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20/04/2018

L'Ombre et la Nuit de Francis Giauque de Véronique Gonzalez et Vincent Teixeira

Photographie (détail) de Juan Asensio.

788486874.jpgVincent La Soudière dans la Zone.





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Il est pour le moins regrettable que les deux auteurs de ce petit livre bien fait mais point dénué de défauts mineurs ou plus ennuyeux (1) n'aient une seule fois songé à rapprocher le destin de Francis Giauque de celui que j'ai plus d'une fois évoqué dans la Zone, frère en solitude et désespoir de ce poète suicidé, Vincent La Soudière bien sûr.
Pourtant, les ressemblances entre les deux poètes sont non seulement nombreuses mais frappantes, au point que nous pourrions appliquer tels quels plusieurs passages du texte de ce livre au cas de Vincent La Soudière, comme celui-ci : «Pétrifié par l'éprouvante perspective d'une dictature de la normalité, qui déjà le dégoûte et le meurtrit, il fend sur la longueur le cours du destin et fait un pas de côté, pour sortir des rangs et creuser l'inévitable solitude» (p. 9) ou cet autre : «Si l'on devait le dire d'un mot, d'un seul, le problème essentiel pour Francis Giauque, c'est qu'il ne parvient pas à exister, au sens où les poètes l'entendent (et les fous, aussi), dans une société pressée de normalité abrasive et d'où «la vraie vie est absente»» (p. 23, les auteurs soulignent). Comme Vincent La Soudière encore, Francis Giauque cherche l'absolu mais échoue, car comme lui il «fut sans cesse mis en échec dans sa recherche éperdue du lieu de l'absolu» et, comme lui encore, «il est allé au bout de la verticalité» (p. 24), même s'il faut immédiatement préciser que, dans les deux cas, cette verticalité n'a pu se diriger, faute de force, de volonté, de grâce ou des trois, que vers les ténèbres, La Soudière comme Giauque ayant cédé à la tentation d'un «désespoir scellé» (p. 51) et n'ayant pu résister à cette forme de grandeur inversée, ou «frisson de démonisme» qui «habitent cette perdition comme cette insurrection, ce refus de toute subordination et cette folie» (p. 52).
Car il ne faut pas rester à la surface des choses, reproche que je ne puis certes adresser à nos deux commentateurs, et se contenter d'affirmer que Francis Giauque est détourné des vraies questions par «le schéma classique de la vie quotidienne imposée», puisqu'il en va bel et bien d'une réponse pressante et oppressante à donner à cette sempiternelle question «de l'appel de cet ailleurs incongédiable» (p. 27, les auteurs soulignent).
D'ailleurs, je ne veux pour preuve de cette convergence entre ces deux destinées (2) pour le moins sombres (et obscures, il faut bien le dire, plus encore pour La Soudière que pour Giauque) que la facilité avec laquelle l'identification entre Giauque et le Christ affleure sous la plume de nos auteurs (3), Giauque et La Soudière exigeant finalement que leurs lecteurs répondent, d'une façon ou d'une autre, aux appels désespérés que les deux écrivains lancent, sans certitude d'être entendus ni, bien sûr, lus. Oui, dans les deux cas, nous pouvons nous demander : «Que faire de ces poèmes incandescents, si ce n'est tendre une présence à cet appel franc et fraternel qui, du vivant du poète, n'a pas trouvé d'écho suffisamment large pour l'y abriter...» (p. 40), et, ce faisant, filer de nouveau la métaphore christique, puis ne pas craindre de contempler ces «miroirs qui étranglent et nous mettent face à nos incertitudes, nos peurs les plus voraces» (p. 39) ?
Si «lire Giauque, c'est entendre le fracas du monde» (p. 38), banalité après tout applicable à n'importe lequel de ces poètes maudits que nous avons évoqués, et que nos deux auteurs ne manquent pas d'évoquer, ajoutant aux noms cités (en note 2) ceux de Stanislas Rodanski ou de Jean-Philippe Salabreuil (4), lire Giauque, c'est aussi ne point se dérober à l'appel pour le moins pressant qu'il nous lance, et cet appel exige que nous le suivions, que nous le sauvions, que nous le descendions, en somme, de la Croix de douleur sur laquelle il n'a pas hésité à se clouer, même si nous savons parfaitement que, n'ayant pas le don de Dante ni même celui de son pâle cicérone, Virgile, nous ne pouvons réellement rien faire pour lui, pas même accoster sur cet «exil en deçà auquel seul Francis et ses frères de désordre» parviennent, puisque nous «reste irrémédiablement impénétrable" une vie «colonisée par la souffrance, abcès qui crève et se répand» (p. 32) et, surtout, puisqu'il nous est en fin de compte parfaitement impossible de suivre un écrivain là où mugissent les forces de son chaos qui vont finir par abolir «une économie verbale et une syntaxe de plus en plus heurtée et déchirée» (p. 48), jusqu'à la parataxe, ajoutent nos commentateurs, dans laquelle se clôt le Fragment d'un journal d'enfer, texte de Francis Giauque dont le titre est un rappel évident de celui de l'autre horrible travailleur et modèle absolu de tous ces ratés tragiques du Verbe, Rimbaud.
Logiquement, comme chez La Soudière mais avec beaucoup moins d'obscure ténacité, Francis Giauque en vient à invoquer Satan (cf. p. 68), avant que sa langue ne se désarticule ou ne se tarisse, se perdant «entre cri et silence, en un chant défait, tel Orphée déchiré» (p. 62), cette langue même qui s'était déjà rendue «au dénuement d'une brièveté dépouillée» et qui parviendra très vite «à la nudité de mots secs» (p. 77) que ramassera, une fois pour toutes, l'invocation au Christ («Je suis avec vous / angoissés / garrottés au fond des geôles / de la disgrâce [...] / maudits rejetés par la mer / comme des poissons crevés / ensablés dans les dunes / d'un monde hostile et muet / je suis avec vous / pendant qu'on enfonce les clous / dans les pieds et les mains du Christ», cité à la page 66), laquelle ne peut que nous rappeler les très beaux vers qu'Oscar Wilde écrivit en captivité, s'identifiant lui aussi avec tous les déshérités du monde : «Et Christ, notre Seigneur, comment peut-il entrer / Si ce n'est en un cœur brisé ?» («How else buth through a broken heart / May Lord Christ enter in ?») (5). L'essai de Véronique Gonzalez et de Vincent Teixeira ne nous dit pas si le Christ est entré dans le cœur de Francis Giauque.
Pourtant, et c'est encore une façon, cette fois fine et discrète, presque apophatique dans sa pudeur, de pointer les rapprochements qui existent entre l'obscure destinée de Francis Giauque et celle du Christ, pourtant l'exemple de Francis Giauque semble englouti, quels que soient les efforts de ses commentateurs pour tenter de nous prouver que ces maudits ont formé une communauté des engloutis en quelque sorte. Malheureusement, Véronique Gonzalez et Vincent Teixeira ne parviennent pas à nous montrer, encore moins nous démontrer que Francis Giauque, par sa parole brève se levant contre la déchéance de la vie moderne, aura bâti un «refuge essentiel des âmes similaires, des engorgements respectifs» (p. 88), et il n'est du coup pas franchement étonnant que cet échec se traduise par une dégoulinade de lyrisme d'écolier (ou d'écolière) qui poisse les toutes dernières pages de cet essai (6) dont la figure de Francis Giauque n'est qu'un prétexte, et qui n'est rien de plus, mais c'est sans doute l'essentiel d'un point de vue métaphysique, qu'une prière déguisée pour le repos de celui qui fut un «moribond au bord du monde» (p. 93).

