur le CPE. Il s’en étonne et s’emporte, me reproche ni plus ni moins que de ne pas savoir ce dont je parle, de ne pas connaître le monde du travail ! J’en suis resté bouche bée. Notre homme, sorti du moule de l’ENA, n’ayant jamais traîné ses guêtres ailleurs que dans les dédales du Parlement européen, les couloirs des cabinets ministériels, des organisations internationales, des officines politiciennes et autres bureaux de la manigancerie, des petits calculs ou du tirage de ficelle, connaîtrait-il donc le monde du travail mieux que moi, fils d’ouvrier et petit fonctionnaire ? Beaucoup de nos politiciens sont à cette image. Dominique de Villepin en constitue l’incarnation, quasiment la caricature : fort de ses certitudes de haut-fonctionnaire, imbus de ses connaissances livresques, ne s’étant d’ailleurs jamais confronté au suffrage populaire, il prétend savoir, mieux que le peuple, ce qui convient au peuple. Lui, il sait. Ce n’est pas la vie réelle qui lui a appris cette vérité. Non, c’est la lecture des rapports officiels, des enquêtes parlementaires, des livres blancs, des éditoriaux, des sondages. Et puisqu’il sait, lui, pourquoi ne dirigerait-il pas la France sans les Français ? N’a-t-on pas vu, dans les mois qui ont suivi le référendum perdu sur la Constitution européenne, nombre de politiciens ou de journalistes nous expliquer que le peuple français n’avait pas mesuré exactement l’enjeu, s’était trompé et que ce faisant il faudrait bien qu’il revote un jour ou l’autre, jusqu’à ce qu’il dise «oui» à ses élites qui, elles, savent ? L’autisme de ces gens est stupéfiant. L’histoire nous apprend qu’il est propre au pouvoir finissant.

Une aristocratie sans noblesse

N’empêche : cette classe de politiciens ressemble fort à une nouvelle aristocratie. Elle en a tous les attributs, sauf le principal : la noblesse. C’est bien cela : une classe de parvenus qui s’est hissée, au gré d’un parcours dans la haute administration ou au sein d’un parti, au sommet de l’État ou dans les sphères économiques et financières. Et surtout une classe qui s’accroche au sommet, ne veut plus en redescendre et céder la place, preuve s’il en fallait une que la place est bonne. Jacques Chirac n’est-il pas gêné de proposer à la jeunesse française des boulots précaires, provisoires, un avenir incertain, mouvant et flexible quand il se promène dans les hautes sphères depuis …1962 ? Quarante-quatre ans sans toucher le sol ! Quatre-quatre ans de voitures à chauffeur, d’escortes motorisées, de défraiements, d’avions affrétés; quarante-quatre ans de soirées mondaines, de buffets dînatoires, de frais de bouche; quarante-quatre ans de voyages officiels, d’hôtels particuliers, de logements de fonction; quarante-quatre ans d’indemnités parlementaires, ministérielles, présidentielles. Une classe aussi qui, au sommet, se reproduit. Ainsi voit-on beaucoup de ministres, fils de ministres et petit-fils de ministres. Il me semble qu’on appelait cela des dynasties… au temps de l’Ancien régime. Telle est la société des partisans du CPE et du CNE : un bas peuple jetable de son boulot du jour au lendemain, sans explications ni préavis et une élite pour l’éternité dans les hautes sphères. Mobilité et précarité en bas, stabilité et confort en haut. Comment ces gens pourraient-ils connaître le peuple, eux qui vivent si loin de lui, et si différemment, à l’opposé ? À peine le Premier ministre nous parle-t-il de la crise du logement qu’un sien ministre se prend les pieds dans le tapis d’un appartement de fonction de 600 mètres carrés, en plein cœur de Paris, et hors ministère. On nous verbalise sans aucune tolérance pour des dépassements de vitesse ? Voici qu’on apprend que le Premier ministre lui-même dépasse allègrement et impunément les vitesses autorisées. On pourrait ici multiplier les exemples. Il y a quelques temps de cela, un ami m’invita pour dîner à Bercy, dans le sein des seins du Ministère de l’Économie et des Finances, dans le restaurant réservé aux hauts fonctionnaires. À l’issue d’un repas digne des plus grands restaurants, on nous présenta un petit papier que je pris bêtement pour l’addition. M’apprêtant à régler ma part, mon ami m’arrêta et m’expliqua que c’était là une note de frais qui lui serait remboursée sur simple présentation, et qu’en fait d’invitation, je payais bien mon repas… par le biais de mes impôts ! C’est ainsi, aussi, que l’on grève les comptes de l’État.
Il est bien loin le temps où le général de Gaulle payait jusqu’aux factures d’électricité de ses appartements à l’Élysée et les timbres de ses courriers personnels ! Il est bien loin le temps où il expliquait à Alain Peyrefitte qui prenait ses fonctions ministérielles : «Vous n’entrez pas au gouvernement pour les honneurs, mais pour la mission. C’est-à-dire pour le service. Le service de la France. Il commence par le service de l’État. […] Ministre, cela signifie serviteur.» La nouvelle aristocratie au pouvoir se sert mais ne sert pas la France. Toute sa politique tend à défaire l’État. Elle s’adresse à la France d’en-bas, de l’entresol et de la cave, du haut de sa tour d’ivoire. De surcroît, elle profite des délices du pouvoir sans l’exercer réellement, en «gouvernançant», et refuse d’en assumer les contraintes, puisqu’elle refuse de démissionner lorsqu’elle est désavouée.
De l’aristocratie, cette classe de politiciens a tous les défauts. Elle est courtisane bien qu’inconstante, lâche bien qu’intéressée, ambitieuse bien que médiocre. Elle aime parler mais n’a rien à dire, disserte sur les idées des autres, se construit une image à défaut de disposer d’un caractère. Du gouvernement, elle ne veut que l’apparence, du pouvoir que les délices, de la République que les ors. Elle prospère sur l’absence d’une autorité supérieure, monarchique – un chef d’État digne de ce nom – ou démocratique – un peuple résolu à reprendre son destin en main. Sa légitimité est pourtant en berne. Elle voudrait désespérer la jeunesse qu’elle ne s’y prendrait pas autrement.



