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28/03/2014

Quand Georges Molinié, le plus abominable cacographe que la terre ait jamais porté, parle de la beauté, par René Pommier

Crédits photographiques : Ricardo Moraes (Reuters).

Rappel.
1428312220.jpgCacographes (où figurent de nombreux articles de René Pommier et, bien sûr, Georges Molinié, prince des cacographes).




À propos de Georges Molinié, De la beauté (Éditions Hermann, 2012). Les pages indiquées entre parenthèses, sans autre mention, renvoient à cette édition.

Qui aurait jamais cru que Georges Molinié qui a écrit tant de phrases abominables, tant de phrases d’une laideur innommable, tant de phrases, qui donnent continuellement envie de vomir à tous ceux qui aiment la langue française, oserait un jour écrire un livre sur la beauté ? Il l’a pourtant fait et il a trouvé un éditeur pour le publier. Je ne vais pas me livrer à une étude exhaustive d’un livre que n’achèteront que ses rares admirateurs et qu’aucun d’eux sans doute ne lira vraiment. Je me contenterai de quelques remarques à propos de ce qui est apparemment la thèse essentielle de son livre, à savoir «que, nucléairement et proprement, c’est le sexe qui est beau, que le sexe est la beauté même, que le sexe est indépassablement et totalement beau».
«Ce qui est, continue-t-il, exprimé d’une manière lapidaire dans la citation de W. Blake que Jean-Marie Gleize a mise en exergue de l’un de ses livres les plus suggestifs, Le principe de nudité intégrale : Les organes génitaux sont la beauté. On ne peut mieux dire. Cela paraît un peu rude à avaler; c’est pourtant parfaitement cohérent, clair, lucide, courageux. On remarquera l’emphase de l’énonciation : la situation en exergue, la présentation comme citation, le renvoi à l’autorité d’un poète, étranger, mystique, selon un montage d’association énonciative en quelque sorte décalée. Ce qui confère une valeur de noème à l’énoncé, l’auréolant d’une gravité de sagesse lointaine, des profondeurs. On remarquera également que l’on a affaire au style de l’énoncé de thèse, hors toute argumentation et toute discussion, hors tout type d’amodiation, avec les marqueurs de caractérisation à la fois intensive et exclusive, d’autant plus efficaces qu’ils sont combinés en un petit espace phrastique : l’emploi du présent de vérité générale, qui sort des vicissitudes et des variations du devenir temporel et situe la portée dans une quasi-éternité; le dispositif actanciel de la non-personne, qui radicalise l’extériorité de l’énonciation et en élimine toute mesure pathétique ou affective; la sélection sémantico-lexicale des supports thématiques (les organes génitaux) et prédicatifs (la beauté) qui fonctionnent en l’occurrence, par leur relation syntaxique en mono-sémantisme strictement dénotatif comme une boule parfaitement ronde, lisse, purement fermée et sans dégager la moindre porosité sémiotique; l’assimilation implicite, à la manière d’un coup de poing, d’un jugement de qualité à une sorte d’incarnation métonymique et antonomastique de l’origine absolue de cette qualité (sont la beauté). Pas même la plus légère bourre rhétorique ou morphosyntaxique, excepté le seul outil les, ce qui est bien le strict minimum vu la structure du français moderne. Extrême condensation formelle pour une extrême condensation d’effet» (pp. 98-100).
