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23/07/2009

La parole donnée de Louis Massignon

Crédits photographiques : NASA, ESA and Digitized Sky Survey 2, Davide De Martin (NASA/ESA/Hubble).


51slHSNiOsL._SX299_BO1,204,203,200_.jpgAcheter Parole donnée de Louis Massignon sur Amazon.

«Le désert est silence et effroi, le jeûne est avant tout silenciement des voix de la chair, et la prière est fille de la crainte du Jugement et du Juge. La parole est perçue dans le silence, le Don de Dieu informe la prière. Au désert arabe, l’homme comprend le silencieux abandon de l’innocent lézard gecko, et du cruel faucon encapuchonné, à la main de maître qui se pose sur eux. Dans la steppe iranienne, forcée de nuit entre les phares d’auto qui la traquent, la gazelle s’agenouille pour pleurer. Comprenons-nous l’exigence divine qui nous force au silence et à la prière ?»
Louis Massignon, Les trois prières d’Abraham père de tous les croyants in Parole donnée.

«Quand Jésus commence sa Prédication, Marie s’abîme dans le silence, et si Elle en sort aujourd’hui, est-ce donc à dire que Jésus ne va plus parler ?»
Léon Bloy, Le symbolisme de l'Apparition.


Relisant Le symbolisme de l'Apparition de Léon Bloy, relecture assez pénible d'ailleurs, malgré quelques divines surprises (comme cette pensée de feu : «Le fond de ma pensée est que dans ce monde en chute, toute joie éclate dans l’ordre naturel et toute douleur dans l’ordre divin», p. 31), sans aucun doute parce que Léon Bloy a eu visiblement toutes les peines du monde pour évoquer l'événement et ses suites invisibles, je me souviens que l'un des textes de Louis Massignon, recueilli dans Parole donnée, évoquait lui aussi l'apparition à deux petits bergers de la Vierge, à La Salette en 1846, dans un texte intitulé Notre-Dame de La Salette : le voile de ses larmes sur l'Église. Il n'y a rien de bien étonnant dans le fait que Massignon ait repris à son aîné l'un de ses sujets de méditation si l'on garde à l'esprit la grande estime qu'il nourrissait pour le Mendiant ingrat.
Grand contempteur du Progrès devant l'Éternel et accessoirement ses contemporains, il est cependant étrange que Léon Bloy n'ait quasiment point gueulé, dans ce livre, contre les dérives, diaboliques à ses yeux, de la société dans laquelle il vivait vaille que vaille. Une exception toutefois, après un développement sur le refus, par l'homme, de la Douleur, aux accents étonnamment modernes, où la douleur est cette fois celle que l'homme inflige à la nature, en l'harassant, en l'arraisonnant : «Cette vieille terre qui se couvrait autrefois de croix partout où passaient des hommes et qui germinait, comme dit Isaïe, le signe de notre Rédemption, on la déchire et on la dévaste pour la contraindre à donner le bonheur à la race humaine, à cette ingrate progéniture de la douleur qui ne veut plus souffrir» (p. 23).
Louis Massignon aborde en revanche le surnaturel par une critique en règle de l'artificiel devenu, à notre époque, éminemment naturel, humain même, beaucoup trop humain. Il écrit ainsi, dans son inimitable style fait de fulgurantes juxtapositions qui volontiers se débarrasse des béquilles que peuvent constituer les coordinations : «Presse» et traite des «esclaves», depuis le XVIe siècle, empilés méthodiquement dans les mines, plantations et usines, encasernement pénitentiaire des militaires et des écoliers, camps hitlériens du travail forcé, font entrevoir, avec les progrès de l’action à distance et des robots, radio, télévision, télédirection, notre incarcération intégrale, sur place : même sans «mise à la disposition» corporelle préalable, dans une sorte de «pressoir social», de geôle d’enregistrement taylorisé, et productiviste, «qu’un horizon sanglant ferme de toutes parts» et même la courbure einsteinienne de l’espace» (1).
