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27/12/2017

Le martyre ascensionnel de l’Afrique : la terre de tous les supplices et de tous les trésors, par Gregory Mion

Crédits photographiques : Athit Perawongmetha (Reuters).

3822542879.JPGGregory Mion dans la Zone.





IMG_7061.jpgCet article établit la recension de l’ouvrage suivant de Thibeaud Obou : L’universalité africaine face à l’ingratitude du monde européen et sémite (Éditions Akofa-Bisola, 2011). Nous espérons être à la hauteur de cet écrit radicalement justicier. Acheter l'ouvrage sur Amazon.

Le silence quasiment complet qui a suivi la parution du beau livre de Thibeaud Obou ne fait que justifier sa thèse principale : le monde européen et sémite est ingrat envers l’Afrique et il n’est peut-être pas tout à fait prêt à changer de paradigme. Le pessimisme est de toute façon de rigueur quand on observe la place que l’Afrique occupe en général dans les conversations informelles ou dans les traitements médiatiques de ceux qui véhiculent l’ingratitude; elle ressemble à un épiphénomène plein d’exotisme, de violence et de pauvreté, comme un genre de carte mystère que l’on est susceptible de piocher dans un jeu de société, une carte à la fois maudite et excitante qui peut faire tourner le cours du jeu, à moins qu’il ne faille la comparer plus vulgairement encore à un quartier louche dans lequel on s’aventure d’un seul pied afin de se donner un shoot d’adrénaline. Le tourisme en Afrique prend d’ailleurs un peu de cette allure – il incarne souvent l’idée qu’un risque a été pris par l’homme blanc et que son retour à la civilisation impériale fera de lui une sorte de héros qui a survécu à la rudesse d’un monde abjectement fantasmé.
C’est en outre ce que Michel Leiris suggère obliquement lorsqu’il écrit L’Afrique fantôme. Lors de son périple immense entre Dakar et Djibouti, Leiris n’avait certes pas la grossièreté du voyageur insipide, mais il reconnaît qu’un faisceau de légendes avait jeté dans son esprit une quantité d’images trompeuses, contribuant à tordre la réalité du grand continent africain. À son retour, après deux années d’expédition ethnographique, il avait compris que le fantôme africain était pour partie dépendant des réactions prédéterminées que peut avoir un Européen, mais qu’il était aussi la manifestation d’une vérité en elle-même fugitive, l’Afrique se libérant toujours des tutelles qu’on essaie de lui prescrire, fussent-elles des volontés didactiques et poétiques d’une exceptionnelle densité, telles qu’elles apparaissent d’ordinaire dans les récits de Leiris. Il fallait du reste toute l’intelligence de Leiris pour accepter que l’Afrique, in fine, n’avait pas besoin du coup de sonde d’un savant pour entrer dans les initiatives de quelque responsable politique ou dans les résolutions de quelque pèlerin débonnaire, ni d’ailleurs pour en sortir aussi vite qu’elle aurait pu y pénétrer. Tout homme qui a la prétention de tenir le destin du monde entre ses deux oreilles se fabrique son propre fantôme de l’Afrique, et quelles que soient les nuances des uns ou des autres, les degrés d’envoûtement du dirigeant national ou les variantes hallucinatoires de l’idéaliste en quête de révélation mystique, quelles que soient donc les manières de trompe-l’œil d’ici ou de là-bas, le mirage des représentations perdure et l’Afrique continue de nous fuir par-delà nos certitudes ensorcelées. C’est pourquoi il se peut dans le fond que l’Afrique ne soit jamais autre chose pour nous qu’un démon récurrent, une hantise répétée dont il convient de renouveler l’exorcisme parce que nous sommes incapables de cohabiter sur le long terme avec des spectres ou des fétiches inquiétants. Bon ou mauvais démon, peu importe, il s’agit chaque fois d’une présence troublante qui confère à la folie; il s’agit d’une mania qui peut être divinement inspiratrice ou pathologiquement destructrice (1), et que l’on soit emporté spirituellement ou vaincu organiquement par l’Afrique, les deux cas impliquent la tenue d’un discours ou bien trop enthousiaste, ou bien trop furieusement dépité. Ce sont là finalement deux formes inabouties de l’amour car la première ne saurait rendre compte de quoi que ce soit, égarée dans un éther éblouissant, et la seconde s’abîme dans la médisance des éconduits ou des ventres pleins. Dans l’un ou l’autre de ces discours, nous avons manqué l’Afrique, et nous la manquons d’autant plus qu’elle ne semble pas pouvoir se révéler autrement à nos mentalités européennes que sous les aspects insaisissables d’une fumée de marabout.