Ce passage est un peu long, mais il valait la peine de le citer en entier. C’est, en effet, un morceau d’anthologie. Il a fort peu de chances de passer à la postérité, mais il le mériterait, car c’est sans doute une des pages les plus grotesques de la littérature universelle. Constatons tout d’abord que Georges Molinié n’a manifestement pas pris la peine de vérifier que William Blake avait bien écrit : «Les organes génitaux sont la beauté». Il était trop reconnaissant à Jean-Marie Gleize de lui avoir fait découvrir cette merveilleuse citation pour avoir envie d’y regarder de plus près. Pour ma part, je ne me souvenais pas d’avoir rencontré cette phrase chez William Blake et je ne l’aurais sans doute pas oubliée si cela avait été le cas. Je me suis donc reporté à mon édition des Poèmes de William Blake, celle de Louis Cazamian dans la collection bilingue Aubier-Flammarion. Si je n’ai pas trouvé ce que j’aurais dû trouver, à savoir : « The genitals are the Beauty», j’ai trouvé, il est vrai, «the genitals Beauty». Mais, outre que ce n’est pas tout à fait la même chose, cette formule n’est pas l’espèce de monolithe que nous présente Georges Molinié; elle n’est pas le solitaire étincelant qui l’éblouit. Elle figure, en effet, avec trois autres formules similaires, dans un des Proverbs of Hell du poème The Marriage of Heaven and Hell. Le voici : «The head Sublime, the heart Pathos, the genitals Beauty, the hands & feet Proportion». Ce n’est évidemment pas très clair, comme c’est assez souvent le cas avec William Blake. Louis Cazamian traduit de la façon suivante : «La Sublimité pour la tête, le pathétique pour le cœur, la Beauté pour les sens, la Proportion pour les mains et les pieds». Cela voudrait donc dire que les organes génitaux sont en quête de beauté comme la tête l’est de sublimité, le cœur de pathétique, les mains et les pieds de proportion, ou que la beauté est le domaine des organes génitaux, comme le sublime est celui de la tête, le pathétique celui du cœur et la proportion celui des mains et des pieds. Mais cela reste assez obscur : on ne voit pas très bien notamment pourquoi la proportion serait spécialement associée aux mains et aux pieds».
Quoi qu’il en soit, il reste que William Blake associe effectivement «beauté» et «organes génitaux». Cela ne nous autorise pas à lui faire dire que «les organes génitaux sont la beauté», mais on peut, bien sûr, en conclure qu’il les trouvait beaux. Et alors ? C’est son opinion, mais on peut ne pas la partager. William Blake est assurément un poète, un véritable poète, mais c’est un esprit passablement fumeux, pour ne pas dire quelque peu tordu. Ses jugements sont donc sujets à caution.
Certes, aucune opinion ne saurait être considérée comme parole d’évangile, mais, s’il est un homme dont le jugement, sur le sujet de la beauté, mérite plus que tout autre d’être pris en considération, c’est bien Léonard de Vinci. Or, non seulement il ne trouve pas que les organes génitaux sont beaux, et encore moins qu’ils sont la beauté même, mais il juge au contraire qu’ils sont laids, il juge qu’ils sont même très laids, il les juge franchement hideux, comme nous l’apprend son biographe Edmondo Solmi : «L’atto del coito et le membra a quello adoptante, scriverà Leonardo con ardita espressione, sont di tanta bruttura, che, se non fusse la bellezza de’ volti et li ornamenti delli opranti et la sfrenata diposizione, la natura perderebbe la spezie umana» (1). Freud a cité ce texte dans Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci (2), de même que Georges Bataille, qui, non content de partager le jugement de Léonard, considère que tout le monde fait de même : «Personne ne doute de la laideur de l’acte sexuel», et parle de «l’animalité hideuse des organes» (3). Étiemble partage apparemment ce sentiment, lui qui écrit dans Blason d’un corps : «De toutes les blessures que nous apporte la vie, les moins guérissables intéressent la région de notre corps qui participe à la fois aux excrétions et à la volupté (d’où je conclus incidemment que ton dieu, infiniment bon et puissant tel que tu le définis, aurait pu imaginer pour notre espèce une solution plus ménagère de nos nerfs, et nous épargner cette confusion des organes qui nous ravale au niveau des chiens, dont les amours publiques sont si décourageantes ou des poules et de leur cloaque)» (4). Freud, quant à lui, ne nous livre pas son opinion personnelle sur le sujet, mais, comme Georges Bataille, il constate que la plupart des gens les trouve laids : «Il est remarquable que les organes génitaux eux-mêmes, dont la vue a toujours un effet excitant, ne sont pourtant presque jamais jugés beaux, en revanche un caractère de beauté semble s’attacher à certains signes distinctif sexués secondaires» (5). Georges Molinié est très embarrassé par ce texte de Freud, texte qui émane d’un homme qui a dû souvent recevoir sur ce sujet les confidences de ses patients. Il choisit donc de croire que ceux-ci n’ont pas osé exprimer leur véritable sentiment : «Qui peut, qui oserait, sans provocation, sans effet redouté d’impudeur, dire qu’il trouve les organes génitaux beaux ? Mais qui ne le ressent pas, qui ne l’avouerait pas dans l’intimité de la relation érotique ?» (pp. 105-6).
