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30/01/2013

La gloire du vaurien de René-Nicolas Ehni

Crédits photographiques : Sanjay Kanojia (AFP/Getty Images).

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C'est encore, finalement, la métaphore de la respiration retenue, de la cloche d'air et de la tombée dans les eaux profondes qui caractérise le texte somptueux de René-Nicolas Ehni intitulé La gloire du vaurien que nous pourrions établir à la croisée des chemins tortus et exaltants d'un Rimbaud, d'un Cendrars, d'un Pasolini, d'un De Roux et d'un Lowry, comme une plongée dans la vie vaine et profonde d'un jeune Juif, Manfred Nidhart dit Manni, jouisseur invétéré traversant les souvenirs des hommes (ses amants, souvent) et des femmes (ses maîtresses, parfois), l'Allemagne débarrassée de son Führer et pourtant ne cessant de se le rappeler, les textes, la musique et le cinéma.
Il est assez fascinant de constater la minceur impalpable (mai qu'est-ce, sinon, justement : la littérature ?) qui sépare un mauvais écrivain, Mathias Énard, d'un écrivain de race comme René-Nicolas Ehni, alors qu'ils ont, à quelques années d'écart, choisi le même sujet : les aventures picaresques et raffinées (pour le héros de Ehni du moins) de deux jeunes enfants du siècle.
D'un côté, donc, le très journalistique Rue des voleurs de Mathias Énard qui finira bien par recevoir, pour récompense de son absence presque totale de talent, le Prix Goncourt et de l'autre le fulgurant roman de René-Nicolas Ehni, que nous pourrions lire comme une radiographie de l'Europe aux prises avec ses démons, qu'ils soient affables ou bien sordides, l'extermination des Juifs par les Nazis, Hitler (1) et encore la Guerre d'Algérie mais, surtout, et c'est bien ce point qui nous importe en dernier ressort, que nous pouvons ouvrir comme un traité du style bref, incisif, syncopé et néanmoins surécrit, truffé de références, et qui, direct et même violent, peut se permettre des audaces qui nous semblent désormais d'un autre âge, d'un âge d'enfance à la Péguy ou à la Bernanos, où les mots cognent comme des poings, en ont la raideur calleuse, et qu'un Arnaud Le Guern essaie de parodier sans le moindre succès en jouant à l'arsouille : «Les gars campés sur leurs deux jambes avec ce côté con, gosses, gauches, secrète fêlure, le vrai mâle, c'est Humphrey Bogart, alors pas question entre eux de se gouiner, ils ont décidé, ils crachent, ils conduisent leur vie, ils la mènent avec justement la réelle folie des grands caprices inventifs dont les folles sont incapables. Les vrais hommes sont d'accord avec leur enfance» (p. 77).
Qu'est-ce qu'un vaurien, nous demande Ehni. À vrai dire, il ne nous demande rien, son livre s'impose comme une évidence qui n'a besoin d'aucun arrière-monde ou de ciel méta-critique. Je ne sais ce que la réalité peut nous dire sur cette épineuse question qui, bien moins que les petites grilles sociologiques où nous enfermons les hommes, convoque ce qui, un jour, s'est appelé le caractère des hommes, un mot d'ailleurs si vite dévalué qu'il a dû se tenir debout devant nous en s'appuyant sur la double béquille force de. La littérature, elle, me répond Villon, Rimbaud, Genet, une poignée d'autres hommes encore, qui ne tinrent pas la littérature en si haute estime que cela, du moins pas au point qu'ils en oublient de vivre, René-Nicolas Ehni peut-être, aussi. Le vaurien, pour l'auteur, est l'homme non point pressé (de jouir, de voyager, d'acheter, comme son héros, des pulls à ses amants) mais en perpétuelle partance : «Il courait dans les rues en se disant qu'il aimerait vivre ici [Hambourg]. Il était fait pour le port. Pour les idéaux qu'on peut pousser devant soi dans ses rues airées» (p. 45). Le vaurien est aussi, bien sûr, assoiffé d'idéal, d'une vérité perdue avec l'innocence et que, peut-être, «l'union de toutes les voix» que réalise l'opéra, «la preuve lyrique des forces qui enchanteront un jour la terre entière» (p. 46) et qui font pleurer Manni, sauf lorsqu'il porte ses verres de contact, permettra de faire triompher.
