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07/11/2011

Examen de l'œuvre d'Hugues Jallon

Crédits photographiques : Emmanuel Dunand (AFP/Getty Images).

D'Hugues Jallon, conseiller pour le développement éditorial auprès d'Olivier Bétourné, lui-même PDG du Seuil, La Base - Rapport d'enquête sur un point de déséquilibre majeur en haute mer, est un texte assez ambitieux se présentant sous la forme d'un rapport d'enquête, passé relativement inaperçu lors de sa parution en 2004, qui évoque tout à la fois les préoccupations sociologisantes exprimées par Dalibor Frioux dans Brut et les thématiques que nous rencontrons dans les romans d'Antoni Casas Ros, que nous pouvons rapidement résumer par l'énumération suivante : réseaux d'insurrection et de contre-insurrection, identités incertaines, doubles ou triples, d'agents secrets opérant pour des organismes eux-mêmes beaucoup plus secrets que les traditionnels services d'espionnage, usage de drogues, recherche d'un espace ou plutôt, ici, d'un lieu qui s'apparenterait à quelque zone d'autonomie temporaire, pâle copie de l'Éden perdu et principauté illusoire, critique sous-jacente de la société occidentale moderne, etc.
Le texte de Jallon joue de plusieurs procédés graphiques : polices d'imprimerie et mise en page changeantes suivant les interlocuteurs, mélange subtil entre invention littéraire et vérités historiques aisément vérifiables, point de focalisation excentrée qui, dans les toutes dernières lignes du texte, nous fait craindre quelque bouleversement majeur dont nous apprenons, assez curieusement puisque les «provisoires et souvent malheureuses petites expériences de déconnexion» (p. 110) que constitue l'existence des micro-nations comme Ladonia ne sauraient inquiéter le narrateur de la mystérieuse équipe spéciale chargée de veiller à l'application des «valeurs d'ouverture» (p. 20) régissant «la Charte», qu'il s'agit de «l'assemblage patient et progressif d'une fiction lourde d'effets puissants» (p. 111).
Les premières lignes nous présentaient, il est vrai, la Base comme «une masse inerte, qui vit à l'écart de notre monde», une «fiction ténébreuse, aux mains de personnages étranges et douteux» (p. 10) dans lesquels se sont apparemment fondus deux agents secrets, Joy et Ethan, comme s'ils étaient devenus une espèce de Kurtz symbolique et androgyne perdu au fin fond de la jungle.
Le décor, les personnages, l'intrigue même du texte de Jallon n'ont en fin de compte aucune importance : dès son premier ouvrage, l'auteur expose une machine littéraire qu'il va s'ingénier à gripper, non sans un sens consommé de ce que nous pourrions appeler un fantastique discret, qui se glisse dans le texte par mille ouvertures dont nous ne savons rien.
En fait, tout se passe comme si, avant même que ne débute le livre que nous tenons entre nos mains, celui-ci était programmé pour courir à sa perte et nous proposer un texte qui, inexorablement, se délite, se défait sous nos yeux. Il y a urgence, d'autant plus que le langage lui-même semble contaminé par un mal mystérieux, que les ouvrages ridicules des jumeaux sollersiens Haenel et Meyronis traquent au moyen de grandes phrases creuses et de mots mensongers.
Le premier texte d'Hugues Jallon ne traque rien, il se laisse plutôt, comme une éponge, imbiber par un mal dont les deux autres romans vont peut-être parvenir à préciser la nature.

Sur Zone de combat, deuxième roman d'Hugues Jallon paru en 2007 aux éditions Verticales, Philippe Boisnard a écrit un texte qui, en fin de compte, aurait pu convenir aux Chroniques de la dernière révolution d'Antoni Casas Ros puisqu'il évoque une communauté secrète qui se réunit invisiblement pour mettre fin à un état de danger planétaire, dont le terrorisme n'est finalement que le signe le plus faible, alors que l'oppression totalitaire qui bride chacun de nos gestes et notre pensée est, elle pour le coup, l'ennemi véritable qu'il importe de combattre.
