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24/11/2018

Lorsque Hello Kitty fait de la poésie, Cécile Coulon floue tous les couillons

Crédits photographiques : Mike Blake (Reuters).

Tahar Ben Jelloun écrit que la poésie de Cécile Coulon «est un regard tendre et exigeant jeté sur le réel. Poésie de l’audace et de l’émotion née d’images inattendues, belles, fortes et quotidiennes, mais il s’agit d’un quotidien intérieur, pensé, rêvé, inventé par une jeune femme qui aime la vie et lui rend hommage avec vérité et musique».
Sur la page d'accueil du site du Prix Guillaume Apollinaire.

Voici bien des mois désormais (je crois que nous étions en 2016), l'un des membres du jury de ce prix, Philippe Delaveau, m'envoya un beau courriel, accompagnant plusieurs de ses recueils de poèmes dont l'Invention de la terre, courriel dont je cite un court extrait, en respectant la graphie et la mise en page voulues par l'auteur : «J'ai eu le plaisir de rencontrer Julien Green, qui, par ses conseils, a joué naguère un rôle dans mes choix d'écrivain.
Mais surtout Bernanos reste l'un de mes grands auteurs.
Enfin, à mon âge, je crois pouvoir déclarer, en pesant les mots, que la poésie est avant tout une aventure spirituelle, et non pas la tentative de changer le monde.»
J'aimerais, s'il me lit, que Philippe Delaveau, qui a grande raison d'estimer que la poésie est une aventure spirituelle ou n'est qu'un petit amusement de sous-préfet semi-diplômé, qui a eu la chance de rencontrer Julien Green et dont Bernanos reste l'un des grands auteurs, m'assure qu'il n'a décemment pu voter pour la poésie idiote de Cécile Coulon, rimaille pauvre qui est tout ce que l'on voudra, et même l'aventure spirituelle d'Hello Kitty ou de sa jumelle Mimmy déclinable en une foule pour le moins considérable de produits mercantiles, mais pas de la poésie.
[Réponse, rassurante, apportée par l'intéressé, ce dimanche 25 novembre !]
Je laisse maintenant la parole à Gregory Mion, Pierre Mari et Atmane Oustani que je remercie pour leur travail, eux qui sont à peu près seuls en France, comme je l'étais, seul, en moquant les prétentions romanesques de l'intéressée, à avoir simplement affirmé que la prose et la poésie de Cécile Coulon sont à peu près voire rigoureusement nulles, pendant que le pitoyable Nouveau Magazine Littéraire, sur son compte Twitter, n'a cessé ces derniers jours de faire une publicité éhontée à cette écrinaine, tandis qu'un clown journalistique relativiste comme Augustin Trapenard, pour qui Rembrandt vaut bien un tag et Léa Salamé Simone Weil et Hannah Arendt réunies, n'a pas tari d'éloges dans son émission sur France Inter pour nous vendre un produit moins blond que transparent.

Nous soumettons aux derniers esprits sagaces de ce pays un texte qui n’aurait jamais pu être écrit un peu plus d’un siècle auparavant, parce que, naturellement, des dragons de la critique littéraire nous auraient devancés dans l’entreprise. Un frisson nous ramone de haut en bas lorsque nous imaginons ce que Léon Bloy ou Barbey d’Aurevilly, par exemple, auraient pensé de Cécile Coulon s’ils avaient eu à lire ses diverses et sordides chatteries. Comme nous, ils seraient arrivés à la conclusion qu’un pays qui peut publier de telles fécalités littéraires ne peut être qu’un pays fini, diarrhéique, donc, mais constipé en outre du côté de son âme. L’heure était déjà grave pour la civilisation française dont les institutions s’obstinent depuis un certain temps à récompenser toutes les femmes et tous les hommes qui la dévalorisent en esprit – elle est encore plus grave depuis que Cécile Coulon a reçu le Prix Apollinaire. De façon monstrueuse et honteuse, aucun journal officiel n’a estimé qu’il était urgent d’évaluer le niveau de Cécile Coulon à sa juste envergure – celle d’une volaille que des aveugles volontaires confondent avec un condor des Andes. En effet, une suspecte unanimité, depuis des années, resserre son étreinte autour de l’œuvre de Cécile Coulon, encore que, pour être tout à fait pertinent, il nous faudrait arguer d’une œuvre vidée, d’une œuvre absente à elle-même, un genre de hors-d’œuvre embastillé dans les fraîches bonbonnes de l’imposture. Il était par conséquent de notre devoir de briser cet immonde consensus, et, pour cela, nous avons constitué une Triple-Entente, composée, dans l’ordre alphabétique, de Pierre Mari, Gregory Mion et Atmane Oustani. Par ce texte, nous espérons rétablir un soupçon de dignité nationale, et, tous les espoirs sont permis, susciter des vocations dans l’art salutaire et vital de liquider tous les matassins auxquels on confie indûment la mission de représenter l’esprit français. Que Cécile Coulon soit estimée en tant que romancière de gare, passe encore, mais qu’elle soit ignominieusement hissée au fronton de nos voix et de nos styles historiques, c’est proprement inadmissible et criminel. Et si d’aventure il se trouvait des avocats pour justifier objectivement que Cécile Coulon est comparable à Giono et Faulkner (tel qu’une miteuse et inconsciente journaliste a pu nettement le suggérer dans un torche-cul d’anthologie), qu’ils se présentent et nous livrent leur copie, d’autant que nous avons une pratique intime et répétitive de ces écrivains. Mais brisons là et laissons, pour commencer, la parole à Cécile Coulon. À tout seigneur, tout honneur.

Toccata – Cécile Coulon nous gratifie d’une poésie foudroyante (à lire à la selle).

LA PARTIE

Il y a des jours comme ça
où je me demande si
la partie est terminée
ou si, au contraire,
elle vient juste de commencer.
Aujourd’hui est un de ces jours-là
sauf qu’il dure depuis dix ans,
déjà.
Je commence à trouver le temps
long.
En plus de ça, depuis ce matin
je me demande si un poème
est le début, ou la fin
d’un énième chapitre.
J’en suis arrivée à la conclusion suivante :
un poème c’est quelque chose
d’éphémère et joli
comme la signature d’un doigt
sur la buée d’une vitre.