Le vaurien c'est l'éternel adolescent qui n'a pas encore complètement oublié, à la différence de l'adulte, qu'un homme ne devrait plus avoir le droit de vivre, et en tirer donc toutes les conséquences, dès qu'il a cessé de chercher la vérité : «Voilà la différence entre vingt-cinq et dix-sept ans : à dix-sept ans on croit que lorsqu'on a découvert une vérité on la tient, elle ne peut plus s'échapper, on la possède pour la vie; à dix-sept ans si on devait croire qu'on changerait d'opinion on se suiciderait, mais à vingt-cinq ans on sait qu'on change d'opinion parce que les vérités changent. Pas vrai, pas vrai la vérité ne change pas, tu es devenu un salaud» (p. 82).
Le vaurien, s'il peut être un voyou ou même un tueur, n'est pas un salaud, une pédale confite dans l'adoration de son nombril, un petit fonctionnaire de la littérature qui porte à hauteur de poignet l'office de vigie. Il est venu trop tard, le vaurien que décrit Ehni, il est venu dans une époque justement sans gloire, où la société occidentale meurt à petit feu dans l'abondance, celle-là même qui, selon Ehni, a provoqué le nazisme (cf. p. 108), où il est devenu impossible (du moins parfaitement ridicule) de baiser le sol, puisque Manni n'est plus un croisé : «je ne dois pas faire des choses extravagantes, je dois enlever les lentilles, je dois remettre mes lunettes, bien» (p. 106), où il est devenu impossible de se mettre au service de plus grand que soi, au désespoir de Manni qui invoque Brecht (chacun ses modèles, après tout) : «S'il pouvait vivre, Manni serait allé le trouver, il aurait dit : «Voici ma vie que faut-il faire ? Guidez-moi, je n'ai pas de qualité» (p. 114), la simplicité et l'assurance de ces deux phrases que le jeune Bloy a peut-être prononcées au moment de croiser Barbey d'Aurevilly caractérisant, depuis la nuit des temps, la seule tâche qui rende réellement un homme plus grand qu'il n'est, non tant se dépasser, chercher à s'accomplir ou, pour le dire avec les pédants qui écrivent des manuels de vie, se réaliser, qu'accomplir une mission, quelle qu'elle soit pourvu qu'elle soit noble et nous permette de fuir à toutes jambes la fête de douze ans organisée par le «grand Lustucru», où les hommes «fatigués, douchés, démeublés» ont «dépensé leur ration d'énergie et de jeunesse et [où] la vie les avait quittés» (idem) pour se retrouver, un beau jour, face à un «matin [...] hagard et dévasté» (p. 118), un matin qui est peut-être celui de notre avenir qui évoque la sombre vision de Wells, mais pour en rire dirait-on, dans les dernières pages de sa Machine à explorer le temps : «Je suis bien. Ainsi seront les hommes dans quelques années. Il ne faut pas croire que la guerre atomique effacera toute vie sur la terre. Je crois que la vie subsistera sur des plages. Des hommes sans bras ni jambes, des sortes de gaudemichets [sic] chantants, qui pousseront de vagues sifflements, se traîneront sur les plages. Ils se reproduiront même. Peut-être par scissiparité. Ils auront de vagues consciences. Des consciences poétiques par excellence. Ils auront, sans la voir, une vague conscience de la lumière, une lumière verte, qui picotera le bout de leurs moignons. Je crois que ce sera enfin la béatitude» (p. 119).