III. Le naufrage de la jeunesse française

Un pays qui n’est pas capable de parler à sa jeunesse, de se faire comprendre d’elle et qui refuse de l’entendre, est un pays sans avenir. Notre jeunesse, dont les aînés ont fait naufrage à l’horizon, est désespérée. Une désespérance qui désormais peut s’exprimer dans la violence. Mais le drame dans cette affaire, qui révèle une profonde misère intellectuelle, c’est que la jeunesse française, ignorante des fondamentaux du pays, n’a pas la plus petite référence nationale susceptible de la guider. Et ce n’est pas un communisme de bazar qui la tirera d’affaire, bien au contraire.

Iconolâtrie révolutionnaire

Au-delà de la grande masse des suivistes, des absentéistes et futurs abstentionnistes, un point concernant la jeunesse française m’a frappé dans ces manifestations : c’est la radicalisation révolutionnaire sans fondement idéologique d’une partie d’entre elle. Radicalisation sans fondement en effet, s’il l’on en juge par le nombre étonnant de ceux qui affichaient calicots rouges et noirs, arboraient donc, apparemment, des opinions communistes ou anarchistes mais qui, en même temps, étaient bien en peine d’expliquer quoi que ce soit de cohérent sur le sujet. Frappant aussi l’apparence physique et vestimentaire de ces jeunes gens. Comme un relent des années 70, style débraillé, vaguement baba-cool. À regarder de près les manifestations, à écouter les porte-paroles du mouvement, on est surpris d’un tel mimétisme. Comme si la jeunesse d’aujourd’hui se voulait le miroir de celles de la fin des années 60 et des débuts 70. Il y a certes un lyrisme et une iconographie révolutionnaires susceptibles de fasciner la jeunesse, a fortiori une jeunesse pour le moins désabusée, désorientée, déstructurée. Mais les soubassements doctrinaux font cruellement défauts à tous ces jeunes. Pour rejeter le capitalisme, nos surgeons révolutionnaires sont prêts à s’afficher communistes ou anarchistes, mais en ignorant tout de ces idéologies, de leurs concepteurs, de leurs chefs historiques, de leurs histoires. Génération née autour de 1989, au moment de la chute du Mur, ces jeunes ne se font aucune représentation concrète de ce qu’était le système communiste. «Cheveux longs, idées courtes», la formule exagérée et sans doute fausse utilisée en 1968, prend ici tout son sens. Car depuis 68, l’idéologie s’est effondrée, l’être révolutionnaire s’est dissous dans le capitalisme, et ne reste que l’apparence, l’image, le look.
En réalité, cette jeunesse-là est victime de son époque. Abreuvée d’images, intégralement structurée par elles, elle est absorbée par elles. Elle croit dominer le monde des images, et c’est le monde des images qui la domine. Ainsi peut-elle sans problème s’afficher révoltée, anarchiste ou communiste, tout en éprouvant une fascination pour les marques. Cette jeunesse-là refuse certes le monde tel qu’il va, sans voir qu’elle en fait partie, qu’elle en est même un maillon, un rouage indispensable, un instrument de diffusion. Sa colère elle-même est intégrée au système, digérée par lui, canalisée par lui. Elle y participe. Sa révolte est une figure de mode. Il me semble que quelques publicités illustrent parfaitement cette récupération des symboles ou des attitudes révolutionnaires par le système. Dans l’une, on voit des citoyens se révolter et engager un début de manifestations contre… le prix des forfaits des téléphones portables; dans une autre, même révolte et même manifestation au profit… d’une grande marque automobile; dans une troisième, on projette les portraits de Mao, Guevara, Gandhi etc., pour vanter les mérites, me semble-t-il, d’un fournisseur d’accès Internet de rang mondial. C’est un fait : en quarante ans, les soixante-huitards sont devenus patrons de pub, dir’ com’. Les jeunes d’aujourd’hui arborent le portrait d’Ernesto Guevara, brandissent le drapeau rouge, font la révolution, mais Guevara est une icône, le drapeau rouge est un logo, et la révolution un style. Voyez comme dix ans après la suppression du service militaire, suppression que la jeunesse volontiers anti-militariste réclamait, le kaki est à la mode et le treillis dans le vent. Alors, oui, ces jeunes, inconscients de leur contradiction et de leur instrumentalisation, se réduisent à une caricature, une image hurlante et frappante mais vidée de tout contenu. Paraître un rebelle, et même un rebelle armé, mais ne pas l’être. Défiler dans les rues, comme on défilerait sur un podium. Une enveloppe sans message.
Même dans la révolution, la jeunesse n’a pas de repères, si ce n’est quelques images du passé. Sa révolution, c’est une photo sans titre ni explication, un reportage filmé sans commentaires. Ces jeunes gens n’ont pas compris, et ne peuvent décidément pas comprendre que le communisme comme le capitalisme sont les deux faces d’une seule et même réalité matérialiste. Seulement ce matérialisme, les jeunes seraient bien en peine de le combattre : ils sont nés dedans, en sont tout imprégnés, la consommation est inscrite dans leurs gènes. La seule révolution qui vaille, s’il en fallait une, serait celle de l’esprit, de l’esprit contre la matière. Ce serait, je crois bien, une authentique révolution française. Encore faudrait-il pour cela croire en quelque chose.