(Extrait des Ronces, un recueil récompensé par le Prix Apollinaire 2018).



I / Pierre Mari – Dégorgement.

Cécile Coulon me pardonnera de ne jamais avoir ouvert un seul de ses romans, et d’en penser a priori tout le mal possible. Mes journées sont limitées, la lecture ou la relecture des grands textes me prend beaucoup de temps, et la foire médiatico-littéraire a au moins ceci d’avantageux qu’elle contient son lot de palabres qui dispensent, le plus souvent, de se confronter aux réalisations des uns et des autres. Quand l’intéressée déclare par exemple, dans une interview où son passé de khâgneuse brille de mille feux, qu’un roman, «c’est d’abord une putain de bonne histoire», on ne m’en voudra pas de considérer que le propos m’exonère de toute enquête supplémentaire. Je repense souvent à ce pompier américain qui, au moment de pénétrer dans un bâtiment public de La Nouvelle-Orléans dévastée par l’ouragan Katrina, avait lancé aux journalistes : «On ne sait absolument pas ce qu’on va trouver.» N’étant pas pompier, je ne me sens pas tenu d’aller voir de près, jusque dans les profondeurs, la réalité d’un désastre contemporain qui prend désormais à cœur de dépasser nos scénarios les plus noirs et nos plus calamiteuses anticipations. Il n’est pas rare, en effet, de découvrir des béances sans fond là où l’on s’attendait à une simple fissuration du sol : la mésaventure guette invariablement ceux qui n’ont pas encore compris la nécessité, par les temps qui courent, du bon usage de la mauvaise foi. Condamner certains suspects sans les laisser étaler toutes leurs pièces justificatives est sans doute le meilleur moyen de maintenir, vis-à-vis de nos contemporains, une forme d’indulgence salvatrice. J’ai donc préféré, comme je l’ai fait pour tant de ses pairs, ne pas aller voir à quoi ressemblait l’œuvre «romanesque» de Cécile Coulon : la désolation que m’inspirent ce pays et cette époque n’a pas besoin d’aiguillons supplémentaires.
Il faut croire que les consternations qu’on s’épargne finissent toujours par nous rattraper. J’ai découvert la semaine dernière que Cécile Coulon était poétesse et – découverte corollaire, non moins terrible – qu’elle était considérée comme «l’une des jeunes voix les plus prometteuses de notre littérature». Je n’ai pas la moindre envie de commenter les poèmes qui me sont tombés sous les yeux par la disgrâce des réseaux sociaux : ils se situent au-dessous de la niaiserie sentimentale la plus affligeante, au-dessous même de l’indigence formelle qui affecte généralement les émois les plus boutonneux. Pourquoi, dans ces conditions, me demandera-t-on, accorder une once d’attention à cette petite cousine des Loana et autres Nabilla, à qui la littérature et la poésie, ou plutôt ce qu’il en reste par temps de téléréalité corrosive, sont montées à la cervelle ? Tout simplement parce qu’il s’est trouvé, dans un pays qui continue abusivement de tirer des traites sur sa vieille tradition de culture et de goût, des instances pour couronner ce dégorgement pathétique de l’individualisme le plus dérégulé : si Apollinaire ne se retourne pas dans sa tombe au point d’avoir envie de fracasser les têtes qui l’ont associé à cette mascarade, si Balzac, Hugo et Dumas, fondateurs avec quelques autres de la Société des gens de lettres, ne viennent pas hanter les nuits de leurs lointains successeurs décérébrés, c’est à désespérer de nos grands morts.
Difficile, qu’on le veuille ou non, de rester insensible à ce que cette double consécration met en lumière. Une fois admis en effet que Cécile Coulon n’est rien – un de ces riens frénétiquement touillés par le mixer médiatique des Augustin Trapenard et autres officiants du relativisme sans frein –, il reste quelque chose avec quoi nous sommes bien obligés de vivre, en tout cas de cohabiter. Quelque chose que je ne peux pas balayer du revers de la main en me repliant sur l’Aventin de mes admirations littéraires. L’ignominie régnante ne se laisse pas oublier dans le mouvement de main qui ouvre un volume de Flaubert ou de Baudelaire, pas plus qu’elle n’est soluble dans l’émoi que procurent les éblouissements partagés devant un style ou un imaginaire. En l’occurrence, c’est toute la question des instances de jugement qui ressurgit, éclairée d’un jour plus cru et plus lamentable que jamais. Juan Asensio, Gregory Mion et moi-même l’avons dit et répété à l’envi sur ce site : les instances qui devraient faire œuvre de discernement – je prends le mot «instances» dans son acception la plus large : critiques qui consacrent une page entière dans un grand quotidien à tel ou tel livre récemment publié, universitaires qui adoubent des auteurs contemporains en les inscrivant au programme des filières littéraires, jurys qui décernent à foison prix d’excellence, accessits et petits mots d’encouragement, librairies et médiathèques qui invitent des auteurs dont certains semblent s’être transformés en compétiteurs d’un Tour de France ininterrompu – toutes ces instances, donc, n’accomplissent plus le travail minimal qui devrait seul justifier leur existence. Nous avons suffisamment dénoncé ici même la confusion ambiante, le dévoiement des critères et la consanguinité frénétique pour qu’il soit nécessaire d’y revenir. Le «cas» Cécile Coulon nous montre cependant qu’il faut aller plus loin dans le diagnostic : non contentes de se fourvoyer et de ne plus jouer leur rôle, lesdites instances semblent désormais engagées dans une logique de consécration et de couronnement du pire. À croire que la nullité la plus crasse et la plus désinhibée les attire irrépressiblement. En quoi elles ne font peut-être que réaliser jusqu’au bout le programme inscrit dans leur refus constitutif des distinctions (ou leur incapacité native à les maintenir haut et fort). Ce doit être le destin ultime des verticalités qui ont peur de leur ombre aristocratique que de se vautrer dans le caniveau, et de s’y ébattre grassement en compagnie des gougnafiers, des massacreurs et des vandales. Aimantation des sommets qui ont abdiqué et de la base qui n’en finit plus d’expectorer les glaires du «Pourquoi pas moi ?» Attirance non seulement observable partout, mais étalée partout. L’agonie de la littérature dans ce pays et l’agonie de la politique ne font, à cet égard, que se refléter l’une l’autre : l’image d’Emmanuel Macron posant au côté des jeunes Antillais dénudés rime désespérément avec la consécration d’une Cécile Coulon. Notre poétesse et romancière aurait pu adresser un doigt d’honneur à ce qui reste chez nous d’exigences stylistiques passionnées et de corps à corps farouche avec la langue. Il lui a manqué l’audace juvénile et insulaire des comparses du président. Nul doute qu’un majeur brandi aurait constitué ce que les manuels de poétique appelaient autrefois une «rime richissime».