Est-ce à dire que le lien est ontologiquement défectueux entre l’Afrique et le monde européen et sémite ? Il l’est d’une certaine manière, mais il l’est encore plus gravement dans l’incompréhension pervertie en hostilité et en désir de revanche, car l’Europe et les contrées sémites refusent assez fébrilement de reconnaître la dette qui est la leur vis-à-vis de l’Afrique. Pour l’exprimer le plus laconiquement possible, l’Afrique, en vérité, constitue l’origine de toutes les connaissances humaines. Elle est la nature naturante qui porte nos expériences et nos idées à maturation depuis des millénaires. C’est cette vérité fondamentale qui saute aux yeux dans le livre de Thibeaud Obou, et elle est renforcée par de nombreux documents iconographiques sur lesquels s’affichent des portraits, des écritures, des lieux, des statues, etc., nous rappelant quelques évidences ou nous les apprenant plutôt, car nous devons avouer que des années d’enseignement occidental ont pu avoir sur nous plusieurs effets regrettables d’ignorance. On a pu entendre ou lire que l’Afrique était un berceau des civilisations modernes, presque un utérus culturel parfois, néanmoins nous n’avions jamais vraiment tendu l’oreille pour aller plus loin que les ambiances d’opinions bienveillantes ou de métaphores usées qui font leur chemin dans les sociétés intellectuellement paresseuses, en l’occurrence les sociétés soi-disant avancées. Je m’étais par conséquent borné jusqu’ici à un intérêt somme toute restreint de l’Afrique, et, comme modeste professeur de l’enseignement secondaire qui a lamentablement failli céder aux concupiscentes trompettes du supérieur lorsque je me trouvais dans l’enfer clientéliste de l’Amérique du Nord, je n’ai surtout connu de ce continent africain qu’un bruit de fond, une marmelade de mondanités élégamment rotées dans des colloques, tout au plus n’ai-je donc connu de la vie africaine que ses têtes qui dépassent et qui sont nettement l’objet d’un discours commandé, comme par exemple les noms de certains Prix Nobel de Littérature tels que Gordimer, Coetzee ou Soyinka. Il a fallu récemment que je discute avec un ami professeur de Sciences Économiques et Sociales pour élargir mes sillons de culture, pour m’extraire péniblement de ma caverne lactescente, et c’est lui qui m’a fait découvrir l’invraisemblable destin du philosophe ghanéen Amo, premier savant noir à enseigner la philosophie dans l’Europe des Lumières, peut-être aussi l’unique membre véridique de l’Aufklärung tant les autres penseurs, trop souvent malheureusement, ont pu enténébrer de leurs préjugés le programme de ce courant intellectuel pétri de contradictions (2). S’il fallait du reste ne retenir qu’une seule de ces contradictions, nous évoquerions l’aberration d’un esprit prétendument universel et pourtant impuissant à embrasser la totalité des différences, rejetant avec une assiduité imbécile tout ce qui pouvait passer pour «nègre». Ces dialecticiens d’opérette inventèrent pour ainsi dire l’universalité généraliste, gros mot conceptuel qui a l’air d’un pathétique éclopé dans le ciel relativement propret de l’histoire des idées.
C’est à la suite d’une publication volontairement polémique sur le parcours éloquent d’Amo, ici même dans la Zone de tous les eldorados, que j’ai eu la joie d’être contacté par Thibeaud Obou qui m’a spontanément proposé de me faire parvenir le livre dont il est question aujourd’hui. La générosité de cet acte se confond avec la générosité de la nature africaine, la terre d’Afrique étant aussi prodigue que les hommes qui sont considérés comme ses enfants directs. Cette complicité dans la prodigalité introduit d’ailleurs l’argumentaire de Thibeaud Obou et elle certifie par le cœur l’universalité africaine, s’appuyant du reste sur le goût immodéré de l’hospitalité, sur l’inexistence de lois stipulant que les non-Africains seraient inférieurs, et enfin sur le fait que chaque Africain symbolise à bien des égards une participation à l’infini de la nature.