Un commentateur évoque, lui, des rassemblements clandestins aux prises avec une violence sans visage, tandis qu'un autre parle d'un réel anxiogène, enserrant, dirait-on, chaque atome du ciment avec lequel les murs de notre prison de la taille d'un monde sont construits.
La différence la plus frappante entre le premier et le deuxième roman d'Hugues Jallon tient moins aux thématiques évoquées qu'à la rupture stylistique : si La Base se contentait de mélanger dans sa narration quelques documents présentés comme véridiques avec des comptes rendus secrets rédigés dans un style volontairement dépourvu de toute affectation, Zone de combat met en scène une écriture fragmentaire, allusive, répétitive qui évoque une zone ravagée (cf. p. 19) par quelque acte terroriste sur lequel l'auteur ne s'étend pas mais qui nous fait irrésistiblement songer aux attentats du 11 Septembre (cf. p. 138), préférant créer un climat de peur ou plutôt d'angoisse diffuse, contre laquelle un groupe de personnes (qui courent, alors que chez Casas Ros elles sautent) tente de lutter par un processus fusionnel (cf. p. 49) voire orgiastique (cf. p. 50), quoi qu'il en soit ritualisé (cf. p. 29) afin de parvenir à se transformer (cf. pp. 79, 121), l'ensemble de cette bizarre entreprise étant guidé par un homme mystérieux (1) dont la «jambe traîne légèrement derrière» (p. 102), détail qui ne manquera pas de faire sourire les lecteurs des romans de Casas Ros.
Nous notons aussi la mention, comme dans Chroniques de la dernière révolution, du Mexique (cf. p. 15), terre d'élection vers laquelle fuient nos rescapés qui, lorsqu'ils sont ensemble, à l'abri des regards, goûtant plus que tout le paravent du secret comme dans le club Onyx d'Enigma, partagent une «même terreur» qu'il s'agit de «chasser au profit d'une atmosphère bienfaisante» (p. 65), quitte à soigner le mal par le mal en organisant de drôles d'expéditions nocturnes, dans des terrains vagues où nos traumatisés feront exploser des charges explosives, tous leurs organes résonant «des effets du blast» (p. 71), quitte encore à éviter «les amitiés stables», les «relations étroites» et les «attachements durables» (p. 75), pourvu que l'on garde le silence sur ce que l'on fait, et que l'on emprunte «des itinéraires secrets» (p. 109) qui nous conduiront, peut-être, devant une scène de crime ressemblant étrangement à celle qui est restée gravée dans la mémoire douloureuse de Naoki : «Nous l'avons appris à la télévision au journal du soir, la neige avait effacé durant la nuit toute trace de notre passage, puis un groupe d'adolescents l'avait découverte le lendemain tôt dans la matinée, longtemps après notre départ, affaissée sur le côté, tout le poids du corps en équilibre sur son épaule. Abandonnée» (p. 129).

Hugues Jallon donne, lors d'un entretien télévisé avec Olivier Barrot consacré à l'un de ses romans, Le début de quelque chose, des réponses qui ne peuvent que nous faire immédiatement penser aux thématiques évoquées dans Chroniques de la dernière révolution : confusion entre la réalité et le rêve (ou le cauchemar), critique se voulant implacable (et n'étant que molle et surtout complaisante chez Casas Ros), des dérives de la société occidentale contemporaine qu'il faut, on nous le suggère, réinventer, selon la présentation d'un ouvrage auquel Hugues Jallon a participé.
Pourtant, ce livre aussi efficace qu'implacable me semble bien plus riche que ce que son auteur en a dit, même si son écriture peut nous sembler paresseuse, elle qui n'est que sèche : des phrases très simples, parfois même privées de verbe, isolées spatialement dans la page, aucune image, pas de métaphores, une platitude absolue de la narration elle-même qui se limite, hormis au dernier chapitre, à un échange entre un inconnu qui pose des questions et un autre inconnu qui lui répond et qui est peut-être le ou l'un des responsables du centre de vacances où se déroule l'action. Ces deux personnages n'ont aucune espèce de réalité physique ou même psychologique : ils ne sont que la même voix diffractée, monocorde, d'un narrateur omniscient, comme doué d'une vision panoptique, qui commente les faits et gestes des vacanciers ainsi que les premiers faits de violence au sein même du centre.