II / Gregory Mion – Barbarie nouvelle et barbarismes criminels, les satellites de la planète Coulon.

La barbarie d’une civilisation ne se mesure pas uniquement à la quantité de sang versé dans les rues. On aurait même tendance à penser que cette vision des choses n’a jamais été que la plus étroite des manières pour identifier la barbarie. Et puis la barbarie sanglante ne réussit guère à s’installer dans la succession des siècles en demeurant au même balcon. En revanche, le mélange des styles ou l’anarchie des valeurs provoque des maladies de civilisation chroniques, condamnant les nations infectées à tousser, à expectorer, à se rendre grabataires et finalement à mourir de leur grossièreté spirituelle (1). Cette infection des pays stylistiquement bariolés, quoique divertissante et profitable pour les nations rivales qui se maintiennent dans une stricte unité de style, constitue a fortiori un spectacle dégradant, une sorte d’obscénité de la charogne, parce que le monde entier devient un garde-malade pour ces territoires durablement agonisants à cause de leur velléité de confusion. Un toussotement national survient lorsque des idées médiocres se discutent. Des bronchites incurables s’enracinent dès lors que ces mêmes idées engendrent des actions – l’axe des valeurs commence alors à se fragiliser. C’est ce qui arrive concrètement lorsque des factions de nécessiteux de l’intelligence décident de métamorphoser un nain en géant, et en décernant le 12 novembre 2018 le Prix Apollinaire à Cécile Coulon, la France a bu toute honte, mais, au passage, elle n’a pas oublié non plus de boire la ciguë. En effet, aucune civilisation ne peut échapper à la précocité du tombeau quand elle choisit de transformer une entrepreneuse de l’Ego en sentinelle de la poésie, mais sans doute a-t-on pris la profession de Moi de Cécile Coulon pour une expédiente renaissance du romantisme, cela dans l’esprit de bariolage maladif tantôt évoqué. Au reste, il est tout à fait normal que cette tonique «moitrinaire», comme l’eût baptisée Léon Daudet, initie dans le poumon de la France un terrible contre-souffle destructeur, avec le secours de tous ses compagnons acharnés de renommées, de médailles et de jean-foutreries littéraires. Le raisonnement a presque déjà bouclé sa boucle argumentative, mais le Moi et la nullité de Cécile Coulon étant d’une rare obésité expansionniste, il nous manque encore quelques crans de ceinture à atteindre pour espérer en fournir les dimensions faramineuses… d’autant que les complicités de cette couche-tard du narcissisme sont peut-être pires que la créature made in Taiwan qu’elles nourrissent vivement.
Il aura grosso modo fallu que Cécile Coulon traverse une décennie de bons et loyaux services dans la moraline pour qu’elle obtienne les échasses tant convoitées de la gloire. En d’autres termes, elle a défendu avec une exemplaire assiduité la démocratisation d’une littérature médiocre, composée de romans timidement contestataires dans la forme et hautement partisans de l’ordre établi dans le fond, ceci afin de mieux se verticaliser au cœur du troupeau. On le lui a bien rendu. D’abord la Société des Gens de Lettres, véritable refuge d’illettrés notoires et de connivences à peine masquées, a prolongé la dynamique de la tartuferie culturelle d’automne en osant lui attribuer le prix Révélation de Poésie pour son recueil Les Ronces, une douteuse anthologie d’églogues que l’on a vendue comme une promesse d’émerveillement, de simplicité, de décèlement de quelque mystère de la nature, mais dans laquelle on ne distingue qu’une poussive lourdeur, une foulée de sanglier, autant de défaillances flagrantes et de tropismes fadasses qu’on en est presque gêné pour les concurrents malheureux de Cécile Coulon. Cette plaisanterie aurait pu mourir de sa belle mort, se contenter du giron plus ou moins restreint des petites mafias parisiennes de la servilité, mais c’était sans compter sur les gobemouches du Prix Apollinaire, inspirés probablement par l’audace profanatrice de la SGDL et désireux de poursuivre la bamboche des cervelles vidangées. Là encore, nous pensons aux candidats recalés, parmi lesquels il devait bien se trouver un iota de poète, une graine rhapsodique vaillante et relativement honnête. Il paraît que les jurés, en sortant Cécile Coulon de leur chapeau, ont voulu apporter un peu de fraîcheur à la poésie… Hélas ! Ils n’ont fait que la tuer car s’ils avaient eu la légitimité suffisante, c’est-à-dire le génie requis à leurs prétentions de justiciers de la rime, ils eussent préféré à ces superficielles Ronces le profond Narthex de Marien Defalvard (2). Ils n’eussent pas non plus ignoré les récentes Visions de Jacob de François Esperet, dont le vers libre, l’étrange saltation et l’effet permanent de cantate éliminent dès le premier souffle toutes les pénibles suffocations de Coulon (3).