Georges Molinié prétend que personne n’ose dire qu’il trouve les organes génitaux beaux par peur d’être soupçonné de lubricité. C’est, bien sûr, parfois le cas, mais, si la grande majorité des gens ne disent pas qu’ils sont beaux, c’est tout simplement parce qu’ils ne les trouvent effectivement pas beaux. Ce n’est pas parce qu’ils ont peur du qu’en-dira-t-on. S’il y a quelqu’un que la perspective d’être accusé d’impudeur ne devait pas beaucoup effrayer, c’est bien Georges Bataille. S’il avait trouvé les organes génitaux beaux, il n’aurait donc certainement pas hésité à le dire. Il n’est aucunement nécessaire d’être bégueule pour estimer que les organes génitaux ne sont pas beaux. Georges Molinié prétend que c’est la pudeur qui nous empêche de dire qu’ils sont beaux. Mais qu’est-ce qui nourrit le sentiment de pudeur, sinon d’abord et surtout la conscience de la laideur des organes sexuels ? S’ils étaient beaux, s’il étaient très beaux, s’ils étaient la beauté, loin d’avoir honte de montrer les siens, on serait heureux et fiers de les exhiber, et, loin d’être offusqués par leur vue, on se réjouirait de pouvoir contempler ceux des autres. S’il en était ainsi, on s’expliquerait mal pourquoi, à l’exception des tribus primitives, tous les peuples ressentent la nécessité de cacher à la vue les organes génitaux. Au lieu de devoir rester cantonnés dans des réserves, les nudistes se promèneraient librement partout où le climat le permettrait.
À en croire Georges Molinié, l’intimité de la relation érotique constituerait, sur ce sujet, le grand moment de vérité. On peut pourtant penser que ce n’est sans doute pas la situation qui permet le mieux d’assurer, sur quelque sujet que ce soit, la lucidité et l’objectivité du jugement. C’est rarement le moment que l’on choisit lorsqu’on a besoin de réfléchir sérieusement à un problème. L’intimité de la relation érotique n’est guère à aucune autre chose. On y oublie volontiers tout le reste. Les préoccupations proprement esthétiques passent au second plan comme passent au second plan, pour tous ceux qui se livrent à des pratiques telles que la sodomie ou l’anulingus, les soucis de l’hygiène la plus élémentaire. L’attirance que peuvent, dans une telle situation, exercer les organes génitaux relève d’une explication d’ordre hormonal plutôt qu’esthétique.
Mais Georges Molinié ne voudra jamais admettre que la plupart des gens ne partagent pas, au moins secrètement, son point de vue sur les organes génitaux. Portons donc la discussion sur un autre terrain, celui de l’histoire de l’art qui semble tout entière vouloir démentir sa thèse. Car, si les organes sexuels étaient vraiment beaux, s’ils étaient le beau, s’ils étaient le parangon, le modèle absolu de la beauté, alors on devrait ressortir de tous les musées soûlé de vagins, de pénis et de testicules. Ce n’est assurément pas le cas et ceux qui aiment à voir représentés les organes sexuels ont intérêt à fréquenter les latrines publiques plutôt que les musées.
Si Georges Molinié avait raison, le tableau le plus célèbre au monde, celui qui attire le plus grand nombre de visiteurs, ne devrait pas être La Joconde, mais L’Origine du monde. Les gens qui vont au Louvre pour la première fois se dirigent tout droit vers La Joconde comme je l’ai fait moi–même, il y a bien longtemps. Mais ceux qui vont pour la première fois au Musée d’Orsay ne se précipitent pas pour aller se planter devant L’Origine du monde et beaucoup ignorent d’ailleurs que le tableau se trouve là. Dans le tableau de Courbet, le sexe de la femme qui est allongée nue sur un lit, les cuisses écartées et dont on ne voit rien au-dessus des seins ni en dessous des cuisses, est assurément le centre du tableau; c’est incontestablement lui qui attire les regards. On peut le déplorer ou s’en réjouir, mais le fait est qu’avant Courbet aucun peintre, du moins un peintre connu, n’avait, semble-il, jamais fait un tel choix. Et personne non plus ne semble aussi l’avoir imité à l’exception, assez récemment (2008), de John Currin dans un tableau directement inspiré de L’Origine du monde intitulé After Courbet, et qui n’a apparemment pas soulevé un grand enthousiasme dans le monde des amateurs d’art. Notons enfin que, dans les autres nus féminins de Courbet (La Femme dans les vagues, Le Sommeil, Femme allongée sur un lit, Jeune Baigneuse), qu'il est permis de préférer à L’Origine du monde, le sexe reste caché.
