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08/04/2008

La Ville, son archange de misère, l'espérance (Un cauchemar, 5)

Jack Delano, Indiana Harbor Belt, 1943.

Rappel.
La Ville..., 1.
La Ville..., 2.
La Ville..., 3.
La Ville..., 4.

Voici donc la parabole : l'Évadé, c'est l'intime morsure infligée par l'espérance, plus cruelle qu'un supplice dantesque. L'Évadé, c'est Celui qui rend insupportable l'attente folle, l'attente privée d'espérance, qui est l'attente surnaturelle puisque l'espérance n'est rien de terrestre, c'est Celui qui verse sur la plaie de l'attente la chaux vive de l'espérance. L'Évadé n'est plus là, mais Il a laissé, sur la plaie de notre attente, la chaux vive de l'espérance, comme un fantôme dont on ne peut se débarrasser, comme le souvenir d'antan qui hante l'esprit, qui tourne autour du dernier homme planté sur le tertre immense de la solitude. Jules Laforgue :
«Squelette ou cerveau fou
qu'aura choisi le sort
Pour être le Dernier, seul,
dans le grand silence,
Pour voir que c'était vrai,
qu'il n'est plus d'espérance,
Rien n'ouvrant les cieux, tout
continuant encor,
La terre pour jamais va
sombrer dans la mort»

Elle voudrait tout le temps marcher. Aller de l'avant. Sauter. Danser. Elle est si heureuse. Mais elle... Mais...

Pour l'instant elle patauge, la vieille déesse romaine, Spes, l'Attente, dont la brièveté syllabique claque comme d'un soufflet chaque joue de l'homme, elle essaie d'avancer comme elle peut dans le marécageux compost que la Révolution française, en se décomposant, lui a charitablement épandu, comme l'obole versée à Charon, jetée cette fois-ci depuis l'autre rive de la vie, pour un retour du pays sans nom. Du moins enjambe-t-elle le corps vide de la déesse Raison que baise amoureusement, mimant une de ces copulations des égouts qui plus tard enivrera l'odorat de Lautréamont, le vieux charognard Voltaire, qui achève de se liquéfier sur l'échine de sa maîtresse des profondeurs : le parasite périt avec son hôte, c'est la loi du recyclage universel. De là va naître, fier et dressé comme une statue votive, émergeant du cloaque comme une Vénus anadyomène, un nouveau rêve qui a germé dans la gésine putride, une nouvelle turpitude, un nouveau bâtard de l'espérance, accroché comme une carcasse au crochet adultérin du boucher dix-huitième siècle, ce siècle qui ne s'occupa que de porcs et de singes, c'est-à-dire de grimaces et de couinements d'alcôves, ce siècle de porcs érudits dont s'occupe Philippe Sollers : l'homme nouveau, l'homme splendide et bronzé comme un soleil de chair, un dieu cette fois, un dieu ridicule qui n'est qu'un homme ridicule haussé à la taille d'un dieu fait par l'homme, et non plus une déesse de ferraille et de crasse, le dieu Pan, ou plutôt le dieu Onan, s'il est vrai que les dessins de Félicien Rops n'auront jamais autant fait tourner la femme, la tourner en bourrique ou plutôt en pouliche, sur l'axe du phallus cavalier, nouveau levier d'Archimède. Voici l'homme donc, pur comme un nouvel Adam ! Et la femme, l'antique Eve enfin devenue son idéale compagne, elle aussi se délecte dans le Jardin où tous deux ils vont jouer comme des innocents au puzzle androgyne ! Voici donc ce vieux rêve d'un Prométhée artiste, lentement mûri, porté comme le plus précieux des surgeons de David dans le ventre des Lumières, né des décombres de Sedan, jailli du bourbier de la percluse Maison de France venue parapher dans le champ de la ruine le vélin de sa Décadence, voici ce paletot d'idéal pour les petites épaules de l'occulte Péladan, ce Lazare de foire qui n'a pas peur de la Camarde et la fixe en éclatant de rire, comme le mage Cagliostro s'amusait avec le Diable; voici donc l'irrésistible élan de l'homme s'extrayant d'un amoncellement de corps luxurieux et splendides, déjà morts 844037197.jpgpourtant comme Les passions humaines de Jef Lambeaux le montrent: mais, vieillard podagre cependant, n'ayant plus la force — l'a-t-il jamais eue ? — de crier comme le poète contrebandier «Tout à la guerre, à la vengeance, à la terreur, / Mon Esprit ! Tournons dans la Morsure», amateur comme le duc des Esseintes des vices les plus fins, la main sur le cœur comme sur une petite bête inconnue, maléfique et noire, tellement caressée depuis des millénaires — mais inconnue pourtant, car Qui peut sonder le cœur de l'homme ? —, tellement caressée et choyée, tellement avilie qu'elle connaît comme un chien de foire tous les tours, ce rêve, ce nouveau rêve, ce mauvais rêve va avorter à son tour, ajoutant à la pourriture d'où il s'est extrait sa propre pourriture, son petit tas de boue au grand lac de boue qui fume et fulmine sous le soleil de l'ennui, car c'est la loi universelle de la récupération. Voici l'homme ! Voici l'Homme ! Il a chassé l'espérance comme on raconte que Napoléon, du haut de son tertre observant la mort à l'œuvre sous son regard fulgurant, chassait les milliers d'âmes de ses soldats morts pour lui, à l'instant, sous ses propres yeux d'empereur, d'un revers de main, comme on chasse une pensée importune ! Englué dans les fondrières rouges de la Première Guerre mondiale, le moutard insigne va devoir apprendre très vite une fraternité aveugle bien éloignée des gabegies maçonniques ou éthopiques, bonnes uniquement pour les rats instruits par les grimoires : la fraternité des ébranlés, ciel vide parcouru par des éclairs de froideur, autre chose, en somme, qu'un socialisme teinté de formules magiques fleurant bon la confiante naïveté en une progression de l'homme, même magicienne, pas vrai ?

Lien permanent | Tags : littérature, jules lafforgue, jef lambeaux | |  Imprimer