Violence, désespérance et nihilisme

Briser quelques vitrines, brûler quelques voitures ne suffit pas à faire un révolutionnaire, mais cela suffit certes à faire un voyou. C’est bien ce à quoi en est rendue une part de la jeunesse française, une jeunesse perdue, proprement égarée parce qu’on a de longue date saccagé ses espoirs, ridiculisé ses ambitions et sacrifié son avenir. Cette violence ne dit rien d’autre que le désespoir d’une génération sans repères ni perspectives et qui, faute de discours structuré, casse ce qui lui résiste et vole ce qu’elle n’a pas. Les poings parlent quand les rêves se sont envolés et que les mots décidément manquent. Ainsi a-t-on vu souvent la violence la plus stupide s’exprimer lors de l’occupation de lycées et d’universités. Violence verbale quand, exemple entre mille, la presse de Nancy s’est fait l’écho du déroulement d’une Assemblée générale dans laquelle les insultes sexistes et racistes ont fusé, les uns et les autres ne s’écoutant pas, se coupant la parole, hurlant leur haine… Violence verbale encore quand, ici ou là, on tague sur les murs des amphis ou dans les halls d’accueil des slogans non pas politiques mais exactement injurieux et obscènes à l’égard du pouvoir en place. «Sarkozy, suce ma bite», «Villepin, enculé», beaux slogans révolutionnaires en vérité et qui en disent long sur l’univers mental d’une partie de cette jeunesse estudiantine. Violence physique aussi quand on brise le matériel, jette les ordinateurs par les fenêtres, brûle des livres anciens. Violence physique encore, lorsqu’on empêche, y compris à coups de poings, ceux qui veulent étudier de le faire.
Tel est l’état de notre jeunesse, au moins d’une part d’entre elle. Mais peut-on lui en vouloir ? Cette jeunesse, notre monde matérialiste et nihiliste, l’a gavée, exactement gavée comme on gave une oie, c’est-à-dire sans véritable possibilité d’y échapper, de films et de clips porno, de films, de jeux, et de rap ultra-violents. Qu’on comprenne bien dans quel monde nous avons fait naître ces enfants. C’est ce monde-là que nous avons construit et que nous offrons à ces jeunes. Qu'y peuvent-ils ? Ils sont abaissés – non pas élevés (où est l’élévation ici ?) – au lait de cette violence. Cette violence, en désespoir de cause, ils la retournent contre eux. Est-ce le signe de la bonne santé morale de la jeunesse, ce taux de suicide, cette consommation d’anti-dépresseurs ou de stupéfiants ? Ce monde est-il joli, est-il épanouissant, est-il humainement acceptable, que nos jeunes cherchent à tout prix à l’éviter, à l’oublier, à s’en extraire, provisoirement ou définitivement ?
Il y a de quoi avoir la nausée quand des gens installés, et bien installés, responsables de ce monde-là, instrumentalisent et récupèrent le désespoir de cette jeunesse. Quand les professeurs battent le pavé avec les lycéens, quand les chefs d’établissements scolaires fournissent les mégaphones, quand les recteurs d’académies cautionnent, voire encouragent, en s’opposant à leur propre ministre… Comment ces gens, pourtant beaux et bien portants, pour certains anciens