Et il en est de même dans un très grand nombre de nus féminins, soit que, pour masquer le sexe, le peintre ait recours à la chevelure, comme dans La Naissance de Vénus de Botticelli, à une main, comme dans la Vénus d’Urbino et la Vénus endormie du Titien ou l’Olympia de Manet, ou, le plus souvent, à un linge ou à une étoffe, soit enfin que la position du corps, de dos ou de côté comme dans Le Déjeuner sur l’herbe de Manet, ne permette pas de voir le sexe. Il reste, il est vrai, qu’il y a de très nombreux tableaux dans lesquels le peintre n’a pas cherché à masquer le sexe ni par la position du corps ni par quelque obstacle que ce soit. Mais alors ou bien l’on ne voit rien du tout à l’emplacement du sexe que le peintre a complètement gommé, comme dans la Vénus Anadyomène ou La Source d’Ingres, ou bien, le plus souvent, on ne voit qu’un triangle sombre, généralement très discret, voire à peine perceptible, comme dans La Maja nue de Goya. Au total, si, de tout temps, les peintres se sont particulièrement employés à célébrer la beauté du corps féminin, ils ne semblent pas avoir considéré que le sexe en faisait partie.
On peut faire globalement les mêmes remarques en ce qui concerne les tableaux de nus masculins. Certes, quand ils sont représentés, les organes sexuels sont plus visibles que sur les nus féminins, mais cela tient évidemment à la nature des choses. Mais, pas plus ceux qui peignent des nus féminins, les peintres qui peignent des nus masculins ne semblent s’intéresser vraiment au sexe de leurs modèles. Si les organes sexuels étaient la beauté, Cézanne aurait sans doute choisi de peindre des couilles plutôt que des pommes et on se serait extasié sur leur merveilleux modelé, sur l’exquise délicatesse des contours, sur l’infinie poésie de la pilosité. Dieu merci, il a préféré les pommes. Les innombrables tableaux de saint Sébastien cachent toujours le sexe du martyr. On dira, bien sûr, qu’il s’agit, en principe, d’un sujet religieux, même si chacun sait que ces tableaux sont d’abord et surtout des études de nus. Quoi qu’il en soit, comme les peintres de nus féminins, les peintres de nus masculins, ou bien cachent le sexe de quelque façon que ce soit, par une étoffe, une feuille de vigne ou par la position du corps, ou bien, s’ils choisissent de le représenter le font avec beaucoup de discrétion. Dans leurs tableaux, loin de relever la tête, les sexes se font tout petits et cherchent manifestement à se cacher comme celui de L’Apollon de Neuilly de Jean Darty qui semble être d’une extraordinaire timidité.
Les statuaires grecs qui ont tellement exalté la beauté du corps masculin, n’ont certes pas dissimulé les organes sexuels mais ils les ont toujours représentés eux aussi, avec une louable discrétion. Certains le regrettent comme Dominique Fernandez qui décrit en ces termes la statue du «Faune Barberini» qui se trouve à la glyptothèque de Munich : «C’est un homme nu, pâmé sur le dos contre un rocher, les jambes très écartées, la tête renversée entre ses avant-bras. Torse et membres puissants, muscles bien dessinés. Organes sexuels importants, proportionnés à ce corps vigoureux, ce qui n’est pas le cas des autres statues grecques, dont le pénis et les testicules beaucoup trop petits montrent bien les limites où Athènes contenait le culte du corps masculin» (6). Puisque Dominique Fernandez n’a jamais caché son homosexualité, il est permis de suggérer qu’en l’occurrence le regret qu’il exprime n’est pas véritablement d’ordre esthétique. Les hormones peuvent rendre les organes sexuels attirants; elles ne sauraient les rendre beaux.
