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« De la peur que certains éprouvent face à une société multiraciale (réponse à Pierre Damiens), par Jean-François Foulon | Page d'accueil | La Ville, son archange de misère, l'espérance (Un cauchemar, 9 et fin) »

07/05/2008

La Ville, son archange de misère, l'espérance (Un cauchemar, 8)

Jack Delano, Illinois Central R.R., freight cars in South Water Street freight terminal, Chicago, 1943.

Rappel.
La Ville..., 1.
La Ville..., 2.
La Ville..., 3.
La Ville..., 4.
La Ville..., 5.
La Ville..., 6.
La Ville...,7.

Lisons Trakl : «Je vis de nombreuses villes, proie des flammes / Et horreur sur horreur s'accumulaient les temps, / Et je vis de nombreux peuples dont l'essence n'était plus que poussière, / Et tous glissaient dans l'oubli». Puis Nietzsche : «Malheur à cette grande ville !», s'exclame Zarathoustra le contempteur, Zarathoustra qui voudrait «voir déjà la colonne de feu» qui l'incendiera, comme on raconte que Léon Bloy vit en songe une colonne de fumée s'élever sur la capitale détruite. Alors se lève le chant de la destruction, levé pour tout raser, et passer en détruisant tout : d'autres assez naïfs se trouveront bien là, à l'heure précise et au moment de l'espoir ressuscité, pour reconstruire ce qui avait été détruit, dans la patience confiante de qui veut s'enraciner à la terre qu'il replante et édifie pour être la demeure de sa croissance et de sa mort. Tout cela viendra, et plus encore. Mais seulement après le cri de Smeterling, après celui de Karl Kraus, plus fort parce qu'il est de chair, bien réel : c'est certain, le monde repu, la vieille société européenne refroidie comme un mort, doit craquer par quelque endroit.
Pour l'instant, c'en est assez de marcher sans but, aller simplement de l'avant, jeter son élan vers le zénith pointé par les sottes Lumières, le singe Voltaire, cet aimant hypnotiseur, même si personne ne paraît comprendre réellement que l'ombre du marcheur s'allonge démesurément vers un nadir autrement attirant, le soleil noir d'Auschwitz, qu'on ne peut fixer sans se brûler, comme on ne peut fixer le soleil, qu'on nomme – et trahit donc – en disant qu'il fut cette destruction, non pas de l'homme à qui on a refusé la mort, non pas de l'homme dont on a prolongé la vie dans la mort (cela, Bichat l'a imaginé, Rilke l'a vu dans son Livre de la pauvreté et de la mort), mais de l'idée même de l'homme en l'homme : je dirai, de l'idée éternelle de l'homme, de l'homme en l'homme, de l'homme en Dieu. Pourtant, le vociférateur premier conflit entre les empires du monde, qui terminera de couronner la gloire infecte comme une lèpre purulente du vieil ogre austro-hongrois, par le noir diamant de la mort brute, n'a pas encore éclaté, et déjà sa rumeur est un souffle de désolation, parce que la pourriture précède toujours l'entrée sur scène du Mal, comme le vent la tempête, et l'éclat de lumière le diamant.

Le cœur caché, le cœur des ténèbres; nous y voici, sans aucun doute, mais c'est presque rien, un peu de fumée vite dissipée : Vienne, Salzbourg, Innsbruck... Villes croulantes et énormes; villes avachies dans une jungle de mornes soupirs, de vagues râles de vieillards remplis d'eux-mêmes, c'est-à-dire de vent, comme l'est la venise agglomération, grignotée patiemment par les murènes du temps, que nous momifie le vieillard Gracq dans Le rivage des Syrtes, qu'il eût été inspiré d'appeler Syrtes-la-Morte, éviscérant le cadavre poussiéreux de Rodenbach. Villes attaquées sournoisement par une autre lèpre, qui trompeusement se présente comme un dernier sursaut de vie, un ultime hallali de rancœur, le pilon incendiaire de Karl Kraus, Die Fackel (La Torche), l'auteur bloyen des Derniers jours de l'Humanité, dont l'acide crachat sera pieusement ramassé par Wittgenstein, cet imprécateur du silence de la fin de partie métaphysique. Villes hautaines et croulantes dans lesquelles des marcheurs déboussolés versifient leurs beuveries, croyant parfois avoir entrevu la matrice impénétrable où grondent les flots de la Mort et du Mal, liés amoureusement dans une copulation de sangsues, ces mêmes flots répandant un peu de leur fraîcheur inconnue sur les traits tirés du traducteur Cendrars, charriant la peur comme le vent froid monté des abîmes vus par Przybyszewski.

Lien permanent | Tags : littérature, karl kraus, nietzsche, georg trakl | |  Imprimer