soixante-huitards, osent-ils récupérer le désespoir de cette jeunesse qui n’a d’autre perspective que celle de vivre moins bien qu’eux, moins bien que leurs parents ? Comment ces gens, nantis d’une autre génération, nés après la guerre, s’épanouissant pendant les Trente Glorieuses, assurés de rester toute une vie dans un même emploi, partant à la retraite à 60 ans, travaillant 35 heures, ayant vu pourtant leur pouvoir d’achat tripler, et malgré tout creusant tous les déficits de la Sécurité sociale, polluant à qui mieux mieux, renversant les valeurs d’autorité et de transmission, libérant jusqu’à l’excès les mœurs, abandonnant le pays à l’Europe des marchands et aux flux migratoires, peuvent-ils se permettre de proposer à leurs enfants ou petits-enfants de telles perspectives, celles de passer de djob en djob, de travailler jusqu’à 67 ou 68 ans pour peu que la retraite existe encore dans trente ans, d’accepter des baisses de salaire parce que, vous comprenez, les Chinois eux se contentent de peu, d’encaisser les déremboursements de médicaments pour reculer tant qu’on peut l’écroulement de la Sécu, et encore de vivre avec les risques écologiques, ceux du sida et les violences inter-ethniques ?
Voilà bien la France que cette odieuse génération qui avait vingt ans en 68 laisse à ses enfants et petits-enfants, la France qu’elle a construite, ou plutôt laissé déconstruire. Il y a longtemps, l’espérance, valeur chrétienne, était une valeur française. Péguy louait la «petite fille Espérance» et «l’espoir» faisait partie du vocable gaullien. C’était dans l’autre siècle, c’était il y a mille ans. Aujourd’hui, la jeunesse française, abandonnée sans boussole ni carte dans une jungle post-moderne, rendue à la merci des marchands, privée de tous référents autres que matériels ou physiques, sacrifiée à l’hédonisme et à l’irresponsabilité de ses aînés, réalise avec brutalité, interdite devant tant d’injustice, qu’elle n’a de choix qu’entre le désespoir et le saccage.

Qu’on fasse donc le véritable bilan de cette crise du CPE et on verra qu’elle pose de façon extrême, de façon paroxystique, la question de l’existence de la France, de sa survivance dans le monde qui s’avance, ce monde des sociétés anonymes et des personnes jetables, ce monde des politiciens sans foi ni loi, ce monde de la plus grande matérialité et de l’éradication des valeurs et de l’esprit. Oui, la question se pose : la France a-t-elle encore un sens, une raison d’être dans ce monde, et si elle l’a, a-t-elle encore seulement les moyens, et la volonté, de se battre contre ce monde-là ? C’est à cette question, et à aucune autre, que la jeunesse française devra répondre. C’est ce défi gigantesque qu’elle devra relever. Il n’y a pas une chance sur un million qu’elle puisse y parvenir. Elle ne le pourra, et c’est une infime chance, une infinitésimale chance, que si elle puise aux fondements de la civilisation française, que si elle s’y ressource moralement et spirituellement, que si elle dresse à la face du monde finissant, et contre les politiciens, l’insolent espoir d’une révolution humaniste.