L’histoire de l’art ne contredit pas la thèse de Georges Molinié seulement par le fait que les artistes qui ont célébré la beauté du corps humain, ont ou bien masqué le sexe ou ne l’ont représenté qu’avec une extrême discrétion : elle la contredit aussi, et de manière peut-être plus radicale encore, par le fait que les artistes qui ont choisi de peindre la laideur et de privilégier les sujets les plus répugnants et les plus hideux possible, ces artistes-là ont, eux, ont souvent considéré que les organes sexuels étaient des ingrédients, sinon absolument indispensables du moins fort utiles, pour obtenir le puissant sentiment de dégoût qu’ils voulaient créer. Comme Egon Schiele, Lucian Freud ou Jean Rustin, ils ont affectionné les nus de vieillards les moins ragoûtants et dont ils n’ont bien sûr pas manqué de mettre les sexes en valeur. Concluons donc sur ce point que, loin de conforter l’opinion de Georges Molinié, l’histoire de l’art serait plutôt de nature à donner raison à ceux qui pensent que, sur le plan esthétique, les organes sexuels de l’homme constituent, avec le derrière des singes, une des créations les plus discutables de la nature.
L’histoire de l’art apporte ainsi à la thèse de Georges Molinié le démenti le plus radical. On pourrait donc s’en tenir là. Mais bien que je ne sois pas philosophe, Georges Molinié non plus d’ailleurs, et que, contrairement à lui, je ne me sente guère capable de me prononcer sur la nature du beau, je ferai encore observer que les analyses des philosophes qui ont traité de ce sujet ne semblent guère aller dans le sens de Georges Molinié. Certes, et l’on ne s’en étonnera pas, dans la
Critique du jugement, si Kant n’a cru devoir s’interroger sur la valeur esthétique des organes sexuels. Mais sa conception du beau qui, contrairement à l’agréable, nous procure une satisfaction purement contemplative et totalement désintéressée (7), semble bien mal s’accorder avec la thèse de Georges Molinié qui d’ailleurs le reconnaît au passage (8). À l’évidence l’idée que le beau puisse être le sexe, cette idée n’a jamais effleuré Kant. Pour lui, le beau ce n’était assurément pas le désirable. Ce n’était certainement non plus l’avis d’Alain, lui qui écrit dans le Système des beaux-arts : «On dit communément que le nu est toujours chaste, pourvu qu’il soit beau; mais il vaut mieux dire que le nu est beau pourvu qu’il soit chaste » (9).
Mais je voudrais surtout citer un auteur qui me paraît bien injustement oublié aujourd’hui, Maurice Pradines, dont le monumental Traité de psychologie générale (10) a été un des livres, et peut-être même le livre, que j’ai le plus pratiqués lorsque j’étais en khâgne. Le deuxième volume contient une longue étude consacrée à la «Psycho-genèse de l’art» (11). La thèse qu’il y développe est celle d’une opposition radicale entre la l’art et la nature. L’art ne commence que lorsque l’homme parvient à s’élever au-dessus de tous les besoins et de toutes les nécessités naturels, lorsqu’il parvient à s’affranchir de toutes les contraintes de la vie. Le plaisir esthétique est foncièrement différent de ceux que la nature nous procure : «L’art fait germer des plaisirs dans des sens qui en sont naturellement incapables, tandis que les sens du besoin dont c’est le caractère propre d’être hédoniques, comme le besoin même, se montrent curieusement incapables de donner aucun plaisir d’art caractéristique […]. Le propre de l’art est de détacher la sensation du service de la représentation et, par conséquent, d’en jouer d’une certaine manière : à l’égard du travail infiniment sérieux que constitue l’attention sensorielle attachée aux tâches adaptatives, c’est-à-dire la mise en relation de la sensation pure avec l’objet désirable ou nuisible qui la provoque, l’attention esthétique, attachée à la pure qualité de la sensation indépendamment de son objet, apparaît évidemment comme un jeu. C’est un luxe de la vie. Il suppose les aspirations adaptatives, auxquelles répond l’institution des sens satisfaites et même comblées : alors l’attention peut se retourner, comme amusée, vers l’instrument qui assurait ce service» (12). Ce n’est assurément pas ce qui se passe «dans l’intimité de la relation érotique». Plus encore que celles de Kant, et en tout cas d’une manière plus directe et plus précise, les analyses de Maurice Pradines s’opposent radicalement à la thèse de Georges Molinié.