C'est en 1879 que Léon Bloy, accompagné de son ami l'abbé Tardif de Moidrey dont la méthode de lecture des textes sacrés eut sur l'écrivain une influence considérable, se rendit en pèlerinage sur la Montagne. Contraint de rentrer à Paris, Léon Bloy ne put être aux côtés de son ami qui mourut d'érysipèle. Il consacra au miracle de l'apparition un autre texte intitulé Celle qui pleure, se servant, lorsqu'il écrivait, du manuscrit du Symbolisme de l'Apparition, selon sa veuve Jeanne-Léon Bloy qui voit en cet ouvrage «le monument de l'âme contemplative du grand écrivain» (2), comme d'un simple sous-main.
Je disais que la relecture de ce livre m'avait semblé lente et peu facile. Me gêne la difficulté parfaitement exposée par l'écrivain si l'on juge du nombre de phrases où il s'exclame que ce qu'il écrit ne peut en aucun cas s'approcher de l'événement qui s'est produit en face de deux bergers illettrés (3) et qu'il ne s'agit, au mieux, que d'une paraphrase. Il se débat avec son livre, qu'il semble n'avoir pu maîtriser, et le haut patronage qu'il revendique n'y changera rien, même si les derniers chapitres de ce singulier ouvrage paraissent s'envoler (ou s'enfoncer; avec Bloy, la verticalité touche le ciel et pénètre l'enfer) où sont évoquées les figures de Marie, son Fils et Judas: «Les réflexions qui vont suivre doivent être considérées comme les reliefs du festin de roi que ce grand esprit [l’abbé Tardif de Moidrey] donnait à ses auditeurs quand il les entretenait des privilèges et des grandeurs de cette Reine des Patriarches» (p. 78).
Conscient, on le suppose, de la difficulté d'évoquer ce qui résiste à toute forme de profération, Louis Massignon poursuit donc sa critique de la modernité devenue folle, dépassant le cauchemar climatisé qu'elle crée par la brusque déhiscence du surnaturel qui, du moins l'espère-t-il, sera synonyme et promesse de pardon : «La multiplication des réseaux d’intercommunication qui nous déracinent de plus en plus depuis un siècle (réseau ferroviaire en France après 1840) accélère notre embrayage sous les maillons d’une chaîne sans espoir, d’où nous ressortons morts, éjectés et vidés, comme les tas de boîtes de conserves aux portes des entrepôts. Et c’est alors qu’une lueur intermittente, surnaturelle, s’est mise à filtrer : précisément à travers le mécanisme affreux de notre incarcération collective, où nos péchés durcis s’étaient amalgamés à l’outillage du progrès scientifique et aux sanctions sans pardon des lois naturelles transgressées : annonciation d’au-delà, promesse mariale de miséricorde» (p. 175).
Le génie de Louis Massignon est celui de la correspondance, du déchiffrement du signe et de la désignation des figures apotropéennes, les seules, bien que cachées, qui régissent le cours et les affaires du monde. Il suffit de voir ou plutôt, de savoir lire pour comprendre que notre monde n'est qu'un simulacre et que derrière les réalités les plus humbles, par exemple un lieu qu'aucune pancarte touristique ne distinguera, se cache la seule réalité valable aux yeux de Bloy et de Massignon : celle de l'invisible, rayonnant comme le secret (4) selon Jean-Louis Chrétien, à la base de toute véritable destinée humaine. Et le conflit qui naîtra tôt ou tard entre la vocation secrète du héros (au sens que Thomas Carlyle donnait à ce terme) et sa manifestation publique sera, encore, une affaire de déchiffrement et de lecture et, dans les cas les plus extrêmes (comme le martyre par exemple), autodafé (Massignon parle, lui, d'ordalie).
Je cite ainsi ce long et magnifique passage, extrait d'un texte consacré à Marie-Antoinette (intitulé Un vœu et un destin : Marie-Antoinette, reine de France), qui n'étonnera point les lecteurs de L'âme de Napoléon de Léon Bloy : «L’histoire est citation récapitulative, à comparution judiciaire, de séries successives de témoins; volontaires pour une revendication de justice et de vérité; séries explicatrices, compatientes, expiatrices des crises de douleur des masses. La personnalité définitive de chaque témoin, c’est, du dedans, sa vocation, du dehors, sa destinée; elle s’exprime du dedans par le vœu, elle s’imprime au dehors par le serment. Le vœu est sacralisation féminine, le serment est ordination virile. Le vœu reste ouvert à l’inattendu, le serment se ferme sur sa sanction légale (sacrificielle).
[...]