L'ironie finale de cet extrait cache peut-être la nostalgie de l'époque perdue, celle où Manni allait «en chaussettes de laine noire» et s'étendait «sur le Christ» et baisait «son front, son cœur et ses pieds et sa bouche» (p. 68), son amour des pulls trouvant de fait son origine, nous dit René-Nicolas Ehni, dans les «rouges, martyrs, couleur de sang et de feu; le vert, jour de semaine, après Épiphanie et Pentecôte; le blanc : confesseur, les vierges, Saint-Aloyse et le violet, ce temps de l'Avent, le froid, messe des Rogations et Carême, office des ténèbres, bénédiction des cierges; le noir est employé chaque fois qu'on célèbre la messe des morts et le jour du Vendredi saint» (p. 68), un véritable inventaire à la Durtal ou à la Rémy de Gourmont, ce type de liste signant après tout les époques où la vie, faute d'être vécue, est piquée derrière une vitre comme une série d'insectes curieux sur lesquels de placides érudits lisent, peut-être, des phrases invisibles pour les autres, parlant de grandes batailles et de champs de gloire trempés du sang des ennemis.
Finalement, la gloire du vaurien est la lumière louche qui mandorle les canailles que nous ne saurions confondre avec des salauds : le salaud est petit, craintif, c'est la pédale rentrée, la tante en catimini qui joue les Lovelace impénitents et qui s'agenouille avant même qu'on le lui demande, et pas franchement pour déposer son fardeau aux pieds de plus grand que lui. Le salaud est le lâche, celui qui flanche, comme Lord Jim mais qui, à la différence de ce dernier, n'éprouve aucun remords, et se délecte de son insignifiante vilenie. Le salaud s'aime, en un mot.
La canaille, elle, ne se courbe pas, fonce, écume, de joie ou de rage, joue sa vie sur un bon mot ou plutôt deux, comme le déclare Manni : «Un jour j'avais écrit sur le mur de ma chambre, j'avais ton âge, ce truc m'avait fait de l'effet : «Si un grand peuple cesse de croire qu'il est le seul capable, grâce à sa vérité, de rénover et de sauver les autres peuples, il cesse aussitôt d'être un grand peuple et devient une simple matière ethnographique.» Le grand peuple, c'était moi, naturellement. Un jour, quand l'occasion m'a été offerte à Aïn el Hadjar de décider de mon destin, je me suis dégonflé. Un jour très précis. Depuis, je m'écoute parler, j'attends le salut du choc de deux mots et à défaut de décider de mon destin, je fais des choses définitives, j'achète des pulls» (pp. 119-20). Nous voyons que, depuis l'époque pourtant proche de Lord Jim, les occasions de se racheter deviennent rares, de toute manière pas inscrites au calendrier républicain.
Nous ne savons pas quel événement a ainsi coupé en deux périodes radicalement différentes la vie de Manni, sorte de Des Esseintes qui ne tremblerait pas de peur à l'idée de quitter son invivable Thébaïde, dont le monde entier constituerait plutôt une Thébaïde incessamment renouvelée et non gravée sur la carapace d'une tortue en émaux versicolores, événement qui contrebalance en quelque sorte l'apologie de la violence historique des grandes nations, aujourd'hui totalement irrecevable, dans notre société qui rêve mariage bourgeois entre homosexuels et retraite confortable, de préférence en travaillant le moins possible, ou, si pareille espérance est décidément impossible à l'heure de la crise dont on nous bassine tellement qu'on se demande si nous avons connu autre chose qu'elle, la crise, depuis notre naissance, en pouvant jouir de tous les plaisirs que la société tend à nos silhouettes en pleine forme, au cœur et aux forces pourtant vides.
La canaille, la vaurien sont encore plein, alors que le salaud cliquette comme un cadavre de laboratoire, maintenu dans une immobilité éternellement souriante par des fils de fer.