Mais Georges Molinié ne serait pas Georges Molinié, c’est-à-dire un des grotesques les plus gratinés qui aient jamais existé, s’il se contentait de dire des absurdités : tant d’autres l’ont fait, le font et le feront encore. Ce qui le rend unique, ce qui le rend vraiment inénarrable, c’est son jargon innommable. Dans ce domaine, je ne lui connais pas de rival. La page que j’ai choisi de commenter ici ne constitue sans doute pas de ce point de vue ce qu’il a commis de pire (13). Je pense cependant que les lecteurs qui découvriront avec cette page la prose de Georges Molinié ne manqueront pas d’être passablement étonnés et encore plus consternés par le style de celui qui est sans censé être professeur de stylistique et que quelques-uns, dans le monde universitaire l’Université, considèrent comme un des plus grands spécialistes de cette discipline. Ils constateront tout d’abord que Georges Molinié emploie le mot «exergue» là où il faudrait «épigraphe» C’est, il est vrai, une faute tout à fait commune, que pourtant l’on n’attend pas normalement sous la plume d’un professeur à la Sorbonne. Mais, s’ils entreprenaient de lire l’ensemble des ses écrits, ils s’apercevraient alors qu’il ne craint pas de reprendre pratiquement toutes les impropriétés ou les incorrections que l’on entend couramment dans les conversations ou à la radio et à la télévision.
Mais surtout, quand on a affaire à une phrase comme «les organes génitaux sont la beauté», c’est-à-dire à une phrase très simple et très courte, composée seulement d’un sujet, du verbe «être» et d’un prédicat, on ne s’attend pas à ce qu’elle fasse l’objet d’un très long et très pédant commentaire stylistique. Si quelqu’un dit : «La terre est ronde» ou, ce qu’à Dieu ne plaise ! «Molinié est un con», personne n’éprouvera le besoin de se livrer à une savante étude de l’«énonciation». Personne n’éprouvera le besoin de faire remarquer qu’il n’y a pas de «bourre rhétorique». Personne n’éprouvera le besoin de faire remarquer que l’on se trouve en face d’une «extrême condensation formelle pour une extrême condensation d’effet». Personne n’éprouvera le besoin de faire remarquer que «l’on a affaire au style de l’énoncé de thèse, hors toute argumentation et toute discussion, hors tout type d’amodiation». Personne n’éprouvera le besoin de faire remarquer «l’emploi du présent de vérité générale, qui sort des vicissitudes et des variations du devenir temporel et situe la portée dans une quasi-éternité». Personne n’éprouvera le besoin de faire remarquer «la sélection sémantico-lexicale des supports thématiques (la terre / Molinié) et prédicatifs (ronde / un con) qui fonctionnent en l’occurrence, par leur relation syntaxique en mono-sémantisme strictement dénotatif comme une boule parfaitement ronde, lisse, purement fermée et sans dégager la moindre porosité sémiotique». Personne n’éprouvera le besoin de faire remarquer «l’assimilation implicite, à la manière d’un coup de poing, d’un jugement de qualité à une sorte d’incarnation métonymique et antonomastique de l’origine absolue de cette qualité (est ronde/est un con)». En lisant cette page de Georges Molinié, beaucoup de gens, en revanche, et ce sera ma conclusion, seront portés à se dire que l’auteur est «nucléairement» stupide, «indépassablement et totalement» grotesque.

Notes
(1) Edmondo Solmi, Leonardo. Vita segreta di un genio (Giulio Perrone Editore, Roma, 2013), p. 32.
(2) Œuvres complètes, tome X (P.U.F., 1993), pp. 91-92.