Ce choix criminel pour la poésie s’avère toutefois partiellement explicable. La croissante influence du journalisme crétin sur la langue française crée une impuissance de la phrase et une dévirilisation de la pensée. Dans ce contexte généralisé de capitulation du langage, visible jusque dans les rangs indécemment putréfiés de l’Éducation Nationale, on doit supporter dorénavant «l’infâme jargon du temps présent» (4), la novlangue de la veulerie commerçante qui s’évertue à redéfinir les valeurs de la littérature en fonction des expectatives d’une masse atomisée. On assiste ainsi à une haine décontractée envers la grande littérature, un rejet des maîtres, une marginalisation des aristocrates de l’écriture, typique d’un phénomène d’oisiveté occidentale où la main invisible de l’économie a remplacé les neurones et les tripes du jugement de goût, félicitant maintenant des baudruches semblables à Cécile Coulon et leur offrant des tribunes en des lieux où hier encore elles n’auraient pas franchi la moindre porte, puisque d’incorruptibles vigiles des belles-lettres les auraient dégonflées manu dialectica. D’autre part, bien sûr, cette parole faussement inoffensive de la nullité consacrée perpétue un mandat de somnifère : Cécile Coulon endort le monde aussi bien qu’elle est endormie par la multitude consentante, et tout cela édifie la symphonie des nouveaux petits maîtres et des nouveaux petits esclaves qui se regardent avec méfiance et envie, se tenant les uns et les autres dans une parfaite réciproque de la vassalité, chacun sachant qu’il ne pourrait exister loin de son adversaire, chacun sachant aussi qu’il participe d’une révocation des vraies puissances, d’une rationalisation de la médiocrité, cela au détriment d’un plébiscite de l’excellence, car toute cette populace a la rage de l’unanimité parmi les faibles et entretient une furieuse répulsion des forts.
C’est pourquoi le triomphe simili-poétique de Cécile Coulon s’est fomenté sur le plus célèbre des réseaux sociaux, dans un climat asphyxiant de «mouches de la place publique» (5), au milieu des plus insensés bourdonnements de l'infatuation à moindres frais. Il s’agissait pour Cécile Coulon d’appliquer des stratégies de communication, de calculer ses intérêts, de maximiser son bonheur de divette auvergnate, de continuer à mélanger les styles et de faire écho à toutes les ambiances triviales, puis, une fois qu’elle a été certaine d’avoir réuni un significatif paquet de vulgaires consommateurs de dissonances et d’arythmies poétiques, le Castor Astral, cet éditeur désormais décadent, s’est apparemment détaché du lot avec une offre marketing, comme si la poésie devait être comptable d’une audience et d’un business plan. Par conséquent, l’ascension de Cécile Coulon, si elle relève d’un quelconque talent, se calibre sopra tutto sur les géométries de l’économie de marché, redoublées par une infatigable économie de l’entre-flatterie nationalisée. Dans cette perspective, si l’assentiment des médiocres devant le sous-lyrisme de Coulon est une douloureuse exhibition de la France gâteuse, elle demeure pardonnable car les fanatiques de la nullité n’ont pas eu l’opportunité d’entendre un jour le chant régalien des aigles. En outre, la situation est beaucoup plus inquiétante pour ce qui concerne les apologistes duplices, ceux, en l’occurrence, qui ont la certitude que Cécile Coulon produit de sinistres étrons, qu’elle n’a du reste jamais fait que cela, et qui se retiennent de le proclamer par crainte de perdre les bénéfices ou les promesses du népotisme littéraire. Ainsi peut-on les observer, ces odieux simulateurs, aller et venir sur l’étalage virtuel de Coulon, ce gros côlon pixélisé où transitent tous les vices puants de l’époque, admirable synthèse du néolibéralisme déguisé en coco-socialisme bon enfant. Dit autrement, avec davantage de concision, la frontière est ténue entre les processus qui ont transfiguré Cécile Coulon en poétesse et les équations qui ont conduit Emmanuel Macron au palais de l’Élysée. Dans les deux cas, il y a une imposture caractérisée, répondant aux critères objectivement établis par Roland Gori : la forme supplante le fond, l’apparence et la notoriété disqualifient le travail de forçat et l’honnêteté intellectuelle, le parcours fléché des procédures éclipse les réflexions marginales d’un éventuel pionnier (6).
Par ailleurs notre croisade contre ce nouveau tiers-monde littéraire n’existerait pas si nous avions entendu, lu ou auguré ne fût-ce qu’un début de contradiction officielle à l’égard de Cécile Coulon. Mais la presse française, qui ne cesse de justifier qu’elle est un «goitre du monde» pour reprendre une décapante estimation de Karl Kraus (7), soit encense immodérément les navets de Coulon, soit garde le silence et participe du consensus autour de cette sidérale nullité. On remarquera également que cette presse d’ânes bâtés est souvent très encline à insister sur l’âge et les extérieurs de Coulon, n’ayant, on le comprend, à peu près rien à se mettre sous la dent vis-à-vis des textes. L’écrivante (ou l’écri-naine) a néanmoins tout à fait raison de s’en plaindre par intermittence, car c’est a priori le texte que l’on juge, les qualités de tête que l’on soupèse dans la balance de la critique, et non les qualités de corps. Hormis les vicieux et les ménagères expertes en intrigues de préau, personne, semble-t-il, ne s’intéresse aux permanentes de Coulon, à ses lignes vestimentaires ou ses activités sportives, attendu de surcroît que si cette embaumeuse de la rime pratique obstinément un sport, il s’agit fatalement de celui qui consiste à soulever les haltères du truisme. Ceci étant, les sporadiques jérémiades de Cécile Coulon au sujet de ses textes moins commentés que ses parures, ses bêlements épisodiques, disons-le, sont largement disputables dans la mesure où