La vraie, la seule histoire d’une personne humaine, c’est l’émergence graduelle de son vœu secret à travers sa vie publique; en agissant, loin de le souiller, elle le purifie. La vraie, la seule histoire d’un peuple, c’est la montée folklorique de ses réactions collectives, thèmes archétypiques lui servant à classer et à juger les témoins «engendrés» par sa masse. Le peuple les somme, au nom de serments communs; mais eux doivent fidélité privée à leurs vœux. Aussi la courbe de vie de chacun de nous se tend, pour l’ordalie; se noue, en «nœud d’angoisse», prise entre son vœu et ses serments; jusqu’à réaliser, parfois, une prise de conscience héroïque du sacré, expiatrice de la crise collective. L’âme subit alors le choc de l’événement réalisant son vœu par les serments mêmes qui en brisent le secret, l’interprétant comme l’intersigne, très folklorique, du thème de son destin. Cette rupture est un signe de mort […] (pp. 189-90).
Cette rupture est pourtant retournement absolu de l'échec, de l'humiliation, de la douleur (5) en triomphe et mystérieuse libération de notre être le plus secret, donc le plus universel, celui en lequel d'autres, fous ou saints, pourront puiser leurs forces et le foyer où ils allumeront l'incendie s'étendant d'âge en âge, à condition que ne soit point brisée l'immense chaîne (6) et que la parole donnée soit respectée : «Une parole donnée, respectée, dernier refuge de la transcendance divine, du témoignage fidèle qui vivifie toute foi et tout espoir» (p. 281).
Cette rupture est peut-être même la seule façon, mais ô combien terrible, de nous échapper de notre mystérieuse prison, cet encerclement des hommes par les hommes réalisé selon Massignon à la Renaissance (7), emprisonnement dont l'auteur évoque la nature dans un texte qui n'a, encore une fois, besoin d'aucun commentaire (et surtout pas de ceux, dignes d'un bédouin vantant les qualités de son tapis troué, de Pierre Assouline !) : «En ce moment, où l’enthousiasme un peu naïf des masses lève ses regards vers les cosmonautes et les fusées à l’assaut des espaces interplanétaires, les Nuages de Magellan nous avertissent de l’incarcération définitive de l’humanité «emmurée vivante», non seulement dans ses axiomatiques théoriques, mais dans les dimensions finies de l’Univers expérimentable. Depuis 1912, ces deux Nébuleuses, fenêtre ouverte en apparence sur l’au-delà de notre Galaxie, ne nous révèlent que la fuite des autres Nébuleuses. Ce qui accule maintenant notre pensée à l’enceinte infrangible de notre prison spatiale et temporelle; en expansion ultra-rapide, sans doute, mais inexorablement «bouclée» par cette voûte des Cieux, où la courbure einsteinienne de l’Univers enferme l’explosion de la lumière primordiale, les faisceaux de ses rayons cosmiques plongeant dans l’infinie ténèbre, et le néant de l’abîme» (p. 492, dans un texte singulier intitulé Les nuages de Magellan : remarques sur leur utilisation par les pilotes arabes dans l’océan Indien : sous le signe des VII Dormants).
De ce que virent deux petits bergers au sommet d'une montagne jusqu'aux lointains Nuages de Magellan contemplés par les marins des siècles passés, Louis Massignon nous indique l'étrange parcours dont il serait illusoire de penser qu'il signifie un quelconque progrès voire une élévation de l'homme s'affranchissant de la boue.
L'invisible nous cerne de toutes parts. Les scientifiques, avec effroi, nous apprennent même qu'il constitue l'essentiel de l'univers, confirmant les intuitions immémoriales des poètes. Le chercher, en pénétrer les frontières en parcourant des milliards de milliards de kilomètres ne nous servira pourtant à rien si nous oublions qu'il nous faut conquérir une liberté dont les lignes, paradoxalement, sont écrites de toute éternité. Léon Bloy et Louis Massignon qui ne s'estimèrent toutefois jamais rassasiés de témoignages et de prodiges, comprirent cette évidence sans avoir besoin de signes, qu'il s'agisse des paroles terribles de la Vierge adressées au peuple de France ou de la myriade d'étoiles qui nous force à lever les yeux vers le ciel.