(3) L’érotisme (Éditions de Minuit, 1957), pp. 155-156. Mais, si Georges Bataille est d’accord avec Léonard de Vinci sur la laideur de l’acte et des organes sexuels, au lieu de la déplorer et de penser qu’elle aurait pu lettre en danger la perpétuation de l’espèce, il juge, au contraire, qu’elle joue un rôle indispensable : « La beauté humaine, dans l’union des corps, introduit l’opposition de l’humanité la plus pure et de l’animalité hideuse des organes. Du paradoxe de la laideur opposée dans l’érotisme à la beauté, les Carnets de Léonard de Vinci donnent cette impression saisissante : «L’acte d’accouplement et les membres dont il se sert sont d’une telle laideur que, s’il n’y avait la beauté des visages, les ornements des participants et l’élan effréné, la nature perdrait l’espèce humaine. Léonard ne voit pas que l’attrait d’un beau visage ou d’un beau vêtement joue dans la mesure où ce beau visage annonce ce que le vêtement dissimule. Ce dont il s’agit est de profaner ce visage, sa beauté. De le profaner d’abord en révélant les parties secrètes d’une femme, puis en y plaçant l’organe viril. Personne ne doute de la laideur de l’acte sexuel. De même que la mort dans le sacrifice, la laideur de l’accouplement met dans l’angoisse. Mais plus grande est l’angoisse – à la mesure de la force des partenaires – et plus forte est la conscience d’excéder ses limites, qui décide un transport de joie. Que les situations varient selon les goûts et les habitudes, ne peut faire que généralement la beauté (l’humanité) d’une femme concoure à rendre sensible – et choquante – l’animalité de l’acte sexuel. Rien de plus déprimant, pour un homme, que la laideur d’une femme, sur laquelle la laideur des organes de l’acte sexuel ne ressort pas. La beauté importe au premier chef en ce que la laideur ne peut être souillée, et que l’essence de l’érotisme est la souillure. L’humanité, significative de l’interdit, est transgressée dans l’érotisme. Elle est profanée, souillée. Plus grande est la beauté, plus profonde est la souillure». On peut, bien sûr, et c’est mon cas, ne pas partager ce point de vue, mais on ne saurait nier qu’il contredit radicalement la thèse de Georges Molinié. Et c’est bien gênant pour lui puisque logiquement Georges Bataille devrait être un des auteurs qu’il admire le plus.
(4) Gallimard, 1961, p. 182.
(5) Malaise dans la culture (P.U.F., collection Quadrige, 1995), p. 26.
(6) La perle et le croissant. L’Europe baroque de Naples à Saint-Pétersbourg (Plon, collection Terre humaine, 1995), p. 295
(7) Citons seulement cette «définition du beau» : «Le goût est la faculté de juger un objet ou un mode de représentation par la satisfaction ou le déplaisir d’une façon toute désintéressée. On appelle beau l’objet de cette satisfaction» (Critique du jugement, Vrin 1951, p. 46).
(8) «Il est clair que la position nettement anti-idéaliste de ma thèse rend problématique l’intégration des grandes inflexions théoriques canoniques de Kant et de Schelling» (p. 112).
(9) Gallimard, 1920, p. 267.
(10) Trois volumes (P.U.F, collection Logos, 1948).
(11) Pp. 199-410.
(12) Tome II, pp. 205-206.
(13) Mais on pourrait trouver dans le livre des pages plus représentatives du galimatias calamiteux dont il a fait sa spécialité. En voici un échantillon : «Le ressenti d’une manifestation de beauté a forcément, en soi, quelque chose de décrochant, de sémiotiquement décalant. De même que la passante vit à sa façon un enthousiasme qui lui est propre, et qui n’est pas en tant que tel participable, partageable, puisqu’elle vit de la partageabilité d’intimité dans la pénétration pénétrée-pénétrante d’un corps esthétique, celui qu’elle érige seule; de même, à la production dans le projet pro-artistique, à la représentation à rencontre d’intimité émerveillante, la valeur produite sort de la valeur de l’interaction à régime non artistisé et fonctionne sémiotiquement autrement (à plus fort régime), selon un mode immédiatement partageable, et, la plupart du temps, impartagé; et de même, il arrive que, hors de toute situation de type “localement premier” évidemment, la valeur sémiotique de certains langages paraisse globalement, au maximum d’altérités sociales empiriques de rencontre, dans une concaténation chronologique et socio-circonstancielle extrêmement durable, relever d’un fonctionnement systématiquement décochant par rapport à la construction du réel mondain commun» (op. cit., pp 167-8).