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26/10/2014

Heidegger ex cathedra, 1 : religion, par Francis Moury

Photographie (détail) de Juan Asensio.

Á propos de Martin Heidegger, Phénoménologie de la vie religieuse (traduction, présentation et glossaire par Jean Greisch, éditions Gallimard, NRF, coll. Bibliothèque de philosophie, 2011).
LRSP (livre reçu en service de presse).

«Nous appelons «rationnel» dans l’idée du divin ce qui peut être clairement saisi par notre entendement et passer dans le domaine des concepts qui nous sont familiers et qui sont susceptibles de définitions. Nous affirmons d’autre part qu’au-dessous de ce domaine de pure clarté se trouve une obscure profondeur qui se dérobe, non pas à notre sentiment, mais à nos concepts et que pour cette raison nous appelons «irrationnel».»
Rudolf Otto, Le Sacré (1917, traduction de A. Jundt revue par l’auteur sur la 18e édition allemande, Bibliothèque scientifique Payot, 1949, réédition Petite Bibliothèque Payot, 1969), p. 93.


IMG_8861.JPGHeidegger ex cathedra, comme professeur d’histoire de la philosophie et comme philosophe de l’histoire occidentale de la philosophie, nous est progressivement révélé par la traduction de ses œuvres complètes chez Gallimard. Je souhaite examiner, dans une série d’articles, certains volumes consacrés à la religion, aux philosophies anciennes, modernes et contemporaines.
C’est la traduction française du tome 60 de l’édition allemande des Œuvres complètes d’Heidegger (tome paru en 1995 puis réédité en 2011) qui m’en fournit la première occasion : première, à la fois par ordre chronologique et par ordre des matières, les deux ordres étant ici parfaitement confondus. Il s’agit, en effet, de la réunion de trois cours professés (ou, concernant le premier d’entre eux, préparé) par le jeune professeur Heidegger, augmentés des notes de ses étudiants et auditeurs de l’Université de Fribourg-en-Brisgau : «Les Fondements philosophiques de la mystique médiévale» (hiver 1919-1920), «Introduction à la phénoménologie de la religion» (hiver 1920-1921), «Augustin et le néoplatonisme» (été 1921).
Les deux postfaces rédigées en 1995 (aussi traduites par Jean Greisch) par les éditeurs allemands, donnent la mesure du travail que représente la publication de ces œuvres complètes : déchiffrement de sténographie, de manuscrits, collations et comparaisons de notes, recours à la famille de Heidegger pour déchiffrer son écriture manuelle parfois minuscule, recomposition des tables des matières à partir d’éléments disparates. Surtout, leur progression éditoriale allemande et leur arrivée en traduction française à la NRF, permettent de mesurer de mieux en mieux l’ambition hégélienne de Heidegger : ni plus ni moins qu’une histoire phénoménologique de la philosophie occidentale rendant compte de l’ensemble des écoles anciennes, modernes et contemporaines. Tout comme Hegel dans sa propre histoire de la philosophie, Heidegger a voulu comprendre la totalité des penseurs qui l’ont précédé. Tout comme Hegel, cette histoire de la philosophie a été pour lui l’occasion d’un dialogue approfondi avec l’histoire, la culture, la religion, l’économie, les mœurs, la psychologie, la sociologie, les sciences positives qui constituaient le monde phénoménal ambiant des penseurs qu’il étudie. Commentaire attentif, précis à la virgule près, qui est un moyen constant d’approfondissement de ses propres thèses, ici préludes à celles développées bientôt dans Être et temps, dans ses Questions, dans ses Correspondances (avec Jaspers, Arendt et tant d’autres) et dialogues (avec Jean Beaufret et tant d’autres) puis ses grands séminaires. L’ensemble est majoritairement traduit chez Gallimard mais il subsiste encore un décalage d’une dizaine de volumes entre les œuvres disponibles en Allemagne et celles disponibles chez nous. Chaque nouveau volume traduit le comble heureusement.
Le lecteur français ne peut s’empêcher d’éprouver un étrange sentiment en lisant, à la page 150 des annexes, à l’occasion d’une remarque méthodologique sur l’Épître aux Galates de saint Paul, cette savoureuse parenthèse : «…exigence positive d’une nouvelle position du problème qui m’anime authentiquement moi-même !… le concept de théologie reste entièrement en suspens. Celui dont nous avons hérité peut bien avoir une valeur indicative : mais le dévoilement des connexions phénoménologiques […] nous fournira des critères authentiques pour la destruction de la théologie chrétienne et de la philosophie occidentale».
