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08/04/2010

Seconde Odyssée. Ulysse de Tennyson à Borges d'Évanghélia Stead

Photographie : Alessandro Bianchi (Reuters).


stead-ulysse.jpgÀ propos de Seconde Odyssée. Ulysse de Tennyson à Borges (textes réunis, commentés et en partie traduits par Évanghélia Stead, Jérôme Millon, Grenoble, coll. Nomina, 2010).
LRSP (livre reçu en service de presse).


Les écrivains ne se sont jamais véritablement consolés du fait, si peu littéraire à leurs yeux, qu'Ulysse soit rentré à Ithaque pour y retrouver sa fidèle Pénélope et son fils Télémaque. Ils l'ont donc sans vergogne arraché à son petit confort et, se souvenant de la prophétie du devin Tirésias tout autant que de Dante qui, après la chute de Troie, a condamné le héros que Virgile et lui-même visitent en Enfer (chant XXVI, vv. 91-142) à trouver la mort sur les mers, ils l'ont lancé de nouveau sur les flots inconnus, cette fois bien au-delà des colonnes d'Hercule et des contrées cimmériennes, où il fait toujours nuit selon Homère (cf. le chant XI). Des quinze textes, souvent magnifiques, qu'Évanghélia Stead a réunis (et traduits pour la majorité d'entre eux) dans un livre somptueux édité par Jérôme Millon, le texte d'Alfred Tennyson, Ulysse, publié en 1842, est l'un des plus connus, tout du moins des lecteurs anglo-saxons mais, aussi, de toute évidence, l'un des plus frappants. En voici un passage et sa traduction :

«Little remains : but every hour is saved
From that eternal silence, something more,
A bringer of new things; and vile it were
For some three suns to store and hoard myself,
And this gray spirit yearning in desire
To follow knowledge like a sinking star,
Beyond the utmost bound of human thought.

Très peu me reste : mais chaque heure est arrachée
À l’éternel silence, quelque chose de plus,
Porteur de nouveauté; qu’il serait ignoble
Pour quelque trois soleils de garder, d’épargner moi-même
Et cette âme grisonnante, brûlante du désir
De suivre la connaissance, étoile qui sombre sous l’horizon,
Au-delà des limites de la pensée humaine.»
(traduction d'Évanghélia Stead, p. 27 de notre ouvrage).


26-245.jpgDante, bien sûr, a directement inspiré le grand poète anglais des Idylls of the King qui chantent la légende du roi Arthur. Ulysse est lui aussi, à sa façon, un roi légendaire, à l'appétit insatiable, à la curiosité toute moderne qu'à la différence de son illustre prédécesseur, Tennyson ne condamne point. Plus poétiquement à mes yeux que ne l'a fait Dante, Lord Tennyson fait d'Ulysse une figure de l'errance perpétuelle ou, pour le dire avec un autre poète, de l'intranquillité, de l'inquiétude métaphysique : peut-être qu'Ulysse et son équipage sombreront dans les gouffres marins ou bien, ajoute Tennyson, peut-être qu'ils finiront par fouler le sol de ces îles Fortunées que les Grecs placèrent à l'ouest extrême de l'océan circumterrestre et qu'ils peuplèrent des héros morts auxquels les dieux avaient accordé un éternel repos. Je cite le passage que l'auteur de la Divine Comédie consacre au héros grec qui, quoique condamné aux peines infernales, semble tout particulièrement toucher Dante par son récit :

«Vous qu’une même flamme enveloppe et dévore,
Si je vous ai servis quand je vivais encore,
Et fait sur vos tombeaux quelques myrtes fleurir,

Alors que j’écrivis mon immortel ouvrage,
Arrêtez ! qu’un de vous dise sur quel rivage
Artisan de sa perte, il est allé mourir !»

Puis voici que sa crête en tous sens se promène,
S’élevant, s’abaissant comme une langue humaine
Et profère ces mots exhalés sourdement :

«Loin des bords appelés Gaëte par Énée
Lorsque je pris la fuite après plus d’une année
Et rompis de Circé le filet enchanteur;

Ni le doux souvenir d’un fils, ni mon vieux père,
Ni l’amour qu’attendait l’épouse toujours chère,
Qui seul de Pénélope aurait fait le bonheur;

Rien ne put vaincre en moi cette ardeur sans seconde,
Qui me brûlait de voir et d’étudier le monde
Et l’homme et ses vertus et sa perversité.

Et sur la haute mer tout seul je me hasarde
Avec un seul navire et cette faible garde
Qui partagea mon sort et ne m’a point quitté.

[…]

Malgré tous les périls et les destins contraires
Nous touchons l’Occident, m’écriai-je, ô mes frères !
Pour un reste de vie éphémère, incertain,

Quand vos yeux pour toujours vont se fermer peut-être,
Ne vous ravissez pas ce bonheur de connaître
Par delà le soleil un monde inhabité !

[…]

Et, la poupe tournée au levant, nous voguâmes,
Effleurant l’onde à peine et volant sur nos rames,
Poussant vers l’Occident notre voile au hasard.

Déjà, de l’autre pôle où s’égarent nos voiles
La nuit a déployé sur son front les étoiles;
Le nôtre à l’horizon déjà fuit et décroît.