Hugues Jallon, bien au-delà de la relation littéraire d'une expérience sociologique de confinement pour le moins suspecte d'un certain nombre (jamais précisé) de personnes, a sans doute désiré représenter un double appauvrissement du langage, à la fois proche d'une nudité essentielle, telle que les expériences d'emprisonnement et même de survie les plus extrêmes (de rares indices, dans le texte, peuvent nous faire penser aux camps d'extermination nazis) nous l'ont dépeint mais aussi redevable de la langue inepte et appauvrie de la communication s'exprimant par formules préconçues telle qu'elle a triomphé dans nos sociétés occidentales modernes.
Nous nous trouvons, selon toute vraisemblance, dans un pays (corrompu, cf. p. 67) de l'hémisphère Sud, soumis à une rébellion qui vient, subitement, de prendre de l'ampleur, menaçant directement la sécurité du centre où se trouve un certain nombre de personnes dont on hésite à dire si elles représentent des vacanciers ou bien des réfugiés, à moins qu'il ne s'agisse, ni plus ni moins, de têtes de bétail humain, comme la citation en exergue de Robert Antelme nous invite à le penser, comme nous invitent également à le penser les scènes d'ouverture et de fermeture du roman de Jallon. Quelle est cette chasse implacable et quel est le sens de pareil spectacle ? Quelle signification donner à la dernière scène du livre, où des bêtes, elles-mêmes apeurées et sans doute pourchassées, s'enfuient au milieu des personnages ? Nous n'en saurons strictement rien et cette zone grise, savamment indéfinie si je puis dire, représente tout l'intérêt de notre texte qui, dans son efficacité meurtrière, résume les massacres passés et annonce peut-être ceux qui viendront, le sentiment d'un danger diffus quoique bien réel et oppressant étant accentué par les signes, tout aussi discrets mais néanmoins visibles, d'une détérioration rapide du centre de vacances (cf. p. 120).
Le sens de la scène qui ouvre ce livre étrange où, depuis un hélicoptère, nous est montrée la ruée vers le vide d'une troupe de sangliers pourchassés par des chiens et leurs maîtres, est sans doute d'intensifier le mystère d'une autre scène qui nous présente le cadavre d'un cheval et surtout des toutes dernières lignes, où des «bêtes au regard effaré, qui fuyaient toutes dans la même direction» (p. 149), se jettent peut-être sur les derniers survivants (dont l'avant-dernier chapitre nous apprend les prénoms) qui ne sont même plus capables de terminer leurs phrases, «des formules [pourtant] courtes dans une langue hésitante, désarticulée» (p. 131) alors que, quelques pages plus loin, les voici tout bonnement devenus «incapables de déchiffrer les mots et les phrases» (p. 142). C'est à ce point de déstructuration de son texte que Jallon, d'ailleurs, abandonne, comme s'il ne servait plus à rien de continuer à écrire, la ponctuation dure.
Quoi qu'il en soit, le troisième roman d'Hugues Jallon se referme comme il s'est ouvert, sur le mystère d'une menace inconnue, début de quelque chose (cf. p. 13) qui, comme le Mal selon Paul Ricœur, est toujours-déjà-là.

