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01/06/2010

René Girard est le Messie et Jésus-Christ est son prophète, 3, par René Pommier

Crédits photographiques : Gemunu Amarasinghe (Associated Press).

Rappel
René Girard est le Messie et Jésus-Christ est son prophète, 1.
René Girard est le Messie et Jésus-Christ est son prophète, 2.

Un autre exemple de la perpétuelle sollicitation des textes à laquelle René Girard ne cesse de se livrer, nous est fourni par la parabole des vignerons homicides. «L’essentiel, vient de dire René Girard, c’est de voir que la violence apocalyptique prédite par les Évangiles n’est pas divine. Cette violence, dans les Évangiles, est toujours rapportée aux hommes, jamais à Dieu. Ce qui fait croire aux lecteurs qu’on a encore affaire à la vieille colère divine, toujours vivante dans l’Ancien Testament, c’est que la plupart des traits apocalyptiques, les grandes images de ce tableau, sont empruntés à des textes de l’Ancien Testament» (1). Jean-Michel Oughourlian lui fait alors observer qu’il ne peut «quand même pas nier qu’il y ait certains textes où Jésus prend à son compte la vieille violence destructrice de Jahvé». Et il évoque notamment la parabole des vignerons homicides qu’il résume ainsi : «Après avoir loué sa vigne à des métayers, le propriétaire est allé vivre ailleurs. Pour recueillir les fruits de sa vocation, il envoie divers émissaires, les prophètes, qui se font frapper, chasser et qui retournent les mains vides. Finalement il envoie son fils, l’héritier du père, que les vignerons mettent à mort. Jésus demande alors à ses auditeurs : Que fera le maître de la vigne ? Et il répond lui-même : Il fera périr les vignerons infidèles et en mettra d’autres à leur place» (2).
Jean-Michel Oughourlian a précisé qu’il avait sous les yeux le texte de Luc. René Girard prétend donc répondre à l’objection en s’appuyant, lui, sur celui de Matthieu : «Le texte de Matthieu présente avec ceux de Marc et de Luc une différence qui paraît insignifiante dans les perspectives habituelles, mais qui se révèle capitale dans la nôtre. Il y a la même question que chez Marc et c’est toujours Jésus qui la pose, mais cette fois ce n’est pas lui qui répond, ce sont les auditeurs : “Lors donc que deviendra le maître de la vigne, que fera-t-il de ces vignerons-là ?” Ils lui répondirent : “il fera misérablement périr ces misérables, et il louera la vigne à d’autres vignerons qui lui en livreront les fruits en temps voulu” (Mt 21, 40-41).
«Jésus ne met pas la violence au compte de Dieu; il laisse à ses auditeurs le soin de conclure dans des termes qui correspondent non à sa pensée à lui, mais à la leur, une pensée qui suppose l’existence d’une violence divine. Il me semble que le texte de Matthieu doit être préféré. ce n’est pas sans raisons que Jésus laisse à des auditeurs sourds et aveugles la responsabilité d’une conclusion qui reste la même partout, mais que seuls les auditeurs, prisonniers de la vision sacrée, rapportent à la divinité. La répugnance du rédacteur de Matthieu à placer dans la bouche de Jésus une parole qui rend Dieu capable de violence relève d’un sens très juste de la singularité évangélique face à l’Ancien Testament.
«Chez Marc et chez Luc, la tournure interrogative reste présente, mais elle ne correspond plus à aucune nécessité, puisque c’est Jésus lui-même qui pose la question et fournit la réponse. On n’a plus affaire, semble-t-il, qu’à un simple effet de rhétorique.
«La comparaison avec le texte plus complexe et plus significatif de Matthieu montre qu’il doit s’agir de tout autre chose. Les rédacteurs de Marc et de Luc, ou les scribes qui ont recopié, ont visiblement simplifié un texte dont la forme complète et significative est celle de Matthieu. La forme question/réponse subsiste, mais elle ne correspond plus à l’intention originelle qui était de laisser les auditeurs prendre à leur compte la conclusion violente.
