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14/12/2009

La Femme de Zante de Dionysos Solomos

Crédits photographiques : Majid Saeedi (Getty Images).


«Car, de même que les figures du Christ ont annoncé le Christ, les ombres de l’Antichrist précèdent celui-ci. Chaque événement dans ce monde est une figure de ceux qui le suivent, l’histoire se développant comme une spirale qui va toujours s’élargissant.»
John Henry Newman, L’Antichrist (Ad Solem, 1995), p. 33.


Plat1Solomos.jpgÀ propos de Dionysios Solomos, La Femme de Zante (Le Bruit du temps, 2009).
LRSP (livre reçu en service de presse).


Il y a quelques années de cela, en 1994 ou 1995, dans une des salles de la bibliothèque de l'Université Jean Moulin à Lyon, alors que, plongé dans mes recherches consacrées au diable, je m'intéressai à ses étonnantes figurations dans les récits apocalyptiques (de l'Ancien Testament jusqu'aux apocryphes chrétiens en passant par les textes intertestamentaires et, bien sûr, le Nouveau Testament), je tins entre les mains l'ouvrage fort savant d'Astérios Argyriou intitulé Les exégèses grecques de l'Apocalypse à l'époque turque, 1453-1821 (1).
Accablé de lectures fort peu distrayantes dont il me fallait extraire l'essentiel (c'est ainsi que, dans la cave de la maison de mes parents, sommeillent des piles de feuilles volantes que je transforme peu à peu en fichiers électroniques), n'ayant pris de cette étude aucune note puisque son sujet me semblait bien trop resserré, je ne sais si l'auteur y évoquait l'étrange texte de Dionysios Solomos, La Femme de Zante, dont la rédaction fut plus ou moins contemporaine du second siège de Missolonghi qui eut lieu en avril 1826 par l'armée égyptienne (formée par des Français) d'Ibrahim Pacha.
Ce livre se présente donc, du moins sous mon regard, dans son inquiétante étrangeté.
Très bellement commenté par son traducteur, Gilles Ortlieb, dans un petit livre aussi impeccable que tous ceux qu'édite Le Bruit du temps, ce texte déroutant fut inlassablement retravaillé par Solomos, et demeura inconnu jusqu'en 1927, date de sa toute première publication, qui n'éveilla guère d'analyses ni même de louanges, tant il embarrassait les lecteurs de métier, critiques et même écrivains admirant le poète.
Cette œuvre fulgurante évoque, sous la plume du grand poète grec qui chanta la mort de Lord Byron s'étant sacrifié pour que la Grèce triomphe de ses vieux ennemis, la vision apocalyptique du pope Dionysios, retiré dans la chapelle de Saint-Lypios sur l'île de Zante (Zakynthos) qui vit naître l'écrivain.
Rappelant la simplicité rayonnante des vieux textes sacrés qui annoncent les déchaînements inouïs de violence, celui de Solomos mêle les notations des plus humbles réalités quotidiennes avec les intrusions d'un surnaturel noir : une femme médisante, sale, suintant la pourriture, que notre moine contemplera devenue cadavre et envahie par des nuées de mouches, est le foyer d'infection de Zante, raison ou cause, nul ne le sait, mais signe en tout cas de la ruine de la Grèce.
Solomos ne laissa pas même l'un de ses élèves et exécuteur testamentaire, Iakovos Polylas, publier son texte, probablement parce que, sous la femme de Zante se cache l'une de ses parentes ainsi très méchamment croquée. Ce détail n'a d'ailleurs aucune espèce d'importance si ce n'est celui de donner quelque biscuit sec aux érudits puisque le texte de Solomos est, incontestablement, grand d'être parvenu à s'ériger en miroir trouble où des générations de Grecs, tel que Zissimos Lorenzatos, ce très grand critique hélas totalement inconnu en France (ce qui n'est point le cas, as usual, dans les pays de langue anglaise...), ont tenté de plonger leur regard. Ce dernier écrit ainsi : «Avec Solomos, le problème de l'expression artistique entre dans notre vie culturelle, tout comme le problème de l'indépendance [rappelons que Solomos vécut sous protectorat britannique] est entré dans notre vie nationale.»
