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20/11/2018
Sartre est-il un possédé ? de Pierre Boutang
Photographie (détail) de Juan Asensio.
Pierre Boutang dans la Zone.
Dostoïevski dans la Zone.
Les éditions de La Table Ronde dirigées par Alice Déon, qui ne publient plus qu'exceptionnellement de bons titres comme celui de Manuel Arroyo-Stephens, seraient bien inspirées de rééditer ce texte assez remarquable mais devenu comme tant d'autres introuvable de Pierre Boutang, Sartre est-il un possédé ? publié en 1946, avec une étude de Bernard Pingaud point inintéressante mais qui n'a, elle, aucune prétention philosophique.
Ce texte de Boutang, dont la seconde moitié est une réfutation des pseudo-thèses de L'existentialisme est un humanisme que nous n'évoquerons pas, est à mettre en relation avec la belle préface que l'auteur du Précis de Foutriquet donna aux Possédés de Dostoïevski, puisqu'il est parfaitement clair qu'en qualifiant l'ignoble Sartre de possédé comme un Céline le traita de «chacal et de «mouchard (dans une lettre à Albert Paraz du 13 novembre 1947à, il ne suggère pas que le démon ait pu être capable de s'intéresser, par ennui, à cet idéologue putride qui n'inventa rien mais récupéra tout de Kierkegaard et de Heidegger, voire qu'il fût susceptible de s'incarner, même temporairement, dans une aussi lamentable défroque, sale bonhomme «torve de regard, collabo pendant la guerre, épurateur à la Libération, ténia dans un bocal pour Céline» selon Micberth (dans L’Écho des savanes). Il ne s'agit donc pas de «prouver que Sartre [est] le diable», ce qui serait lui faire sans doute bien trop d'honneur, «mais qu'il est bel et bien un possédé» (p. 11) au sens dostoïevskien du terme, encore différent du démoniaque selon le génial danois, une catégorie sur laquelle nous avons beaucoup écrit en l'appliquant à l'étude de Monsieur Ouine de Georges Bernanos.
Nous ne sommes pas certain de bien suivre Pierre Boutang lorsqu'il prétend que la possession ne se révèle que «dans la seule modernité», puisqu'il semblerait selon lui que, «dans une réflexion sur des formes passées de possession il se volatilise, que le démon [soit] depuis longtemps entré dans les pourceaux, et que les pourceaux [aient] été engloutis dans la mer» (p. 13), comme si le penseur ignorait de célèbres cas de possession qui ont eu lieu bien avant que ne naisse l'auteur de La Nausée et ne nous donne, des pourceaux justement, l'une des plus claires représentations humaines.
Si Sartre est un possédé, c'est, finalement, qu'il n'est pas grand-chose dans l'esprit de Boutang, rien de plus qu'un médiocre contemporain, un homme creux, flottant sans repères dans un univers à deux dimensions privé de toute forme de verticalité, auquel il va s'attacher à prêter quelques qualités toutefois négatives.
Je parlais de médiocrité du possédé moderne qui, selon Pierre Boutang, «ne gesticule pas, et se tient soigneusement en dehors de tout ce qui pourrait se révéler comme pathétique». En effet, jamais «un mal du siècle ne s'est manifesté sous un aspect aussi peu aimable, et même aussi peu intéressant. Cafés de Montparnasse, filles têtues ou folles, petites libertés durcies qui ne fondent rien, couteux dans les mains ouvertes, mutilations esquissées», autant de riens bavards qui ne chantent pas «comme la dernière page de Lumière d'août de Faulkner» car «il semble que le diable se soit fait notaire, qu'il ait pris possession d'un notaire» et qu'il «exhibe un testament vide; il ne déshérite personne, mais déclare, par le vide du testament, qu'il n'y a essentiellement pas d'héritiers, et qu'il ne s'adresse à personne» (pp. 14-5). C'est ainsi que Sartre, qualifié, et c'est encore une surprenante amabilité sous la plume de Pierre Boutang, de «petit notaire sous le vent de la transcendance», refuse «les essences» et toute forme d'autre monde, «brandit son acte de rien, son acte notarié de rien» (p. 15). Jean-Paul Sartre est l'écrivain, mais le mot est trop fort, disons le penseur à prétentions littéraires qui, en tant que moderne accompli, est l'homme intestat.