Cette coopération fidèle avec la nature a permis à l’Afrique de connaître précocement une politique stable et efficace. En cherchant à fonder des rapports d’analogie avec la nature, les pionniers africains de l’organisation sociale ont fait pousser des foyers de peuplement comme on ferait pousser des végétaux – ils n’ont pas exigé plus que les besoins intrinsèquement présents dans la nature humaine, se délivrant d’emblée de tout désir parasite antinaturel. Ceci n’a pas empêché un fort épanouissement de la vie, car, en effet, tout végétal étant d’abord le lieu de la cryptobiose (par exemple la discrétion de la vie contenue en puissance dans le bourgeon), l’homme qui se construit politiquement par imitation de la nature finit par éclore sensationnellement, offrant davantage que ce que l’on pressentait de sa personne. La stabilité et l’efficacité d’un tel modèle s’expliquent par le fait que la nature ne fait rien en vain et que toutes ses créations atteignent de remarquables seuils de complétion. De telles administrations politiques peuvent par conséquent jouir d’être à la fois généreuses et réservées. D’une part il y a générosité parce que la nature est nécessairement prolixe en sécrétions, et d’autre part il y a un sentiment de réserve parce que la nature s’épanche en économisant de l’espace, le vivant le plus solide étant souvent le plus affiné ou le plus contracté spatialement, ce qui signifie par incidence relativiste qu’il est très augmenté en temporalité. En d’autres termes, la politique initiale de l’Afrique exhibait sans doute de petites communautés soudées à l’expérience de l’éternité. C’est donc tout à fait logiquement que les Européens ont très tôt multiplié les voyages d’études en Afrique afin d’optimiser la sédentarisation de leurs villes. Mais loin d’être soucieux du rythme vrai de la nature, les Européens n’auront fait qu’inspirer à Émile Verhaeren le recueil des Villes tentaculaires, témoignage pythique d’une tentation d’expansion abâtardie en faillite morale et en dérèglement biologique, l’homme de l’urbanité se suicidant peu à peu dans les artifices (3).
Ce qui en outre a fait défaut à l’Europe et au monde sémite, c’est une spiritualité absolument native, une conscience du divin et du sacré antérieure à toute formalisation d’un dieu spécifique. Il ne s’agit pas tant d’une transcendance que d’une immanence, d’un compagnonnage omniprésent et omni-enveloppant qui s’adresse à tous les êtres vivants sans exception. Il faudrait presque parler d’un principe d’énergie comme le fait Marcel Conche, d’une épaisseur dynamique non spatiale et non temporelle, une matrice nerveuse incorporelle à partir de laquelle s’origine le vivant et son incroyable variété de formes. Imprégnés de cette énergie sacrée, les Africains ont envie de préserver leur relation avec la nature ; ils remercient sa fécondité en respectant la mélodie qu’elle ne cesse de jouer avec ses instruments secrets. Pour cela ils s’ajustent essentiellement au potentiel de chaque sol et ils n’ont pas la moindre ambition d’extorquer une richesse à la mère nourricière. Ils savent instinctivement que l’infini de la nature donne toujours quelque chose même quand le don est inapparent. Ils savent encore que cet infini est exclusif et qu’ils ne sont que les expressions fragmentaires et cosmiques d’un incommensurable dynamisme. C’est en cela que l’Afrique ne pense pas une typologie des vivants – elle prête aux hommes et aux animaux, pour ne citer que ceux-là, une dignité comparable qui évite les dérives casuistiques du spécisme.