«Parce qu’ils n’ont pas saisi cette intention, Marc cet Luc ont laissé tomber un élément de dialogue qui leur paraissait insignifiant mais qui se révèle, à la réflexion, d’une importance capitale» (3).
Jean-Michel Oughourlian se satisfait apparemment de cette réponse. Mais il est permis de se montrer moins complaisant que lui. On peut tout d’abord se demander au nom de quoi René Girard décrète que «les rédacteurs de Marc et de Luc, ou les scribes qui ont recopié, ont visiblement simplifié un texte dont la forme complète et significative est celle des Matthieu.» Tous les spécialistes sont pourtant d’accord pour penser que le texte le plus ancien est celui de Marc, et que Luc et Matthieu l‘ont eu entre les mains quand ils ont rédigé leurs évangiles. Si l’on doit privilégier une version, ce serait donc celle de Marc plutôt que celle de Matthieu. René Girard, lui, récuse arbitrairement les versions de Marc et de Luc pour ne retenir que celle de Matthieu, sous prétexte qu’elle lui convient mieux. Il est plaisant de le voir distribuer des bons ou des mauvais points aux évangélistes suivant que ce qu’ils disent s’accorde, du moins à ce qu’il croit, ou ne s’accorde pas avec ses théories. On n’aura certainement pas oublié que, lorsqu’il commentait le récit de la mort de Jean-baptiste, il reprochait à Matthieu de n’avoir pas vu le génie de Marc. Ici il le félicite pour son «sens très juste de la singularité évangélique face à l’Ancien Testament». C’est insinuer que Luc et Marc, eux, ne l’ont pas. C’est tout de même bien étrange et passablement gênant. Décidément René Girard est impayable. Non content de prétendre qu’aucun chrétien avant lui n’a jamais compris l’originalité des évangiles, il suggère que deux au moins des évangélistes sont dans le même cas.
Mais, en réalité, Matthieu ne l’a pas mieux comprise que Marc et Luc. Certes ! chez Marc et Luc, le Christ donne lui-même la réponse à la question qu’il a posée, tandis que, chez Matthieu, il laisse ses auditeurs répondre. Mais cela ne justifie aucunement la conclusion que René Girard croit pouvoir en tirer : il affirme que, dans la version de Matthieu, «Jésus ne met pas la violence au compte de Dieu; il laisse à ses auditeurs le soin de conclure dans des termes qui correspondent non à sa pensée à lui, mais à la leur, une pensée qui suppose l’existence d’une violence divine». Mais, si la réponse de ses auditeurs n’avait pas été celle que Jésus attendait, il n’aurait pas manqué de réagir et de faire la mise au point qui s’imposait. S’il ne le fait pas, c’est parce qu’il a obtenu la bonne réponse. Il n’y donc aucunement lieu d’opposer le texte de Matthieu à ceux de Luc et de Marc. Quoi que dise René Girard, la différence entre le texte de Matthieu et ceux de Marc et Luc est bien «insignifiante».
Si l’on pouvait conserver quelque doute à ce sujet, il suffirait de lire la fin du récit qui est à peu près la même chez Marc, chez Luc et chez Matthieu et que René Girard s’est bien gardé d’évoquer. Elle prouve non seulement que Matthieu n’a nullement cherché à corriger le récit de Marc, mais que l’interprétation que René Girard prétend donner de cet épisode est totalement infondée. Car les trois évangélistes concluent en disant que les grands prêtres et les Pharisiens avaient très bien compris que c’étaient eux que le Christ avait menacés, et qu’ils l’auraient volontiers arrêté, s’ils n’avaient pas eu peur que la foule ne prît parti pour lui.

Notes
(1) Des Choses cachées depuis la fondation du monde, op. cit., pp.274-275.
(2) Ibid., pp. 276-277.
(3) Ibid., pp. 277-278.