Paraphrasant Lorenzatos dont je citai un autre passage, bien plus mystérieux, dans Maudit soit Andreas Werkmeister !, je pourrais affirmer qu'avec ce texte de Solomos, la question de la figuration de l'apocalypse dans la littérature est posée, mais comme en énigme, d'une façon fort différente que celle que Walker Percy par exemple choisira d'illustrer dans L'amour parmi les ruines, utilisant la thématique eschatologique pour la gauchir et l'inverser en parodie, comme si la Grande Putain ne pouvait qu'être la maîtresse d'un Christ lui-même pourrissant, proposition qui, sans nul doute, eût horrifié Solomos : «Dans l'obscur miroir se dessine vaguement une figure de Christ espagnol aux yeux caves. La petite vérole se répand sur sa face. Des vacuoles s'ouvrent sur sa poitrine. C'est le nouveau Christ, le Christ grêlé, le Christ pécheur. L'ancien Christ est mort pour nos péchés, mais son échec est consommé. La réconciliation n'aura pas lieu. Le nouveau Christ réconciliera l'homme avec ses péchés. Le nouveau Christ est ivre mort au fond d'un fossé» (2).
Double originalité de La Femme de Zante puisque, si ce livre parvient à conserver une verte primitivité de l'image qui ne sera plus qu'une chimère pour les auteurs du siècle passé comme Percy, la figuration poétique des signes de l'Apocalypse est selon Solomos essentiellement elliptique voire énigmatique, au rebours donc des interprétations allégoriques, réductrices et même faciles, de bien des Pères de l'Église comme Césaire d'Arles qui, devant l'urgence apocalyptique, se souciait peu, on le comprend, de poésie, écrivant ainsi : «[...] dans le cheval noir, nous comprenons le peuple mauvais qui obéit au diable» (3) alors que ce même «cheval noir» signifiait, pour Victorin de Pœtovio, la famine : «Car le Seigneur dit : “Il y aura aussi des famines en divers endroits”. Cette parole s'applique spécialement au temps de l'Antéchrist, époque où il y aura une grande famine qui fera du tort aux hommes mêmes» (4) et que, pour Anselme de Havelberg, ce même cheval noir sera : «la sombre doctrine des hérétiques, que le susdit dragon monstrueux a excités contre l’Église : n’ayant pu la submerger dans l’effusion du sang des martyrs, il veut la ruiner par la grande perversion des systèmes hérétiques» (5).
Solomos n'évoque dans son texte aucun cheval, plutôt des chiens galeux et une femme dont la chair est pourriture qu'une lecture sotte aura vite fait de confondre avec la putain de Babylone même si, je l'ai écrit, le lecteur ne peut s'empêcher de songer, avec dégoût, à la nature de l'amant (ou plutôt : à sa multitude d'amants qui sont légion) de la femme de Zante.
On imaginerait fort bien ce cauchemar de Solomos être transposé à l'écran, un jour prochain peut-être, lorsqu'il aura fini de s'intéresser aux dernières heures de lucidité de Nietzsche, par un Béla Tarr qui s'amuserait à filmer longuement des chaussures sales s'essuyant sur un paillasson pour évoquer cette image superbe décrivant la voix de la femme de Zante : «Et lorsqu’elle parlait tout bas pour salir le nom de quelqu’un, sa voix rappelait le frottement des pieds d’un voleur sur un paillasson» (p. 31).

Je signale une excellente recension de cet ouvrage par mon ami Spyros Yannaras pour Kathimerini, ici reprise sur le site des éditions Le Bruit du temps.

Notes
(1) Pas davantage n'ai-je pu me procurer l'ouvrage, paru aux Belles Lettres, d'Octave Merlier, intitulé La Vision prophétique du moine Dionysios ou La Femme de Zante. Essai d'anastylose de l'œuvre (1987).
(2) Walker Percy, L'amour parmi les ruines (Rivages poche/Bibliothèque étrangère, 1993), p. 200.
(3) Césaire d’Arles, L’apocalypse expliquée (Desclée de Brouwer, coll. Les pères dans la foi, 1989), p. 61.
(4) Victorin de Pœtovio, Sur l'Apocalypse et autres écrits (Cerf, coll. Sources Chrétiennes, n° 423, 1997), VI, 2, p. 81.
(5) Anselme de Havelberg, Dialogues (Cerf, coll. Sources chrétiennes n°118, 1966), p. 77.