Le vaurien goûte la beauté toute simple, celle qui, à Florence par exemple, nous fait violence et nous divertit, pendant que le salaud, lui, incarnation de «la lâcheté des nécrophages poseurs de guillemets» (p. 142), trouve encore dans celle-ci quelque chose qui le rassure, car la beauté est «de bonne compagnie du bon côté du manche, et parfois même elle lance des nasardes aux ouvriers de Renault bâfrant devant les Matisse, Modigliani qui sont là de corvée», quand elle n'accompagne pas les Juifs jusqu'aux portes des fours crématoires» puisqu'on a «jamais joué autant de symphonies» (p. 139), comme la neuvième de Beethoven, que dans les camps de la mort.
Le vaurien aime les contrastes, les jeux de lumière qui figent l'essence d'une ville : ainsi, «la mort n'existe pas à Hambourg. Cela tient au brouillard. Celui qui n'est plus peut très bien se trouver à trois pas sous cet orme brumeux. À Rome il y a l'ombre. Quand il n'y a pas d'ombre, il n'y a rien» (p. 51).
Le vaurien a les yeux «des jeunes tigres livrés pour la première fois à eux-mêmes, obligés d'inventer leur première proie» (p. 147) et, lorsqu'il tue un Allemand, «la trace du mouvement qui en avait été le couple fulgurant» confère «aux gestes du restant de sa vie l'urbanité feutrée des génies nocturnes» (p. 148), tout comme le geste de la «lame Gillette» sur son poignet doit être accompli sans hésitation, la peur n'étant que l'ultime laideur jetée à la gloire de la vie : «Il avait une chance qu'un éclair de haine le visitât; alors il guérirait le bouffon en tailladant rageusement, vite, vite, pour échapper à son image insupportable». Mais l'idée du suicide disparaît de la conscience de notre étrange jouisseur plus vite qu'elle n'est apparue, au moment où, passant «machinalement la lame sur la peau, bonhomme, pusillanime et grognon», il ressent «un picotement, pas désagréable», tressaillant lorsqu'il touche le tendon «sous l'effet d'une pensée inévitable et pourtant imprévue «Tu vas seulement t'estropier. C'est raté. Empoté.» Il laissa tomber, se fit un bandage et se jeta sur le lit» (p. 155). Oui, il «faudrait vraiment avoir le courage de se tuer et non pas s'en remettre à un bouffon accident d'avion, un gigolo, la vérole, quoi encore ? Quoi encore ?» (pp. 164-5).
Le salaud, lui, ne se tue pas et répugne à tuer les autres directement. Grâce aux bienfaits du progrès, il semble attendre «un homme futur qui sera tellement évolué que même le crime par procuration lui répugnera» (p. 162), alors que Manni ne s'offusque pas de l'épisode où Mithridate «fit tuer vingt mille Déliens par ses mercenaires, au couteau, à la hache, épée» (p. 161), bien qu'il ne cesse d'être hanté par ce qu'il a vu, ou commis ou plutôt ce qu'il n'a pu empêché d'être commis (l'assassinat de trois bergers, cf. p. 177), en Algérie et que, tout vaurien qu'il est (écrit en face de profession sur sa fiche de douane, cf. p. 164), il ne peut «tout de même pas s'écrier «crime je te baptise péripétie» (p. 173) et que, devant la glace parisienne, se demandant s'il n'est rien de plus, en fin de compte, qu'un salaud (cf. p. 180), il médite sur le «hasard du revolver à barillet [qui] se paye le luxe d'échapper au hasard» (p. 179), comme Manni finalement, les dernières lignes du roman nous le montrant tenant le revolver, se purgeant de la nécessité d'en finir : «Non ! Pas maintenant !» (p. 181).

Notes
(1) «Ce que j'aime ici, c'est de voir qu'on paye toujours et encore et que Hitler n'a pas été expliqué par l'hypnotisme et la diablerie mais par la complicité active de la bourgeoisie, l'ignorance et ensuite la lâcheté du peuple», in La gloire du vaurien (Christian Bourgois, coll. 10/18, 1989), p. 109. La première édition date de 1964 et a été publiée par Julliard.