l’intéressée, more and more, louder and louder, se hisse fièrement dans la catégorie de ces écrivains qui roulent des mécaniques et croient bon de signaler à n’importe quelle occasion qu’ils fréquentent des salles de musculation symboliques où se fabriquent les bonnes réputations (8). En d’autres termes, Cécile Coulon, omniprésente auprès de ses ouailles, mais elle-même brebis émérite, amplifie ses entrechats et se pavane dans une succession de triomphes grotesques, montrant les muscles de son Moi dans des endroits fortement connotés, comme telle radio ou telle revue, telle télévision ou telle institution, jadis respectables, aujourd’hui méprisables car mélangeant de l’or et du plomb avec un relativisme meurtrier. En outre, cette impertinente gestion de soi, cette folle mercatique du Soi-Même, ne fait qu’ajouter aux chaînes que Cécile Coulon se passe autour du cou depuis trop longtemps, et plus elle sera soluble dans ces miteuses boutiques de la servitude, plus la variété de ses coups diminuera sur l’échiquier déjà bien maigre de son imaginaire. À vrai dire, elle est condamnée à régresser, et s’il lui est arrivé miraculeusement d’écrire autre chose qu’un pet de Minou Drouet, cette fulgurance ne se présentera jamais plus étant donné l’amour démesuré qu’elle a d’elle-même, cette fièvre létale de tout Narcisse contemporain, cette fureur de vérifier opiniâtrement si le troupeau nous aime toujours, s’il continue de nous adorer, de nous vénérer, de nous bâtir un Taj Mahal de l’amour-propre… tant de temps dépensé à inspecter la santé de son Moi, tant de temps que l’on perd à véritablement écrire. Par conséquent l’univers des réseaux sociaux représente le lieu de naissance et de mort de Cécile Coulon : elle y est venue pour cultiver la courge de son Ego, elle y meurt des nouvelles affluences d’engrais, vive secrétaire de tout ce joli monde qui lui envoie des fleurs en conformité avec un devoir (et non par devoir), salariée à temps plein de cette multitude dont elle dépend cruellement.
L’ensemble de ces réflexions nous amène à poser deux évidences : premièrement, Cécile Coulon n’aurait jamais dû quitter le statut de marchandise car beaucoup de ses livres sont estampillés comme des vaches laitières génétiquement modifiées, ici auréolés d’un prix d’analphabétisme, là-bas écussonnés d’une formule d’attaché commercial, et secondement, puisque c’est le Prix Apollinaire qui a eu l’impudence de nous persuader que la marchandise pouvait avoir du contenu, le jury de ce prix se rend coupable, avec l’infra-métromane qu’il a récompensée, d’outrage à la parole oraculaire de la poésie. Aussi la scabreuse célébration de cette épiphanie de la nullité doit être compensée par un effort de blâme sans précédent. À l’éloge manufacturé, insincère et prémédité de l’infamie, nous opposons une destruction authentique de ce charlatanisme jacasseur indûment confondu avec une respiration cosmique. On pouvait jusqu’à présent accepter les roucoulements de Coulon dans les pigeonniers du tout-venant, quoique nous avions déjà relevé plusieurs occurrences d’illettrés qui voulaient la comparer à des Giono, des Faulkner ou des Racine, ce qui est tout bonnement impensable quand on a lu sérieusement ses misérables enflures, mais nous ne pouvons tolérer la hideur morale de son exhaussement à la proue de la poésie française quand il existe de nombreux aèdes méconnus et géniaux dans notre pays. Le Mal est pourtant commis, le vin est tiré, alors de guerre lasse nous buvons cette bibine et nous prévenons les lecteurs distraits de se tenir à distance de ce tonneau maléfique. Car il est important de ne pas se tromper sur les dangereuses conséquences de ce prix Apollinaire millésimé en 2018 : la lecture de Cécile Coulon fera pousser des bosses et des escarres dans les esprits influençables, et, ce disant, nous pensons pour l’essentiel aux enfants et aux jeunes gens, qui n’ont pas mérité le supplice d’une prose qui ne vit que pour l’argent et la vulgarité, ni la fastidieuse cacorythmie d’une poésie délestée d’archétypes et salie dans la bauge des ectypes les plus niais. Au demeurant, personne ne mérite de s’infliger le calvaire de cette nullité superlative, d’autant que Cécile Coulon ne s’adresse jamais à l’humanité mais toujours aux intérêts, cela dans la mesure où elle prospère seulement dans la rotation des intérêts, vérifiant avec une fidélité inédite les thèses d’Adam Smith sur l’égoïsme en tant que catalyseur des échanges (9).
Pour toutes ces raisons, Cécile Coulon ne doit plus être désignée comme l’éducatrice potentielle de quelque esprit que ce soit. Alors que Nietzsche avait dit de Montaigne que son œuvre avait augmenté le plaisir de vivre en ce monde (10), nous disons de Cécile Coulon, à l’inverse, qu’elle augmente la misère de vivre en publiant avec une humeur prolifique les rachitiques saillies de son entendement. Enfin, last but not least, il nous paraît du plus mauvais goût d’entretenir la légende d’une Cécile Coulon entée à la nature, car, d’une part, elle n’éprouve de plénitude qu’à la faveur des villes et des multitudes conquises, inapte à toute forme de solitude définitive, et d’autre part elle ne connaît absolument rien de la nature, des sauvageries et des souffles originaires, ce qui se voit férocement dès lors que l’on se risque à lire un peu attentivement ses différents texticules.