Notes
(1) Véronique Gonzalez et Vincent Teixeira, L'Ombre et la Nuit de Francis Giauque (In Folio/ACEL, coll. Le Cippe, 2015). Signalons, outre quelques fautes vénielles («à peine éclairée par les béances que son écriture» révèle et non «révèlent», p. 6; «La difficile question de porter la main sur soi, qui le hante depuis toujours et que très tôt il avait» annoncée et non «annoncé», p. 21; «cette hybris et son désespoir scellé» ruinent et non «ruine toute issue», à moins qu'il ne manque une virgule après hybris, p. 51), la répétition in extenso d'un extrait de Francis Giauque (cf. pp. 26 et 54), des facilités tout de même plus gênantes, des lyrismes de vendeurs de librairies dignes d'une mauvaise accroche de quatrième de couverture comme ce passage : «Francis Giauque, poète dans sa mort éperdue, spectre essentiel et grand programmateur de son chaos originel, fut l'homme-carnage cloué au pilori» (p. 40), celui-ci : «L'aventurier Rodanski, évasif, déserteur, évadé, errant, revenant, fantôme, s'est égaré et a sombré dans les méandres du delta de sa vie» (p. 82) ou encore celui-là : «Parmi les noms qui peuplent la race jamais éteinte des maudits, Francis Giauque joue le rôle d'un frère de solitude. Dans le fond, le jeune poète jurassien n'a jamais cessé d'appeler à une fraternité des cœurs en brasier, une communauté céleste de décorporés» (p. 85).
(2) Outre les rapprochements très intéressants opérés par nos auteurs entre Francis Giauque et Arthur Rimbaud et Antonin Artaud à l'évidence, mais aussi des poètes beaucoup plus confidentiels comme Hector de Saint-Denys Garneau, Jean-Aubert Loranger, Jean-Pierre Schlunegger ou encore Edmond-Henri Crisinel, auxquels nous pourrions ajouter Émile Nelligan.
(3) Cf. pp. 14 («il autorise petit à petit sa propre crucifixion»), 28 («Giauque offre un visage de Christ affolé»), 30 («Du haut de son Golgotha»); il est vrai que Giauque lui-même n'hésite pas à se comparer au Christ, cf. p. 53 («pendu au gibet de la pire désolation. Drogué. Abruti. Écrasé. Crucifié»), etc.
(4) On se demande d'ailleurs si notre essai, bien davantage qu'un ouvrage consacré à Francis Giauque, dont il n'y a finalement pas grand-chose à dire n'en déplaise à ses deux commentateurs, n'est pas un texte sur la condition des poètes maudits contemporains, multipliant un peu trop facilement les allusions à tout un tas de poètes maudits, ratés, sans forces réelles, désespérés, suicidés. L'essai n'avance pas, en fait, mais se contente de répéter inlassablement ce qu'il a déjà dit dès ses premières pages.
(5) Oscar Wilde, La ballade de la geôle de Reading (traduction de l'anglais par Bernard Pautrat, Allia, 1998), pp. 54-5.
(6) «Enfin, une nuit, soudain, le lac remue. Des cercles concentriques frissonnent, puis se referment. La paix, enfin. Un oiseau désemparé vient de plonger, pour la dernière fois. Un moment vacant, vient de noyer les déraisons de vivre. Silence définitif. Une nuit de mai 1965, Francis Giauque a plongé au fond du gouffre. Mais pour lui, es étoiles étaient lâchées, depuis longtemps, et les soleils ne brûlaient que du noir. Soleil des morts» (p. 92).

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