Le possédé dostoïevskien est un homme médiocre, comme Sartre donc, ce garçon de café de l'idéologie française si plaisamment confondue avec la philosophie française mais, au moins, les personnages de Dostoïevski semblent encore animés de farouches passions, fussent-elles des passions pour le Rien, alors que Sartre, lui, comme ses piètres personnages discourant à vide, «se tient devant la mort de Dieu comme un employé de l'état civil : il l'enregistre, c'est son dernier travail de la journée, et ce sera fait une fois pour toutes; il n'y aura plus qu'à vivre, faire autre chose, chasser cette pensée pour n'être même plus employé de l'état civil divin, mais homme tout simplement» (p. 16, l'auteur souligne), et homme plat, creux, médiocre ajouterions-nous bref : sartrien.
Homme sans volonté de quelque sorte si ce n'est celle de se tenir (mais pour quelle absurde raison, puisque tout se vaut ?) au milieu de nulle part, le possédé qu'est le personnage de Sartre, Sartre lui-même bien sûr, «prétend à chaque instant se construire tout entier» et n'être «fils de personne, ni père de personne» «peut n'être pas, en fait homosexuel», bien que «son érotisme [n'en soit] pas moins orienté vers l'homosexualité» (p. 24), proposition qui fera se cabrer tous les ânes contemporains, et même peut-être Stéphane Giocanti qui, lisant pourtant ces lignes explicites, n'en pipe mot dans sa biographie sur Boutang. Qu'entend Pierre Boutang par homosexualité ? Rien que de très banal comme une «fraternité qui se passe de communion, une dialectique qui se passe de médiation, un érotisme qui peut se passer de la sexualité», autrement dit, une sorte de sécheresse et de retenue ontologiques, ou encore un véritable «univers infernal, dont les thèmes de Huis clos constituent la reconnaissance et l'aveu» (pp. 24-5). Il faut, écrit Pierre Boutang quelques pages plus loin, il faut que «l'homme ait été littéralement chassé de soi-même et que quelque démon l'habite pour que le silence se fasse à ce point, chez lui, sur la première essence en qui la subjectivité se dépasse et se modère» (p. 43), autrement dit la filiation.
Puisqu'il n'y a pas, selon Sartre, «d'essences qui se manifestent dans des rapports privilégiés entre les hommes, on peut bien accepter tous les voisinages, toutes les proximités», et on peut même «faire école dans ce vide, dans cette décompression de l'être qu'est le café, école d'un désespoir sans fracas, qui n'est que l'existence elle-même, école répudiant les notions de maître, de disciple, ou même d'un enseignement» (p. 30).
Si donc l'homme sartrien n'est pas grand-chose voire rien puisqu'il «n'est que ce qu'il est», le possédé peut «restaurer la transcendance en la pervertissant : il est ce rien; ce rien comme un mal, comme refus du rapport à Dieu, de la religion, est en lui». Cela signifie selon Pierre Boutang que le «possédé sait qu'il ne peut être en soi, qu'il est toujours exilé de soi; il est en autre chose, et cet autre chose n'est ni Dieu ni nature, ce ne peut être que le néant» (p. 33).
C'est le moment pour Pierre Boutang d'opposer l'âme contemplative, orientée vers l'être, et l'âme possédée, orientée, nous nous en doutons, vers le néant, la transcendance (1), une page plus loin, pouvant se révéler par le langage, et étant essentiellement dialogue, une notion totalement étrangère à la pensée de Sartre, qualifié assez bellement de «Socrate du néant [qui] ne rencontre jamais Apollon qui lui demande de chanter» (p. 35). Le chant est une thématique qui, comme le langage (la conjonction de coordination est de trop, car le langage est chant selon Boutang), est essentielle dans la pensée de l'auteur qui écrit : «Que l'âme se retienne ainsi dans la possibilité de tout événement qu'est le chant, qu'est-ce d'autre que l'appropriation de soi par l'âme qui ne se refuse pourtant ni au monde, ni à Dieu ?». C'est la raison pour laquelle «le possédé ne chante pas, pourquoi il est l'ennemi juré de tout chant», cette analyse se concluant par ce couperet (c'est le cas de le dire) abrupt : «Le prosaïsme, la froideur, chaîne de puits ou tranchant de guillotine, n'expriment donc pas une exigence positive, mais seulement l'impuissance où le possédé se trouve de chanter» (p. 36).