De là est née la philosophie africaine, l’ancêtre de toutes les philosophies comme a raison de le marteler Thibeaud Obou. Elle a largement contribué à l’émergence des pensées antiques et l’on devrait mieux s’acquitter du fait que de nombreux philosophes grecs de naguère ont effectué des séjours décisifs en Afrique, notamment en Égypte où l’on a initié les voies théoriques pour réfléchir à l’immortalité de l’âme (4). Ils y ont découvert également un «esprit de finesse» fantastique et un pressentiment énorme de l’infini. C’était en quelque sorte la joie de se familiariser avec une pensée affranchie de toute espèce de calibrage ou de notion pesante, la joie encore de s’adonner à la philosophie sans contrainte horaire ou de convention. On pouvait à ce titre s’exercer à méditer sur l’universalité du temps plutôt qu’à sa fonction banalement mathématique ou statistique. Et conformément à ce statut d’inconsistance et d’évanouissement, le temps n’avait pas vocation à susciter un repère ou un cran de sûreté dans le défilé d’une journée, mais il était déjà subodoré à l’instar d’un flux fédérateur et entrebâilleur, comme un subtil débordement vers l’Ouverture primordiale englobante qui aussitôt le reprend dans son giron, finalement comme une irruption vers ce point inconditionné de sécrétion où la nature existe à l’état inchoatif et définitif, en l’occurrence dans un écoulement de vitesses plurielles à travers lequel toute chose se destine à l’efflorescence ou à l’exfoliation (sans toutefois que ces choses naissent ou disparaissent d’une façon semelfactive étant donné que tout doit revenir infiniment sous d’autres formes). Le temps serait alors la synthèse rythmique de toutes les manières de fluer parmi l’infinité des vivants dont l’acte est d’envisager l’individuation (accéder à la pousse), de se ruer à la vie (pousser) ou de s’installer en phase d’ensommeillement (se résorber). Doit-on ainsi poser l’hypothèse audacieuse que le temps africain ne serait que de l’espace en perpétuel devenir ? Si nous allions au bout de cette hypothèse, alors il nous faudrait clairement et distinctement affirmer que le temps de l’Afrique est celui d’une expansion pure et triomphante dans son immensité discrète, une effusion où rien n’est sujet à la fragmentation ou à l’échantillonnage, et que ce temps est de surcroît celui d’un élan universel où la vie tantôt va et tantôt vient, tantôt s’extirpe et tantôt se retire, tantôt se figure et tantôt se brouille, étrangère à toute artificialisation de sa cadence et à tout préjugé d’une aurore et d’une fin triviales. Compris en fonction d’un espace incalculable qui suppose d’une part un «ensemble in-assemblable» (5) et d’autre part une Ouverture in-totalisable à travers laquelle circule un souffle divinement sécréteur, le temps africain rassemble dans sa fluence universelle ce que cet espace héberge délicatement de formes anamorphosées. En fin de compte, par simplification, temps et espace sont ici deux brèches hospitalières pour le vivant, deux modalités de l’Ouverture où le vivant s’embarque à la jubilation. Ce temps et cet espace universels foncièrement ouverts contredisent évidemment les conceptions fermées du temps et de l’espace comme quantificateurs achevés. À beaucoup d’égards du reste, les lignes de force de ces pensées archaïques prouvent que l’Afrique a anticipé un bon nombre de révolutions scientifiques, avec au premier chef une présomption sur la courbure de l’espace-temps dans la relativité générale d’Einstein. Cette Afrique philosophe a donc su prématurément motiver un questionnement sur le réel et celui-ci nous apparaît désormais incontournable.
À cela s’ajoutent une multitude d’innovations dans tous les autres domaines du savoir, comme en médecine où l’Afrique a pensé avant l’heure la pertinence de segmenter cette science en différentes spécialités. Parmi les explorateurs hardis de la médecine, le nom d’Imhotep doit être convenablement cité. Outre son rang de polymathe, Imhotep fut l’instigateur du serment des médecins avant la formulation ressassée d’Hippocrate. Il était aussi représentatif de ces médecins précurseurs qui pratiquaient la médecine en empruntant une voie mystique, d’où l’idée que le médecin de l’Afrique ancestrale est d’abord celui qui a la charge de vaincre le Mal par-delà toutes ses incarnations particulières sous la forme d’une maladie. Dans la continuité des innovations majeures, on peut encore souligner que l’Afrique ne fut pas seulement un agrégat de pays d’oralité puisque nous lui devons la naissance de l’écriture, avec par exemple les signes perspicaces du méroïtique au Soudan. Il en va de même dans la géométrie et les mathématiques : l’optimisation du savoir géométrique a pu servir à rationaliser le partage des terres et la délimitation des étendues cultivables, après quoi les règles du calcul interviennent pour normaliser les activités commerciales. Bien avant Aristote et les pages incontestablement lumineuses de son Éthique à Nicomaque, les Africains avaient donc conjecturé les principes de la chrématistique. Dès lors il est inutile d’être plus exhaustif dans notre compte-rendu des inventions africaines pour alléguer le fait que le continent noir s’impose en tant que phare cérébral et affectif du monde. Et quand bien même voudrait-on l’exhaustivité qu’il suffirait de lire toutes les sections du livre de Thibeaud Obou. On s’apercevrait alors de l’extension du génie africain et de la quantité grandiose de ses créations originales, voire archétypales, indexées en quelque sorte sur la générosité d’une nature prolifique en formes de vie. Toutes ces connaissances accumulées plaident en faveur d’une Afrique saisie en tant que présence fondatrice pour le monde, mais nous pouvons aller beaucoup plus loin que cela grâce aux travaux de Cheikh-Anta Diop, un important universitaire sénégalais, qui soutient une thèse «monocentrique et monogénique» articulant toute la descendance humaine à une ascendance strictement africaine. Le même Diop soutient que les premiers Africains ont parcouru toute la planète, transportés par des volontés centrifuges, et qu’ils ont engendré l’homme blanc par des effets progressifs de dépigmentation de la peau, dus naturellement à une série de modifications climatiques.