Alors que le théologien Rudolf Otto venait de publier son célèbre livre sur Le Sacré, les remarques d’Heidegger écrites en vue de sa recension (ici traduites pp. 376-7) manifestent une réserve à la fois sur le fond et sur la forme : Otto est dans la bonne direction puisqu’il aboutit à un fait brut, pur, «constitutif» au sens le plus phénoménologique possible, à savoir celui du «numineux», phénomène au sens strict manifesté par les éléments du «tremendum» et du «fascinans», ceux qui constituent le cœur même de la terreur sacrée dans les mythologies et les religions les plus archaïques, les plus primitives, donc les plus primordiales du point de vue historique positif d’une science possible de la religion, d’une science phénoménologique de la religion telle que la poursuivront des esprits aussi différents que Roger Caillois ou Sigmund Freud, Mircea Eliade ou Lévy-Bruhl. Mais Otto a, selon Heidegger, le tort de considérer l’irrationnel comme une limite du rationnel; or le sacré ne doit pas être le résultat de l’équation [numineux – éthique = religion] car la constitution originaire du sacré n’a pas de rapport immédiat ni théorique avec… ce qui n’est pas lui. Heidegger, bien sûr, retrouve une intuition familière au lecteur de Kierkegaard : le sacré a bien davantage à voir avec le silence de la violence qu’avec la parole du prédicateur. Il est du côté du sacrifice, pas du côté du «théorétique» ou de la connaissance. Cet aspect irrationnel du sacré était déjà celui qui fondait le système de Duns Scot, selon Étienne Gilson, Scot à qui Heidegger avait consacré, comme on le sait, sa thèse de doctorat d’ailleurs traduite depuis longtemps chez Gallimard-NRF.
La position de Heidegger en 1919-1921 est en situation dans l’histoire de la philosophie allemande. On a longtemps considéré comme primordiale la relation de maître à disciple entre Husserl et Heidegger. Elle lui a, sans aucun doute, fourni un instrument, un vocabulaire mais les intuitions réalistes de Heidegger sont les héritières d’un passé plus lointain : de Luther à Nietzsche en passant par G.W.F. Hegel et Kierkegaard. Durant sa jeunesse, Heidegger est nourri par les influences théoriques les plus variées : le relativisme (Simmel), le néokantisme (Natorp, Windelband), les théoriciens de la culture (Troeltsch, Spengler), les contributions positives allemandes aux sciences positives (histoire générale, histoire des religions, psychologie, psychanalyse, sociologie, anthropologie, philologie). Husserl lui fournit cet instrument séduisant qu’est la réduction phénoménologique mais Heidegger en fait finalement tout autre chose que ce que Husserl attendait. L’ambition de Husserl était profondément cartésienne alors que l’ambition de Heidegger s’avère profondément hégélienne. Il faut d’ailleurs noter que Heidegger a, plus tard, modifié le titre original de son cours sur le cahier manuscrit : de «Phénoménologie de la conscience religieuse», il a rayé le mot «conscience» (mentionné dans une lettre du 1er mai 1919 à Elisabeth Blochmann) pour le remplacer par «vie». Ce déplacement me semble signer la fin de l’influence husserlienne ; il rattache plutôt Heidegger, malgré qu’il en ait eu, à des philosophes tels que Spengler ou Scheler en dépit des critiques qu’il leur prodigua expressément.
D’un point de vue scientifique étroit (point de vue qui était peut-être celui des «personnes non qualifiées» ayant interrompu en novembre 1920 la première partie méthodologique de l’Introduction, curieux mélange tout germanique de lourdeur et de subtilité, précédant les commentaires un peu plus concrets des Épitres aux Galates puis des Épitres aux Thessaloniciens) il ne faut pas rechercher ici une introduction à saint Paul ou à saint Augustin ni à aucun autre des théologiens cités, commentés ou simplement mentionnés (1). Le commentaire de Heidegger suppose de telles histoires positives et scientifiques lues et connues. Il suppose que le lecteur est déjà familier de la chronologie des œuvres de saint Augustin, qu’il sait à quoi correspond dans ses Confessions le livre X qu’il étudie, qu’il connaît les Retractationes écrites vers la fin de la vie d’Augustin. Ce qui intéresse Heidegger est d’étudier la frontière entre sens et langage, monde et conscience, de cerner la naissance d’une forme originale s’associant à une matière originale, donc la naissance d’un être inédit, au sein de l’histoire culturelle occidentale. La moindre phrase, attentivement scrutée, étudiée – toutes les citations grecques et latines sont soigneusement traduites en français mais Heidegger et ses étudiants les lisaient dans leur texte original – est matière à une recherche de cette réalité concrète inédite : «ce» que fut la religion de saint Paul, «ce» que fut la religion de saint Augustin du point de vue purement phénoménologique.
Sur le plan matériel, cette édition est impeccable : le glossaire final du vocabulaire technique et critique de Heidegger, établi par J. Greisch, rendra bien des services au lecteur français. Sa simple présence pourrait recommander ce volume 60 de l’édition allemande pour servir d’introduction à cette collection NRF (pas numérotée en volumes, pour sa part) des Œuvres de Martin Heidegger. Une coquille, je crois, à la page 231 : la citation de saint Augustin «prospera in adversis desidero» (Confessions, X, 28, 39) est curieusement traduite par «dans la prospérité, je désire l’adversité». C’est, à mon avis, une coquille matérielle par interversion. Il faut évidemment lire : «dans l’adversité, je désire la prospérité». D’ailleurs, au bas de la même page, la formule symétrique «adversa in prosperis timeo» est parfaitement traduite par «dans la prospérité, je crains l’adversité».

Note
(1) Celui qui désirerait un éclairage historique et littéraire précis sur saint Paul, le trouvera dans Aimé Puech, Histoire de la littérature grecque chrétienne, et celui qui en désirerait un sur saint Augustin le trouvera dans Pierre de Labriolle, Histoire de la littérature latine chrétienne.