Note
(1) Cet homme, quelques pages plus loin, est décrit de la façon suivante : «En face de nous, il a l'air plus jeune qu'elle, une entaille fine et profonde descend de son front jusqu'à la base du nez» (p. 127). D'Antoni Casas Ros, nous ne savons rien si ce n'est ce que ce dernier, dans Enigma, a évoqué lors de sa propre rencontre avec Enrique Vila-Matas (pp. 182-4) qui, devenu personnage de fiction, nous le présente comme ayant des «yeux extrêmement sombres et brillants tout à la fois» et, sur son front, «mourant à la racine du nez», une «rivière plus claire, en forme de Y, qui courait ensuite le long du nez», lettre énigmatique que l'on retrouvera dans les livres de Casas Ros. Nous apprenons aussi, dans le premier roman de cet auteur (cf. Le Théorème d'Almodóvar, Gallimard, coll. Folio, 2009, p. 67), qu'il avait, avant son accident de voiture, une «épaisse chevelure noire», un «nez aquilin», un «visage long», autant de traits qui peuvent parfaitement correspondre au visage d'Hugues Jallon tel qu'il apparaît sur plusieurs photographies disponibles sur la Toile, sans compter cette «mélancolie sans objet» qui elle aussi peut convenir à l'atmosphère étrange de ses trois ouvrages.
Je ne donne ces quelques éléments (et d'autres, comme le fait qu'Hugues Jallon est né en 1970, Antoni Casas Ros, sur la quatrième de couverture d'Enigma comme sur celle du Théorème d'Almodóvar, étant né en 1972 en Catalogne française, alors que la présentation de Gallimard nous donne la date de 1970; d'autres encore, comme le fait qu'Hugues Jallon est un lecteur de l’œuvre de Sade, un point à rapprocher de l'obsession de Casas Ros pour les expériences politico-érotiques, pour une érotologie au service d'une profonde refonte de l'ordre politique, ce qui est l'une des lectures possibles des textes de Sade, en tout cas celle que propose Jallon), je ne donne donc ces quelques éléments qu'à titre de très probables coïncidences néanmoins savoureuses, pas même de morceaux d'un rébus qui, à vrai dire, ne nous intéresse guère puisque nous avons établi un certain nombre de rapprochements thématiques entre les univers de deux écrivains.
Des coïncidences troublantes, je n'affirme rien de plus.
Il y en a d'autres bien évidemment. Comme par exemple l'ancrage de nos deux auteurs dans une gauche voire une extrême gauche révolutionnaire aux accents messianiques que trahissent les textes de Casas Ros, singulièrement le dernier publié, alors qu'Hugues Jallon, lui, semble un habitué des pétitions comme celle-ci, publiée dans Libération, cette autre ou encore cette dernière dans L'Humanité.
Signalons encore une référence commune entre Antoni Casas Ros, Léo Scheer qui, dans sa revue dite littéraire, a publié plusieurs nouvelles dont Vulcano et Blancheur plus tard recueillies dans Mort au romantisme, et Hugues Jallon, référence qui concerne Catherine Malabou, intéressante, selon Scheer, comme il l'affirme dans une note du 10 janvier 2008 (où l'on retrouve, dans les commentaires, Zoé Balthus, devenue personnage de Casas Ros, belle promotion !), parce qu'elle a écrit un ouvrage qui poserait les bases d'une ontologie de l'accident. Du reste, le rapprochement entre un des romans d'Hugues Jallon, Zone de combat, et les thèses de Catherine Malabou (récemment rencontrée chez une amie commune; une femme très drôle et délicieusement cinglante !) est fait par Philippe Boisnard, dans la note de lecture plus haut mentionnée.
Ces rapprochements ne prouvent rien mais ils sont sans doute, comme disent les journalistes, éloquents, bien que je me dépêche d'ajouter qu'Hugues Jallon me semble plus véritablement écrivain que Casas Ros, qui n'est qu'une baudruche pleine de mots creux, un pseudonyme masculin écrivant non pas comme une femme mais comme un femmelin, à moins qu'il ne s'agisse d'une femme qui ne sait tout simplement pas écrire, il y en a beaucoup c'est un fait.
À moins encore que Casas Ros ne soit, réellement, véritablement, un ectoplasme ayant décidé d'écrire, écrire d'une écriture inconsistante et mièvre qui accomplirait en quelque sorte le prodige de guérir un fantôme de ses tourments aussi vagues que fuligineux.
Dommage que cet esprit ne soit que bavard, frappeur et non frappant.