III / Atmane Oustani – Cécile Coulon ou le nouveau golem de la littérature mercantile.

Le Prix Apollinaire vient d'être attribué à Cécile Coulon pour un avilissant recueil intitulé Les ronces. Quand on connaît quelque peu le travail de cette romancière qui cultive aujourd’hui l’art poétique, on ne peut que s'en montrer fort surpris, d'autant, qu'en l'occurrence, ce recueil se présente comme une libre composition de poèmes fourre-tout sans aucun principe d'organisation quelconque. À l’aspect décousu de l'ensemble s'ajoute ce caractère absolument arbitraire de l'image, une sorte de tombola métaphorique, caractérisant le style ordinaire de notre apprentie poétesse. Lorsqu’en effet elle écrit «Je suis en train de creuser des terriers dans ma vie pour te faire de la place», une telle image, outre le fait qu'elle soit d'une extraordinaire lourdeur, jure complètement avec le contexte général du poème. Mais Cécile Coulon nous a depuis longtemps habitués à cette sorte de liberté prise avec les règles élémentaires de la comparaison et de la métaphore. Ne trouvait-on pas déjà sous sa plume la chose suivante : «Le sergent, un homme avec des moustaches en forme de femmes nues, l’embaucha les week-ends» ? (11) On ne peut que se demander ce que cela peut bien signifier. Elle aurait fort bien pu dire, aussi, que ces moustaches étaient en forme d'immeuble ou de fer à repasser tant l'image est ici mal choisie. Un peu plus loin, dans ce même roman de midinette, on apprend de l’un de ses personnages féminins qu’il ressemble à «la tige d'un coquelicot». Là aussi, l’idée de verticalité n'embrasse nullement la nécessité de renvoyer spécifiquement à cette fleur et, par conséquent, la poétique de Coulon relève d'une pratique de l'association libre qui ressortit davantage aux mécanismes incontrôlés de l'inconscient, qu’à la conscience maîtresse d'elle-même d'un authentique travail d'artiste.
Quelques pages plus loin encore, on recense cette image lourde comme une planche (c'est le cas de le dire) : «Elle sentait bon, ses doigts glissaient sur lui à la manière des rondins de bois qui dévalent une cascade sans jamais se retourner» (12). Ce à quoi l'on a droit, par conséquent, ici, c'est à une littérature qui s'élève à peine au-dessus de celle que l'on peut voir s'étaler en supplément des magazines de mode, tel que le montre cet autre sommet de la corruption métaphorique : «La colère montait jusque dans ses narines, de grosses larmes couleur crème s'échappaient de ses paupières, s’échouaient sur le carrelage du bureau.» On ne saurait trop recommander à Cécile Coulon d'investir au plus vite dans un manuel d'anatomie tant elle semble fâcheusement confondre les épanchements du mucus nasal avec ceux du flux lacrymal (13). Nous sommes là dans une physiologie totalement fantaisiste pour laquelle la latitude poétique de l'écrivain aurait vraiment bon dos. Mais cela n'est qu'un des aspects du grand style magistral de Coulon, que le Prix Apollinaire a en quelque sorte constitué en modèle du rédacteur contemporain. En effet, ce que notre énième tâcheronne des lettres craint par-dessus tout, c'est d'être assimilée à une forme ringarde ou mécontemporaine de l’écriture. La ringardise est le péché capital du catéchisme coulonnesque. C'est pourquoi elle porte le souffle phtisique d'une poésie des choses ordinaires, mais sans parvenir à nous convaincre qu'elle procède davantage à un ennoblissement poétique des objets communs qu'à une réduction de la poésie à la platitude la plus banale, compatible avec la banalité psychique de la France actuelle.
Car le problème réside essentiellement dans le fait que les frites et le Coca n'ont jamais fait vibrer personne si ce n'est sur le pur plan prosaïque de l'estomac (14). Coulon veut à tel point fuir la catégorie passéiste du ringard, veut tellement faire une poésie jeune et sexy, qu'elle ne prend nullement conscience que c'est la pauvreté de son imaginaire poétique décousu, anémique et sans relief, redondant et lourd, qui est poussiéreux et soporifique, plutôt que d'éventuels motifs poétiques de nature plus relevée. Par conséquent, Coulon nous donne d'une manière assez pathétique, qui confine toujours néanmoins aux limites du comique le plus hilarant, une poétique hautement triviale par le choix de l'objet qu’elle délègue à la dignité créatrice, soutenue par un imaginaire essentiellement et irrémédiablement froid, qui brille par l'absence de tension intérieure et de profondeur, comme de couleur et de vitalité. Ainsi, ce que demande Coulon à la société, c'est qu’elle lui renvoie spontanément, et ceci nonobstant l'insondable manque de talent dont elle porte les stigmates patents, une impression euphorisante de génie. Et ce que la société, en retour, demande de Coulon, au grand dam des lecteurs sérieux, c'est qu’elle lui donne l'impression qu'elle est adéquate à la magnitude de la culture la plus haute, qu’elle est donc éminemment culturelle malgré la bassesse et la médiocrité fondamentales de son idéal mercantile.
Peu importe le fait qu’en accordant le Prix Apollinaire à Coulon, l'on fasse dans l'ordre poétique une erreur comparable en chimie à celle qui consisterait à mettre à la place de l'or, dans la table périodique des éléments, un alcaloïde des plus vulgaires puisque l’essentiel n’est pas tellement dans ce qu’elle écrit. En poétesse effectivement ratée, elle joue moins de la harpe inspirée des muses, avec des doigts fins, qu’elle ne claironne dans le cor d'un bonimenteur afin d’écouler sa camelote. Dans le racolage anticipé des ventes, l'ouvrage qu’on appelle Les Ronces est inséparable du contexte dans lequel il est inséré. Ce qui compte nécessairement et suffisamment, c’est la relation complexe qui existe entre le travail des écrivants et tous les éléments accessoires mais rentables qui entourent ce travail. Dès lors, ce nœud de relations, en tant qu’il est avalisé par le sceau de l’assentiment social, ne fait que confirmer l'idéologie qui le sous-tend. L’activité du créateur n'a de valeur qu’à la stricte et exacte condition qu’elle corresponde à l'ensemble des valeurs sociales que le prétendu créateur, assigné à une fonction de répétiteur, doit intégralement incarner et faire exister à travers l'ouvrage qu'il propose. C'est la raison pour laquelle Coulon, dans ses entrevues, insiste tant sur la démystification, nécessaire selon elle, de la figure de l'écrivain. C'est moins pour nous libérer d'une sorte de figure tutélaire aussi puissante qu'archaïque, que pour assouplir et rendre adéquate la figure de l'écrivain à ce que le marché en attend. L'écrivain doit s’adapter à une sorte de prosaïque bagatelle, pour qu’à partir de là il puisse construire un format prévisible. Ergo, pour Coulon, tout ce qui articule l'écrivain aux fonctions les plus banales du métabolisme naturel doit être valorisé. Il s'agit d'inscrire l'écrivain dans une forme d’écrasement inouï et de vacuité totale pour mieux en désamorcer la dimension critique. Et d'une certaine manière, la banalité du Mal telle que l'entend Hannah Arendt n'est pas si éloignée de cette réduction de l'écrivain à une pure fonction organique du corps social.