Notes
(1) Louis Massignon, Parole donnée (Union Générale d’Éditions, coll. 10/18, 1970), pp. 174-5. Les chiffres entre parenthèses renvoient à notre édition. La citation placée en exergue est extraite de la page 278.
(2) Préface au Symbolisme de l'Apparition (éditions Payot & Rivages, coll. Petite Bibliothèque, 2008), p. 9.
(3) Voir par exemple p. 33 : «En attendant que tout se consomme, tout ce qu'on pourrait dire ou écrire sur ce sujet est exactement au-dessous du rien» et, p. 114 : «La beauté infinie de cet endroit [l'histoire des Cinquante Justes ou l'intercession d'Abraham en faveur de Sodome, en Genèse 18] commande un si grand respect et une si tremblante admiration qu'on ne blasphémera pas en essayant de le commenter». Or c'est exactement ce que Léon Bloy, contraint et forcé par son don d'écriture, fait : commenter. Nous rappelons que Louis Massignon fut à l'évidence, comme Léon Bloy, frappé par la beauté de ce passage où, littéralement, Abraham marchande avec son Dieu. Il écrivit un texte de toute beauté intitulé Les trois prières d’Abraham père de tous les croyants
(4) Voir ma note intitulée Toutes sortes de secrets moins l'essentiel, évoquant Pierre Boutang et Louis Massignon.
(5) «Quand Dieu se choisit un témoin, même dans le domaine le plus humble, Il le rend aux autres méconnaissable et odieux. Il voile son âme pour la défendre de la vaine gloire, comme le Targui se voile contre le vent du sable, afin qu’elle ne découvre son visage que pour Lui. Mais en même temps, ce déguisement l’a substituée aux autres, pour porter à leur insu leurs péchés et détourner d’eux le châtiment», p. 280, in Les trois prières d’Abraham père de tous les croyants. Ces quelques lignes annoncent le développement suivant, centré autour de la figure de la réversibilité popularisée par Joseph de Maistre dans le huitième entretien des Soirées de Saint-Pétersbourg Léon Bloy, dans Le symbolisme de l'Apparition, évoquera longuement ce point assez peu orthodoxe, notamment dans la superbe méditation consacrée au rapprochement entre Judas et le Christ : «Marie voyait l'ombre de la potence de Judas se prolonger sur tous les siècles à venir comme une immense déchirure ténébreuse à la robe sans couture de l'Église de Jésus-Christ» (p. 160) et «La parfaite Espérance qui est Marie, vaincue par la mort volontaire de Judas, rencontre en s'enfuyant d'épouvante vers la Montagne, une autre mort volontaire qui lui rendra la victoire, mais il faut qu'Elle contemple ces deux morts dans le présent et dans l'avenir ! Il faut qu'Elle contraigne Sa pensée à supporter cette sacrilège confrontation. Judas et Jésus meurent tous deux volontairement; mais le second va fixer au pied de Sa Croix l'Espérance que l'autre vient de mettre en fuite. Judas crève par le milieu du ventre et ses entrailles se répandent sur la terre; Jésus ne s'est incarné que pour donner ses entrailles à la terre, mais il faut qu'Il meure et qu'on lui perce le Cœur pour que les hommes comprennent l'énormité de la parodie sacrilège que le suicide de Judas avait pour but de réaliser» (pp. 160-1). Les choses ne seront jamais toutefois plus claires que lorsque Léon Bloy osera écrire : «Marie tient sur ses genoux, la Tête du Maudit [Gal, III, 13], la Tête infiniment adorable du péché [II Cor. V, 21 ]» (p. 184, je donne entre crochets les références scripturaires qu'indique Léon Bloy).
(6) Par exemple : «les lignes de transmission (isnâd) de la Tradition prophétique, dont ses témoins transmetteurs constituent de génération en génération, les nœuds numérotés […] (p. 82) et aussi : «c’est par l’amitié sainte nouée entre des personnes déterminées, prédestinées, que se construit l’éternelle Communauté : pour qu’y apparaissent, modalisées en toute beauté et vérité, projetées des lignes de nos vies sur le cycle liturgique fondamental, les diverses formes d’intimité divinatrice réalisées dans le «grand dérangement» de nos souffrances et de nos œuvres» (p. 89).
(7) «Au siècle de la Renaissance, ces Nuages avaient aidé Magellan, entrant dans l’océan Pacifique, à réaliser notre encerclement terrestre, à refermer la circonférence de notre sphère après la découverte du Nouveau Monde» (pp. 491-2).