Après la présentation de ces cohortes de pionniers, on pourrait s’attendre à ce que l’Afrique occupe une position tutélaire dans les mémoires, pourtant il n’en est rien ou presque rien, et c’est précisément là que le bât blesse et que se joue l’ingratitude dénoncée par Thibeaud Obou. L’amnésie envers l’Afrique de jadis est proprement scandaleuse. L’oubli est d’autant plus scandaleux qu’il est volontairement perpétré afin de justifier les pires violences sur la terre africaine. La falsification du passé atteint des sommets dans le but non seulement d’universaliser l’imposture d’un monde européen et sémite inventif, mais dans le but également de dérober à l’Afrique la globalité de ses trésors spirituels et matériels (6). Il s’agit ni plus ni moins de procéder à la transformation négative du berceau africain en cercueil rédhibitoire, à quoi l’on adjoint tout le décorum d’une cérémonie funéraire redondante et symbolique où l’Afrique n’en finit plus de mourir. Cette stratégie calomnieuse ouvre forcément la voie à l’élaboration d’une mythologie de substitution où l’Afrique a été congédiée sans ménagement de son piédestal. On aboutit par conséquent à cette légende d’une Europe assimilée au Vieux Continent, alors même que l’Afrique devrait pouvoir revendiquer ce titre en toute légitimité. Or dans la mesure où le mensonge institutionnalisé n’entretient que le dessein de s’éterniser, il résulte de cette armature fallacieuse des tombereaux de caricatures péjoratives, des prophéties auto-réalisatrices douteuses et des intentions malsaines de crétiniser a priori les peuples africains, auxquels on refuse volontiers la faculté d’endosser une pensée logique. Cette sidérante affabulation ne fait bien entendu que mettre en exergue l’illégitimité de l’homme blanc, bâtisseur d’arrières-mondes où le troupeau occidental se rassure en fortifiant les fables de ses paradis artificiels, tout en rendant soluble sa médiocrité rampante. Il va de soi qu’une telle posture compromet les philosophies européennes prétendument universalistes parce qu’elles dissimulent une sélection des peuples et elles constituent en dernière instance des racismes officiels. De sorte que l’universalité pensée depuis l’Europe et le monde sémite ne fait que s’anéantir en contradictions. Si l’on désire réfléchir à une universalité authentique, c’est bel et bien en Afrique qu’il convient de se rendre, au plus près des penseurs d’autrefois qui avaient compris l’universel non pas dans les termes d’une homogénéisation sélective, mais plutôt dans les termes d’une hétérogénéité croissante et inassimilable.
Tout cela mis bout à bout finit par exhiber une mutilation inexcusable de l’Histoire. En intériorisant une constellation de mensonges protocolaires, un certain impérialisme prospère et organise l’amplification de ses complicités médiatiques et épistémologiques. Tout est né en Afrique et pourtant on ne souhaite pas lui reconnaître sa qualité de berceau universel. Il semble douloureux pour la majorité d’entre nous d’attribuer à l’Afrique son infatigable participation à la «sauvegarde et à la gloire des autres nations du monde», en quoi Thibeaud Obou s’acharne à souligner les engagements inconditionnels de l’homme noir dans nos guerres et nos avancements, ardent à promouvoir la cause universelle de la liberté. Notre réponse à ces engagements est diablement décevante puisque nous n’avons guère autre chose à nous mettre sous la dent que des preuves d’ingratitude, comme par exemple l’oubli du général Thomas Alexandre Dumas, l’ancêtre des écrivains éponymes et le fondateur des Chasseurs Alpins, réduit à un monument très ambigu sur la place du Général Catroux dans le 17e< arrondissement de Paris. Que dire encore des tirailleurs sénégalais, dont la terminologie exacte signifie qu’ils «tirent ailleurs», qu’ils n’ont pas vraiment la faculté d’être de bons soldats ? Et quel commentaire faut-il amorcer à propos des pensions militaires allouées aux anciens combattants africains, dont les plus injustes concernent les Marocains et les Tunisiens ? Aussi gênants soient-ils, ces sujets doivent impérativement faire l’objet d’un débat public si nous voulons être dignes d’un esprit de justice. Ce serait à tout le moins l’opportunité d’atténuer l’asymétrie entre la xénophilie africaine et notre xénophobie honteusement travestie. L’Afrique n’a pas besoin de nos commémorations, de nos bons sentiments ou de nos sermons diplomatiques (7) ; elle exige à juste droit le rétablissement concret de la vérité qu’on lui a subtilisée.