Cinq fois mourait, cinq fois s’allumait dans la brune
Cette pâle clarté qui tombe de la lune,
Depuis que nous étions entrés dans le détroit,

Lorsque nous apparut, à travers la distance
Une montagne obscure encore, mais immense;
Jamais je n’avais vu mont si grand ni si beau.

Mais notre courte joie en des larmes se change:
Soudain du Nouveau-Monde un tourbillon étrange
S’élève et vient au flanc frapper notre vaisseau,

Trois fois le fait tourner en amoncelant l’onde,
Puis soulève la poupe, et la mer profonde
Fait descendre la proue au gré d’un bras jaloux,

Jusqu’à ce que la mer se referme sur nous.» (1)


«Si la Divine Comédie, écrit Évanghélia Stead (p. 295), était le poème du milieu du chemin de la vie, et l’Odyssée le poème de l’Homme, comme l’indique l’anonyme andra au départ du tout premier vers («C’est l’Homme aux milles tours, Muse, qu’il faut me dire, Celui qui tant erra…», I, 1-2, traduction de Victor Bérard), la Seconde Odyssée, telle qu’elle prend forme dans Le Dernier Voyage de Giovanni Pascoli, est le poème de l’homme à la fin de la traversée». Giovanni Pascoli justement, dont je cite quelques très beaux vers extraits du Dernier Voyage publié en 1904 (XXIII, Le Vrai, op. cit., pp. 283-287) :

«Et sur le calme immobile de l’eau,
haute et sûre il fit entendre la voix.
C’est moi ! C’est moi ! Je reviens pour savoir !

J’ai beaucoup vu, comme vous me voyez;
mais tout ce que je regardai au monde,
me regarda; me demanda : Qui suis-je ?
Et silencieux et doux, le courant,
Poussait le navire encor [sic] plus avant.
Et le vieillard vit un grand amas d’os
d’hommes, et tout autour de peaux flétries,
près des deux Sirènes, rigidement
couchées sur la grève, tels deux écueils.
Je vois. Eh, soit. Que ma dure carcasse
aille grossir ce tas. Mais, vous, parlez !
Dites-moi le vrai, un seul, d’entre tous,
avant que je ne meure, que j’aie vécu !

C’était Odysseus : la mer le ramenait
à sa déesse; le ramenait mort
à celle qui Couvre et Cache esseulée,
sur l’île déserte mais verdoyante
à l’ombilic de la mer éternelle.

Elle entoura l’homme de la nuée
de ses cheveux; et ulula sur l’onde
vide, là où personne n’entendait :
Ne jamais être ! ne jamais être ! plus
rien, mais moins de mort, que de ne plus être ! –»


Claude Gellée dit Le Lorrain.jpg

Je pourrais ainsi citer de nombreux extraits des textes que l'auteur présente finement mais je laisse d'une part à mes lecteurs le plaisir de découvrir les œuvres évoquées par Évanghélia Stead et puis, d'autre part, je crois que l'essentiel de son propos est ici résumé en quelques lignes qu'il n'est point besoin de commenter trop savamment : «Le Dernier Voyage est bien une Odyssée à rebours ou à l’envers, ou pour le dire avec Pascoli, un de ces «poèmes qui découlent, tels des ruisselets, de la source pérenne» (p. 291). En fait, «en se mesurant à la poésie grecque la plus ancienne qui soit» (p. 299), Pascoli, mais aussi tous ceux qui l'ont précédé comme Andrew Lang et ceux qui l'ont suivi comme Arturo Graf, sont des poètes novateurs du lyrisme moderne, et ne sont novateurs que parce qu'ils ont enté leurs textes sur le tronc massif d'un texte infiniment ancien et précieux. Le danger est évident et Évanghélia Stead sait pertinemment que certains des auteurs dont elle étudie les poèmes peuvent à bon droit être considérés comme de petits maîtres mais qu'importe puisque chacun d'entre eux, en imaginant la destinée d'Ulysse revenu à Ithaque puis reparti définitivement de sa patrie a nourri la geste héroïque et fatale d'une invention qui retrouve son plus vieux sens, celui d'une découverte de ce qui a toujours existé : «Avec Blei, Lemaitre ou Gebhart écrit-elle ainsi, d’autres encore, on est au cœur des temps où, pour reprendre le mot de Bourget, «la mémoire des hommes, surchargée du prodigieux chiffre des livres, fera banqueroute à la gloire» (2). On sait plus qu’on n’invente, on se rappelle plus qu’on ne ressent, on reprend plus qu’on ne créer au cœur d’un climat de décadence qui procède par reproduction, amplification, scissiparité, cancérisation des motifs et des récits, ce dont Blei, Gebhart ou Lemaitre sont des représentants à des titres divers. Une littérature d’épigones, qui privilégie le ressassement. Non sans invention cependant» (p. 376).

Notes
(1) Enfer, chant XXVI in La Divine Comédie (traduction en vers de Louis Ratisbonne, International Publishing GmbH, Munich Brepols, diffusion J. Lazarus, 1988 [1852], pp. 146-147.
(2) Charles Baudelaire, Essais de psychologie contemporaine, Librairie Plon, Nourrit et Cie, 1901, vol. I, p. 23.

Illustrations : Gustave Doré, gravure pour le Chant XXVI de l'Enfer et Claude Gellée dit Le Lorrain, Départ d'Ulysse du port des Phéaciens, 1646.