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05/10/2010

Le Mal Absolu de Pietro Citati

Crédits photographiques : Mohammad Sajjad (AP Photo).

51G0mdD+wtL._SS500_.jpgÀ propos de Pietro Citati, Le Mal Absolu. Au cœur du roman du dix-neuvième siècle [Il male assoluto, 2000] (Gallimard, coll. L’Arpenteur, traduit de l’italien par Brigitte Pérol, 2010).

Le seul véritable intérêt, mais avouons qu'il n'est pas le plus mince, de l'ouvrage de Pietro Citati intitulé Le Mal Absolu, est qu'il se lit avec beaucoup de plaisir, malgré ses hors-sujets flagrants et ses longueurs, qu'un éditeur français aurait sans doute eu raison de supprimer. Citati n'est certes pas un critique littéraire au sens technique du terme, son épais livre s'inscrivant bien davantage dans le sillage de ces magnifiques rêveries mêlant l'histoire et la littérature que sont les déambulations d'un Claudio Magris ou celles d'un W. G. Sebald. Peu de rapprochements à faire avec les textes elliptiques, mélancoliques et inquiétants de Mario Praz. Aucun rapport, en revanche, entre le texte de Citati et telle œuvre étourdissante d'érudition de Roberto Calasso : là où Citati se contente, sans grand souci de logique ou de démonstration, d'accumuler les rencontres avec quelques-uns des plus grands romanciers du XIXe siècle et de nous répéter que tout grand roman est énigmatique (1), Calasso entend non seulement illustrer mais prouver une thèse, la multitude des sujets abordés n'étant qu'un leurre lorsqu'il s'agit d'atteindre la nappe profonde (le sacré) coulant dans les souterrains du monde moderne.
Les connaisseurs des œuvres d'Austen, Goethe, Manzoni, Poe, Dumas, Stevenson ou encore Dostoïevski n'apprendront absolument rien qu'ils ne sachent depuis leur toute première lecture (ou presque) des romans de ces auteurs. En fait, le titre de l'ouvrage de Citati est trompeur puisqu'il ne s'agit pas, de toute évidence, d'une étude thématique : les textes qui composent ce livre, d'intérêt inégal et se réduisant parfois à une très longue paraphrase de l'œuvre commentée, ont sans doute été composés à des dates différentes et n'évoquent point tous, loin s'en faut, le problème du mal, que Citato affirme absolu et qu'il majuscule (tout comme il le fait, assez bizarrement, pour l'adjectif).
Il ne suffit donc pas de répéter, toutes les trente ou quarante pages, la formule le Mal Absolu pour donner une cohérence à une étude qui n'a d'intérêt que son large spectre d'auteurs évoqués mais aussi de magnifiques pages sur Manzoni, Dickens et surtout Dostoïevski, qui nous font oublier la longue paraphrase sur Les Affinités électives qui ouvre le livre ou les passages sans grand intérêt sur Lewis Carrol et Carlo Lorenzini, plus connu sous le nom de Carlo Collodi.
Du reste, qu'est-ce donc que le Mal Absolu selon Pietro Citati ? Nous ne le savons guère, disons qu'il s'agit tout simplement du mal dans sa concentration la plus intense. Je crois toutefois qu'une façon de le caractériser est d'affirmer que seuls les plus grands romanciers du XIXe siècle ont tenté d'en donner quelque aperçu. Le plus puissant d'entre eux, sans conteste aux yeux de Pietro Citati est le Dostoïevski des Démons, un roman sur lequel l'auteur porte un beau jugement, bien que fort peu révolutionnaire dans ses aperçus : «Je ne crois pas que Dostoïevski ait jamais écrit un roman aussi beau que Les Démons : Crime et châtiment et Les Frères Karamazov n’atteignent pas à cette perfection; et je ne sais quel autre roman du XIXe siècle lui égaler – pas même Anna Karénine, que Dostoïevski aimait tant. L’architecture souveraine et vertigineuse; l’intrigue romanesque, que Dickens aurait enviée; la légèreté élégante du début, puis le furieux registre dramatique et grotesque, l’accélération progressive du récit, cette spirale ascendante dont parle Jacques Catteau, et enfin la tragédie nue, sans commentaire; la relation entre les personnages; les sublimes dialogues philosophiques qui, en Europe, n’ont qu’un précédent : ceux de Platon; la densité, parfois presque impénétrable, des allusions internes; le jeu des points de vue, plus raffiné que celui de James; l’orchestration des voix des personnages, dont nous connaissons le son, le poids et la couleur – il n’est pas un aspect des Démons qui n’incarne l’image de la perfection» (p. 357).
Ailleurs, du Mal Absolu, dont Pietro Citati s'approche très patiemment (2), comme s'il s'agissait de ne point sombrer dans le vortex qu'il a ouvert dans la création, il est écrit : «Celui qui connaît la nuit connaît aussi le mal. Dickens croyait au mal : au Mal Absolu, glacial, inexorable» (p. 280). «Le Mal Absolu est l’horreur, le difforme, l’abject, si répugnant qu’il échappe à la parole, qui émane de Hyde» (p. 473). «Le fait troublant, c’est que Dostoïevski pénètre avec Svidrigaïlov sur ces terres et, de là, jette un regard sur notre monde, le contemple, l’«épie». personne n’est allé aussi loin que Dostoïevski, dans ce voyage vers le Mal Absolu; personne ne l’a habité avec une telle constance; et il nous a regardés ainsi, avec les yeux mêmes du crime» (p. 329).