Dans cette perspective de réparation tangible, Thibeaud Obou mentionne l’exigence de juger tous les génocides et tous les crimes commis contre l’humanité en Afrique. Des tribunaux à vocation universelle devraient pouvoir émerger pour décréter l’imprescriptibilité des innombrables rapines physiques et spirituelles. En parallèle de ces jugements, l’œuvre d’un personnage aussi abject que Friedrich Ratzel, auteur d’une Géographie politique où l’extermination des races non blanches est théorisée, devrait être dûment déconstruite et réinvestie pour comprendre le lien sournois qui unit parfois les meilleures intentions scientifiques avec les pires machinations humaines (8). C’est ainsi que l’on aurait peut-être une vue plus objective du génocide des Africains en Tasmanie (Angleterre), remplacés par une population blanche de bon aloi. Relativement d’ailleurs à cette vague épidémique de tueries et de supplices organisés, Thibeaud Obou cite le génocide du peuple Herero en Namibie (Allemagne), l’infamie des mains coupées au Congo (Belgique) et l’horreur des têtes coupées en Côte d’Ivoire (France). Encore plus proche dans le temps, encore plus abominable peut-être, Thibeaud Obou rappelle à notre bon souvenir les jeunes morts du 11 avril 2011 en Côte d’Ivoire lors de la capture suspecte de Laurent Gbagbo, contraint d’abandonner son pouvoir à un adversaire non élu et appuyé par une communauté internationale qui a fait fi de tout cadre légal. L’accumulation de ces exactions épouvantables nous montre ô combien il est fondamental que l’Afrique regagne son autonomie et se débarrasse avec diligence de la jean-foutrerie européenne. Thibeaud Obou propose pour commencer un processus de banques centrales et nationales. Certes cela n’a l’air de rien, mais au regard de la dépravation systémique de la finance capitaliste, il se pourrait que le nerf de la guerre réside exactement à cet endroit.

Notes
(1) Cette mania doublement envisagée constitue un thème central dans le Phèdre de Platon.
(2) À propos d’Amo, nous renvoyons au livre incontournable de Simon Mougnol (Amo Afer : un Noir, professeur d’université en Allemagne au XVIIIe siècle, Éditions L’Harmattan, 2010).
(3) On peut cependant déplorer les récentes évolutions de la ville de Kigali, au Rwanda, de plus en plus asservie aux entreprises américaines et par extension à la frénésie consumériste.
(4) Ce thème sera d’ailleurs crucial dans le Phédon de Platon. Il fait du reste écho au problème classique de l’âme et du corps tel que l’avaient déjà pensé les Africains et tel qu’il se redistribuera de façon spectaculaire dans le christianisme.
(5) Cette terminologie est empruntée à la métaphysique de Marcel Conche.
(6) Thibeaud Obou illustre ce point en faisant référence au phénomène désespérant de l’archéologie raciste. Les archéologues déplacent indûment des corps sans respecter les traditions de sacralisation du corps humain. Dans la lignée de ces pratiques, on a aussi la dégradation et la transfiguration odieuse des lieux de culte, les pyramides étant par exemple devenues des activités narcotiques pour les touristes empâtés de vulgarité.
(7) Cessons par exemple de nous tresser des lauriers de vertu parce que nous multiplions les fondations de protection à l’intention des animaux d’Afrique. Ce sont des personnes dont il faudrait se préoccuper en priorité, l’animal étant ici le cache-misère des ravages humains commis depuis des siècles.
(8) C’est ce que montre par exemple le film La Vénus noire d’Abdellatif Kechiche.