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« J’étais la terreur de Benjamin Berton : l’autre djihad de Chérif Kouachi, par Gregory Mion | Page d'accueil | 111 d'Olivier Demangel »

12/10/2015

Le Principe de Jérôme Ferrari

Photographie (détail) de Juan Asensio.

1295357111.jpgL'incroyance du récit. Le Sermon sur la chute de Rome, par Pierre Mari.





CPVkzX6WgAA7Eb5.jpgJ'étonnerai sans doute les journalistes en affirmant, d'entrée de jeu, que Le Principe de Jérôme Ferrari n'est pas tant un roman sur la vie du grand physicien allemand Werner Heisenberg qu'un texte sur un double dévoilement. Ainsi le dernier livre de l'auteur du Sermon sur la chute de Rome est-il, dans sa substance, une œuvre moins ésotérique que gnostique, moins religieuse que secrètement hantée par le grand thème qui fut celui d'Arthur Machen, le déchiffrement de la réalité à la lumière, du moins chez ce dernier, d'une vérité immémoriale, horrible, dont Lovecraft fera la toile de fond redoutable de ses inventions fantastiques.
Je rapprocherai encore, comble de la stupéfaction pour ces mêmes journalistes qui, comme toujours, avec une régularité digne d'une horloge atomique helvète, en lisant, ne savent pas lire (ni écrire d'ailleurs), Le Principe du Grand Dieu Pan de Machen, car l'une et l'autre de ces œuvres paraissent obsédées par le percement de la réalité, le déchiffrement consécutif de ce qui la double, la traverse, la subsume, la remplit, l'horreur, un Mal des origines, sans visage chez Ferrari, avec un visage de démon chez Machen. Nous pourrions encore comparer les deux figures de savants, et remarquer que l'un et l'autre ont une idée toute relative, voire relativiste, du Mal. La faute au principe d'incertitude (ou, en allemand, Unbestimmtheit, soit indétermination) dira-t-on, qui de toute façon nous empêche de connaître à la fois la position et la vitesse d'une particule observée, et il est vrai que la destinée d'un homme peut, métaphoriquement, s'exprimer par sa position et sa vitesse, et un romancier scrupuleux vous dira qu'il est strictement impossible de connaître à la fois les deux.
IMG_1323b.jpgUn premier indice de la thématique réelle qui nourrit ce roman nous est donné par l'image, plusieurs fois répétée, du regard «par-dessus l'épaule de Dieu», cette première mention étant indiquée, remarquons-le, dès le début de notre texte (p. 11) puis répétée je l'ai dit avec une monotonie (cf. pp. 14, 125 ou encore 155) qui doit bien cacher quelque chose de plus important ou pertinent qu'un manque d'imagination ou un défaut d'écriture, une image obsessionnelle qui contamine et se développe en d'autres, elles aussi toutes pressées de nous signifier la certitude selon laquelle un grand savant (un savant tenu pour fou, comme celui de Machen ?) n'est jamais un homme qui saurait se contenter de ce qu'il a sous les yeux : «Peut-être avez-vous vaguement entrevu dans l'hébétude qui rendait votre cousin méconnaissable à son retour du front l'existence de choses qu'il vaut mieux ignorer» (p. 15) et encore, résumé fulgurant de tout ésotérisme (et non plus gnosticisme, qui tient la matière pour bien trop réelle, maléficiée) : «ce qui compose la substance du monde n'est pas matériel» (p. 18).
S'il s'agit de voir «au-delà des évidences» (p. 36), le tropisme gnostique du texte de Jérôme Ferrari se décline encore par la mention d'un dieu pervers (cf. p. 26) s'amusant avec la crédulité des hommes, et par celle d'une lumière, aussitôt ravie, cachée, qu'entrevue (cf. p. 29), mais encore par le fait que, comme dans les complexes cosmogonies gnostiques, la réalité visible s'emboîte non seulement dans une réalité invisible, mais, bien davantage, dans une série d'univers-gigognes, qui nous rendent le dévoilement de la vérité dernière totalement chimérique, sinon parfaitement impossible : «Car bien avant de prendre la forme des inégalités mathématiques auxquelles il doit son incomparable beauté, le principe consista d'abord dans votre conviction que nous n'atteindrons jamais le fond des choses, non en vertu d'une malédiction ou de la faiblesse de vos facultés, mais pour la raison définitive et radicale que, juste avant de me congédier, la jeune maître de conférences, tendue vers moi par-dessus la table qui me protège de sa fureur et de son indignation, me révèle maintenant : – parce que les choses n'ont pas de fond» (p. 41).
Nous ne pouvons qu'assez logiquement être confrontés à l'impossibilité de dire les choses, surtout si, comme le découvre Heisenberg selon Jérôme Ferrari, ces choses n'ont pas de fond. Le langage doit se tenir et se retenir, sauf à sombrer dans un gouffre sans nom, sur l'être, et c'est tout naturellement que plus d'une fois là encore l'auteur devra composer avec une problématique wittgensteinienne, toute proche du silence (cf. p. 141) obombrant le langage impuissant : «vous étiez si peu naïf qu'il vous était impossible de croire que toute la réalité du monde se laisserait un jour apprivoiser par les concepts familiers du langage des hommes, vous saviez qu'il faudrait en venir à la cruelle nécessité d'exprimer, comme le font les poètes, ce qui ne peut l'être et devrait être tu» (p. 47).