Le Mal Absolu est donc l'expérience véritable que les plus grands romanciers ont mise en scène, peut-être parce qu'ils ont été enivrés par la puissance démiurgique qui est la leur, que nombre de leurs plus grands romans ont particulièrement illustrée au XIXe siècle : «Le roman moderne possède la même technique que Lui : d’abord circonspect et retardateur, Il est ensuite rapide et triomphant. Le romancier moderne est aussi ironique que Lui : enfermé dans son observatoire au-dessus du livre, Il laisse les personnages – les hommes, les «marionnettes» – tenter des intrigues, des surprises, des coups de main, puis Il les guide vers le but que Lui seul connaît» (p. 225). De Thomas De Quincey, pas seulement considéré comme un écrivain mais incarnant, «à lui seul, toute une littérature» (p. 103), Pietro Citati écrit que, comme un Dieu, «Son véritable désir est de se fuir lui-même; et d’écrire un livre qui soit aux marges de son livre, ou même hors du livre» (p. 119). L'auteur des Fiancées, un magnifique roman peu connu en France, est décrit dans un très beau passage où ses loisirs sont ceux d'un dieu : «Si c’était l’hiver, il s’asseyait devant la cheminée. Avec sa patience d’artisan des mots, il édifiait à l’intérieur de la cheminée de minuscules et minutieux chefs-d’œuvre d’architecture fantastique : dans le fond, il disposait une grosse bûche recouverte de cendre, et devant, des morceaux de bois plus petits, qui étaient placés très près les uns des autres sans se toucher et qui allaient en s’abaissant et en s’élargissant en amphithéâtre, pour que toute la puissance du feu fût réverbérée sur les visiteurs. Tout à coup, l’édifice si amoureusement construit s’écroulait dans le néant : la bûche consumée se rompait, la cendre tombait sur le bois et la braise; et Manzoni reconstruisait patiemment son édifice détruit, remettant dix fois, vingt fois en place un morceau de bois tombé, tandis que les mots se tressaient avec d’autres mots pour tenir éloignée la nuit et son pas trop rapide» (p. 239). Dernier élément confortant le rapprochement entre le romancier et le démiurge, la fascination pour la parole : «Dickens est peut-être le dernier romancier qui ait conservé le don de la littérature orale : ce don auquel Flaubert et Tolstoï voulurent renoncer; et auquel, parfois, nous rêvons de nouveau comme au symbole même de la fantaisie et de la liberté perdues du monde» (p. 299).
Fait troublant, Citati relève que le démoniaque n'a nul besoin d'être pesamment affirmé ou indiqué. L'horreur vit de sa force de suggestion, comme les plus grands romans de Dickens ou de James, singulièrement Le Tour d'écrou, le prouvent : «Henry James, grand théologien moderne, avait une idée du Mal complètement différente de celle de tous les tribunaux du monde. Le Mal ne s’exprime pas seulement, ni surtout, par des actions mauvaises : c’est une essence, un climat, une atmosphère; quelque chose d’indicible qu’aucun acte humain ne peut complètement réaliser» (pp. 503-4). Quelques pages plus loin, Citati écrit : «Le mal, comme le connaissait un grand théologien moderne tel que Henry James, est l’Indicible : quelque chose qui n’a pas de contenu précis, une fascination, un rayonnement, parti d’un point ténébreux et qui contamine horriblement les âmes; et ce rayonnement devient encore plus insinuant, corrupteur et persuasif, s’il émane d’une figure sans corps ni relief comme un spectre, qui est justement pure fascination» (p. 523).
Si le Mal n'est jamais plus grand que lorsqu'un écrivain en suggère la puissance contaminante, le salut, à l'autre pôle, résiste lui aussi à toute forme de description : «il reste un point extrêmement éloigné, un point auquel les mots peuvent faire allusion, mais dont ils ne peuvent parler; car le royaume des mots – le royaume des mots dans Crime et châtiment – est celui du crime, de la désolation, de l’indifférence, du vide, des cabines de bain pleines de toiles d’araignées où l’éternité est enfermée, le royaume des mouches et des rats : le seul monde que nous, ici, nous connaissions» (p. 343).
Finalement, en lisant le livre touffu, pressé de tout dire, de Pietro Citati, nous le remercions de n'être point quelque asséchant critique littéraire.

Notes
(1) «Comme tout grand livre, Bouvard et Pécuchet porte le sceau de l’énigme» (p. 402) et : «Lorsqu’il composa La Maison d’Âpre-Vent, [Dickens] s’efforça de soustraire aux lecteurs le cœur énigmatique du roman» (p. 278).
(2) Quelques étapes de cette lente approche du Mal Absolu, au travers de quelques œuvres de De Quincey, Balzac, Dumas et Manzoni : «Avec des yeux hallucinés, De Quincey contemple l’irruption du Mal Absolu sur la scène du monde» (p. 114) puis : «Qui est Vautrin, Balzac le dit presque trop clairement. Il est le Mal Absolu : le dernier fils de Caïn» (p. 133), et encore : «Comment ne pas voir dès lors en Milady [héroïne des Trois Mousquetaires], sous la beauté de Circé et les rugissements de la tigresse, l’incarnation pleine et charnelle du Mal Absolu ?» (p. 153). Enfin : «Parmi les puissants, Dieu regarde avec une espèce de prédilection les grands malfaiteurs, ceux qui laissent derrière eux les médiocres et vulgaires péchés quotidiens pour se tourner, avec un furieux et atroce courage, là où règne le Mal Absolu» (p. 226).