Autre thème essentiel de Pierre Boutang, le secret, que nous pourrions avoir naïvement tendance à associer avec la possession. Ainsi, si «la clandestinité est un des signes de la possession, une certaine forme du secret est l'inverse démoniaque du mystère sacramentel» car, si «les cités menacées [sont] contraintes d'organiser leur résistance clandestine», les hommes, qui doivent, bien sûr, dans telle ou telle situation exceptionnelle de menace directe pour la nation, s'y adapter, ne doivent toutefois pas attendre de «cette clandestinité la révélation de leur relation à la patrie ou à la cité» (p. 37). C'est peut-être ce culte du secret aimé pour lui-même, sans réel besoin de devoir le cultiver ni se placer, un temps du moins, sous son règne dangereux et louche, qui explique l'état de «somnambulisme furieux» du possédé sartrien, qui est «sans cesse dans la situation de l'homme qui se réveille au milieu de la nuit sans avoir le temps de retrouver son rapport au monde», surpris qu'il est «dans cet instant de silence, entre les deux vagues de sommeil» où il a «le choix entre la solitude qui le place en face de Dieu et ce sentiment de l'absurdité de lui-même, de son nom, de ses fonctions, de la forme de sa vie», puisque pour le possédé, la «contingence radicale [et] le refus des essences qui se révèleraient dans le rapport à Dieu, comme de celles qui naîtraient de sa relation à la cité terrestre, sont pour lui inévitables» (p. 39).
Un soupçon, toutefois, semble pouvoir s'insinuer dans la carapace immobile que Sartre construit autour de chacun de ses personnages, murés dans cet «univers figé» que le texte de Bernard Pingaud analysera dans le détail (2) étant donné que l'idée de déréliction «ne peut en aucune manière se séparer de sa signification religieuse». Qui donc, en effet, «peut se sentir abandonné sans avoir été abandonné ? Qui se lamente de la solitude sans avoir en soi une invincible idée de la communion ?» (p. 55) : pas les personnages de Sartre apparemment, mais peut-être, pour eux, pour leur créateur même, une personne qui, elle, pour le coup, ne craint pas de nous entretenir de tout autre chose que d'un stochastique paquet de viscères dont l'existence précède l'essence et même l'être !
Les dernières lignes du remarquable essai de Pierre Boutang témoignent toutefois d'une sympathie pour Sartre que l'auteur ne peut s'empêcher d'éprouver car si, dans cet essai aussi bref que stimulant, «la pitié n'avait pas à se montrer» mais «devait aller plutôt aux victimes de ce dévoiement de l'esprit et du cœur qu'est l'existentialisme athée», il n'en reste pas moins que le mot de Sartre, «même si Dieu existait, cela ne changerait rien» est «un mot bouleversant, une dernière provocation du démon à l'instant où il va quitter l'homme qu'il a habité». Je cite intégralement ce beau passage qui clôt le texte de Pierre Boutang et qui nous donne une idée de ce que pouvait être une critique point strictement universitaire, embrassant un horizon vaste, mais capable de percer d'un laser la boursouflure d'un écrivain et penseur mort-vivant, vivant comme s'il était déjà mort : «C'est Jaspers qui lui avait fourni [à Sartre bien sûr] d'avance une réponse, lorsqu'il écrivait à Jean Wahl : «Qui de nous ne voudrait que Dieu lui parlât comme à un enfant, même si la perte de la liberté était à ce prix, si nous nous trouvions alors placés entièrement dans sa main ?» (pp. 60-1, l'auteur souligne). Et alors le démon «peut crier dans son entêtement qu'il ne veut pas, que cela ne changerait rien, peut-être a-t-il déjà perdu la partie, et dans Sartre lui-même... peut-être déjà, à l'heure où ces pages paraissent, Sartre s'est-il déjà murmuré ce qui révèle la vraie transcendance et la liberté, ce qui fait la joie profonde du Chatov de Dostoïevsky (sic), parmi les possédés : «Dieu existe, et tout est changé»» (p. 61, l'auteur souligne).
Note
(1) Dans sa préface aux Possédés de Dostoïevski, Pierre Boutang dit de «la vérité de l'homme» qu'elle est «ainsi transcendance, comme la musique, qui de la transcendance est l'allégorie formelle» (Le Livre de poche, 1969, p. 6).
(2) Remarquons qu'Ernst Jünger pouvait affirmer qu'en lisant les romans de Sartre, «on a l'impression de voir la société dans un miroir trouble. Le manger et le boire, la chair des hommes et des femmes, les idées même», c'est en fait «tout [qui] devient morne, baigne dans une atmosphère mortelle», car l'impression est même celle, rude image, surtout à l'époque «d'un camp de concentration sans barbelés» (in La Cabane dans la vigne, notation du 15 février 1947).