La tâche, de l'écrivain bien sûr mais aussi du penseur et donc du savant, consiste à «faire dire aux mots ce qui ne peut être dit mais doit cependant l'être» (p. 48), tandis que les uns et les autres doivent tenter de «dépasser infiniment les ressources de la langue pour dire ce qui ne peut l'être et pour décrire aussi précisément que possible tous les ordres d'une réalité hypothétique, multiple, indescriptible, qui fait à peine résonner une mystérieuse corde d'argent dont le faible son ne me parvient jamais» (p. 95), alors même qu'il s'agit de rester à l'écart de la parole euphémistique, mensongère, meurtrière, des tueurs (cf. p. 98), ces maîtres du langage vicié (1).
Il est dès lors moins étrange qu'il n'y paraît de retrouver dans le roman de Jérôme Ferrari la notion, si caduque de nos jours qu'elle en paraît totalement grotesque et chimérique, de péché et, explicitement, de péché dans le défaut des langues comme le disait Mallarmé : «les hommes ont perdu depuis longtemps, à cause de leur péché, le privilège de lire à la surface des choses leur nom véritable, qui demeure désormais caché, et peut-être vous était-il impossible de choisir un nom unique» (p. 48), remarque qui nous rapproche des méditations du dernier Walter Benjamin sur le nom secret des choses et des êtres mais aussi, bien sûr, de Léon Bloy. Cela est même tellement peu étrange mais cohérent que nous ne sommes pas étonnés quand le ton de Jérôme Ferrari devient de façon assez surprenante accusateur (cf. p. 134) à l'adresse de ces savants qui ne semblent pas voir le Mal, à force d'en chercher les invisibles soubassements. Ailleurs (p. 142), l'auteur évoque les «germes du péché, sa souillure indélébile», mais aussi «un triomphe, une chute et une malédiction», non pas séparément, mais constituant paradoxalement un seul et même «accomplissement inéluctable», dans un registre qui nous semble inspiré des sidérants raccourcis bibliques et évangéliques, où le Mal est jugé pour ce qu'il est, un meurtre du Verbe. La leçon cachée, ésotérique en somme, du roman de Jérôme Ferrari résiderait-elle dans le fait d'affirmer que l'esprit gnostique, à force de vouloir se débarrasser d'un monde qui, finalement, l'encombre, est le premier qui prétendra s’exonérer de toute attache par trop humaine, matérielle, charnelle, quitte à se réfugier dans une tour d'ivoire qui, si haute se tienne-t-elle au-dessus des flots médiocres, jamais ne le mettra à l'abri de la trop fameuse banalité du Mal qui déclencha les passions après avoir exterminé des millions de femmes et d'hommes considérés comme de la vermine ?
Heisenberg le formidable déchiffreur dont la pensée mathématique n'est finalement rien de plus qu'une métaphore (cf. p. 125) n'est pas seul dans ce roman et, assez discrètement, son pèlerinage parmi les hommes semble être secondé par celui de l'immense Ernst Jünger, plusieurs fois évoqué (cf. un beau passage évoquant la mort d'un des fils de l'auteur des Falaises de marbre, p. 90). Que Jünger soit lui-même un remarquable déchiffreur n'est bien évidemment pas un hasard, et nous ne pouvons que rappeler tel passage pour le moins éloquent qui nous en livre l'une des principales clés herméneutiques : «Les formes sont signatures, témoignages, le style est la surface de l’existence. Quand nous examinons une algue, un papillon, quand nous contemplons une nageoire, une aile, un œil, ce sont là les marques des profondeurs créatrices sur l’épiderme du monde. Il a sous lui des abîmes» (2).
Jünger a vu le Mal à l’œuvre, qui l'a touché dans sa propre chair et la chair de sa chair, Heisenberg, lui, ne semble pas le voir, ou alors estime qu'il peut, sinon le contenir, du moins le tenir à distance, une vanité et une illusion que Jérôme Ferrari trouve suspectes, comme il nous le fait remarquer en rappelant celles et ceux qui sont morts (cf. p. 147), dans leur lutte contre les criminels nazis, comme si celui qui ne parvient pas à s'oublier pour les autres n'était, quelle que soit son intelligence et même son génie, qu'un faussaire devant ceux qui donnent, tout simplement, sans la moindre certitude quant à la portée de leur geste héroïque, leur vie pour les autres, ou simplement pour un idéal auquel ils ne savent qu'être arc-boutés, à l'instar de Sophie Scholl.
Nœud gordien du livre, sans doute, que cet entrelacs entre le dévoilement du soubassement chaotique des êtres et des choses, de la réalité tout entière, et d'un Mal qu'il ne faut pourtant pas, sous prétexte qu'il ne serait, comme tout le reste, qu'une illusion, hésiter à combattre, y compris sous sa forme la plus insidieuse, semble nous dire, après Heidegger et tant d'autres dont le remarquable Günther Anders, Jérôme Ferrari, qui est celle d'un progrès arraisonnant la beauté, la vie : «Ce processus ira jusqu'à son terme inconcevable, il soumettra tout à la tyrannie de sa croissance avec une intransigeance si radicale que rien ne sera épargné» (p. 155), et alors plus rien «ne surgira de terre dans l'attente d'être nommé» (p. 156), peut-être même pas le narrateur du roman que nous éviterons toutefois de confondre avec l'auteur, auquel la destinée du grand physicien semble mystérieusement familière, comme si la quête de l'un était celle de l'autre, mais aussi le froid détachement devant l'horreur.

Notes
(1) Signalons le beau chapitre lyrique, comme écrit d'un souffle, qui s'étend des pages 91 à 103.
(2) Ernst Jünger, Le contemplateur solitaire (Grasset, coll. Les Cahiers rouges, 1999, texte intitulé La tour aux Sarrasins, p. 221.