Conformément à ce qui précède, ses poèmes ne sont qu’une enveloppe complètement dégonflée de tout pneuma poétique et ils descendent moins du Mont Parnasse qu’ils ne montent des eaux dissolvantes et putrides du caniveau. En rappelant qu’il est tout à fait possible pour l'écrivain de composer un complexe moléculaire avec la pratique de la course à pied ou avec le fait de regarder dilatoirement une série américaine, Coulon cherche moins à humaniser l'écrivain qu’à neutraliser, à travers la genèse perverse d’une iconologie inversée, car dévaluée, de la figure du créateur, la puissante et libre exception qu'il représente par rapport aux stratégies de contrôle du champ social. Et cette idée que la souffrance, en tant qu'elle est vectrice d'individuation psychique, n'est pas du tout nécessaire à la création, ne vise pas non plus à donner une saine image du créateur, mais davantage à réduire la figure du grand initié au dénominateur commun du petit bourgeois narcissique et satisfait de lui-même. De la profondeur tragique de la vie humaine, connue du grand initié, on passe donc à la superficialité ténébreuse du bourgeois qui se croit autorisé à écrire la petite zizique de son âme penchée.
Le projet de Coulon est de faire descendre le créateur des hauteurs libres et vraies, dans lesquelles légitimement il se tient, au cœur de tout un système de liens qui, de facto, le relient effectivement à l'organisme social et à la logique immanente de ses réseaux grégaires, mais dont, de jure et en principe, il doit s'affranchir dès qu'il prend la plume ou tout autre medium d'expression. Puisque l'intérêt n'est que dans l'autojustification à la fois idéologique et économique du système, c'est moins l'œuvre qui importe que la gangue humaine qui la porte. Et, au fond, moins cette œuvre, ou ce qui en tient lieu, présente de densité esthétique et intellectuelle, plus elle permettra le pur rayonnement des valeurs qui se greffent sur elles et la parasitent (le chiffre des ventes et la promotion d'un mode d'être conforme à un idéal sociétal étique). Par conséquent, si l'on mesure la valeur d'une œuvre d'art à la capacité qu’elle a de nous éveiller intérieurement, c'est aux valeurs inverses, c'est-à-dire purement hypnotiques, que la stratégie commerciale de diffusion des nouvelles productions littéraires sera sensible. Et, du coup, tout est facile ! À partir du moment où la société et son acteur fétiche (c'est le cas de le dire pour Coulon !) sont sur la même ligne d'entente préétablie, il n'y a plus à invoquer la puissance créatrice d'une quelconque prestation réelle comme un tiers-arbitre des qualités littéraires. Nous évoluons dans une impeccable convention, dans le pur et simple arbitraire du signe, et Coulon pourrait à la limite rendre des pages blanches qu'on la féliciterait pour cette prouesse de minimalisme virginal.
Coulon n'est plus dès lors qu’un condensé idéologique, une combinaison chimique de la vie sociale ordinaire dont la formule du bilan moléculaire pourrait être ainsi écrite (la littérature sera débraillée-séductrice-médiatique ou ne sera pas – elle sera encore solidaire de quelque puissance sous-préfectorale pour se répandre jusque dans nos provinces). Car s’il existe une harmonie préétablie entre Coulon et la société qui l'a consacrée, il y a une harmonie spontanée du même ordre entre les valeurs sociétales et les indices de vente. Plus l'auteur incarnera tous les présupposés et les préjugés sociétaux (jeunisme, santé caracolante, refus de la pensée authentique et dense, préférence pour le brouet clair des œuvres light, avec l'argument sournois de combattre l’élitisme des productions de plus consistante facture), plus il aura de chance de plaire dans une logique de séduction littéralement servile. Par conséquent, on se retrouve devant ce singulier paradoxe : l'œuvre qui se donne comme culturelle et libératrice n'est en réalité qu'un simple élément balistique qui vise à durablement nous soumettre – une balle dans la tête du jugement de goût. Et le système est si pervers dans son mécanisme que Coulon peut tout à la fois dénoncer l’appareil d’hypnose des consciences que génère le nouveau marché du livre tout en faisant, par une véritable opération de schizophrénie cognitive, dans toute sa production et son comportement d’écrivain, le jeu de ce même nouveau marché (15). Coulon veut faire croire qu’elle est acquise à l'idéal de ce qu’elle appelle elle-même la littérature classique… tout en produisant une littérature qui ne quitte jamais l'horizon profitable de l’étude de marché de la business woman la plus achevée, le Coca et les frites qui ouvrent Les ronces faisant partie intégrante de cette stratégie pavlovienne du fast food mental (16).
Jadis, c'était au public de s’élever à ce que l’œuvre avait saisi avec sa nécessité et sa cohérence propres. De nos jours c’est à l’œuvre de s’adapter aux limites du public. Un tel ajustement restrictif démontre que celui-ci ne désire pas que l’œuvre se réalise avec sa nécessité authentique. En définitive, l’œuvre reconduit l’imbécillité du public dans une insignifiante opération de vulgarisation. Une telle opération n’est pas gratuite car elle est prédéfinie par un faisceau d’attentes incessamment étudiées, visant à fabriquer des limites rassurantes pour un public de plus en plus limité, dont l’objectif est de sentir que son «Je» coïncide avec le «Je» de l’écrivain usiné à gros traits. Narcissisme fondamental, donc, et qu’il n'est presque plus permis de dénoncer, égocentrisme d'un public qui ne veut l'œuvre que pour qu’elle le maintienne dans le niveau originel qui est le sien – l’étiage des affects. Ainsi se dessine l’essentiel : la tambouille poétique doit correspondre au palais a minima du public qui va très vite la consommer, ainsi qu’au jury du Prix Apollinaire dont l’horizon d'attente est aligné sur ce palais populacier. Peu importe que les poèmes des Ronces soient mal ficelés et même parfois totalement éclatés et incohérents, comme si un poème était une trousse dans laquelle on pouvait tout jeter pêle-mêle. En effet, on ne voit pas, à moins d'une mauvaise foi évidente, ce que «l’écolier maigre qui a du mal à porter son cartable» (on sent là de grandes souffrances humaines), dans l'un des poèmes, peut bien avoir à faire avec «la fureur des orages», motif ou plutôt cliché d’un romantisme bas de gamme, décidément obsessionnel chez Coulon. Une telle relation de situations (l’écolier exténué par les fournitures scolaires et le sublime des orages) demeure sans la plus petite espèce de nécessité si une minutieuse et rigoureuse transition, et certainement pas une maladroite discontinuité fractale comme nous la propose ce poème pesant dans tous les sens du mot, ne l’a préparée dans la construction d'ensemble dudit poème.

Notes
(1) Nietzsche le signifie admirablement dans la première de ses Considérations inactuelles (David Strauss, l’apôtre et l’écrivain).
(2) Marien Defalvard, Narthex (Éditions Exils, 2016).
(3) François Esperet, Visions de Jacob (Éditions du Sandre, 2018).
(4) Schopenhauer cité par Nietzsche (op. cit., § 11).
(5) Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra.
(6) Roland Gori, La fabrique des imposteurs (Éditions Les Liens qui Libèrent, 2013).
(7) Kraus avait dans sa ligne de mire la presse en général.
(8) Roberto Bolaño règle ses comptes avec ces microbes littéraires dans un texte prophétique du Gaucho insupportable (Christian Bourgois éditeur, 2004).
(9) Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations.
(10) Nietzsche, Schopenhauer éducateur (Considérations inactuelles, III, § 2).
(11) Cécile Coulon, Le roi n’a pas sommeil (Éditions Viviane Hamy, 2012).
(12) L’effet d’hypotypose que produit habituellement la métaphore est ici complètement aboli. En d’autres termes, Cécile Coulon artificialise sordidement la réalité qu’elle tente de décrire en vain.
(13) C’est à se demander si les manuscrits de Cécile Coulon sont vraiment lus et relus. Première hypothèse : ils ne sont pas relus dans la mesure où cette vendeuse de gros est certaine d’écouler sa came. Seconde hypothèse : ils sont relus et, alors, c’est encore plus grave que tout ce que l’on pouvait imaginer. Dans le fond, ce qui s’esquisse, c’est une écriture dilettante, manufacturée au fil de la plume, dépourvue de toute espèce de consistance.
(14) Nous nous référons ici au poème d’ouverture des Ronces (J’aimerais vous offrir des frites). Si tout poème d’ouverture est censé donner le «la» d’un recueil, alors, ici, nous savons d’emblée à quoi nous attendre : une poésie rapidement déglutie, pour ne pas dire bourrative, avec ses basses dissonances viscérales.
(15) Cécile Coulon, Le rire du grand blessé (Éditions Viviane Hamy, 2013). Voici ce que l’on peut lire dans cette micro-fiction qui semble se désoler d’une homogénéisation de la littérature : «En cycle secondaire, les livres d’Histoire mentionnent des individus opposés à la mise au pilon de millions d’exemplaires de romans classiques au profit d’ouvrages calibrés selon le type d’émotion attendue par le lecteur.» Le problème, aujourd’hui, c’est que personne ne dénonce les ouvrages calibrés de Coulon, petits calibres de la nano-artillerie créatrice.
(16) Et d’ailleurs les difformités poétiques des Ronces, couronnées de succès, répondent à la difformité romanesque de Trois saisons d’orage (Éditions Viviane Hamy, 2017), également couronnée de succès. Nous proposons un florilège de citations éloquentes issues de ce roman multi-lacunaire : «La rivière filait entre ses rideaux calcaires […]» – inutile d’insister outre mesure sur le caractère absolument maladroit et inadéquat de l’image du rideau qui est placardée sur l’univers minéral du calcaire, sans que rien au monde ne puisse expliquer cette désinvolte combinaison. Mais sans doute est-ce là un mystère profond, propre aux arcanes de l’art coulonnesque, et sans doute ne sommes-nous pas assez subtils pour en saisir toute l’hermétique quintessence. Tout comme nous ne sommes pas capables de goûter, ici, cette profonde conjonction entre la chair et la réalité minérale : «[…] l’enchaînement des gorges naturelles qui évoquait une longue plaie mal fermée […]». Pour Coulon, la métaphore ou la comparaison consistent essentiellement à associer n’importe quoi avec n’importe quoi, cela en vertu d’un imaginaire capricieux et totalement sub-fantaisiste. Il en résulte une invraisemblable impression de pesanteur, que seule une cécité absolument déterminée à se maintenir en tant que telle ne peut voir. Il est impossible d’imputer à un quelconque péché de romancière débutante ce régime absolument délirant de la métaphore puisque Cécile Coulon, à vingt-huit ans, a déjà publié son millième roman. Il s’agit bien sûr d’une empreinte liée à une déficience fondamentale du style d’écriture, et de cette idée toute coulonnesque que peu de lectures bien assimilées suffisent à forger un style. Derechef une manifestation de la difformité consubstantielle à ce roman et finalement à tout son hors-d’œuvre précaire : «[…] là, la pierre irradiait de ses reflets gris la surface des torrents surmontés de plateaux où broutaient les animaux des fermes alentour.» Non seulement le verbe «irradier» est bien trop fort pour de simples reflets (il ne s’agit pas d’un incendie ou d’un champignon atomique !), mais le terme «animaux» est également on ne peut plus vague (quels animaux ?). L’ensemble de ces balourdises marque un grand flou dans la circonscription de la scène évoquée. Mais le summum de l’inadéquation totale de la métaphore est probablement ici : «Des bêtes [on ne sait toujours pas lesquelles] dévalaient la pente et périssaient prisonnières des griffes de calcaire […]». L’animalisation de la roche est tellement grossière, brutale et mal ficelée, qu’elle donne l’impression d’une image plaquée et artificielle. Soit dit en passant, du mécanique plaqué sur du vivant, chez Bergson, donne du rire – alors rions. Et une dernière pour la route : «Quand l’ombre des falaises couvrit la voiture et les enveloppa momentanément dans un brouillard épais […]» – il faudra que Coulon nous explique en vertu de quelle physique spéciale une ombre peut former un brouillard, et, de surcroît, un brouillard épais ! Même d’un point de vue métaphorique, même insérée dans un registre poétique, une telle image est complètement insoutenable. C’est tout de même un singulier paradoxe que l’on ait attribué le Prix Apollinaire à Cécile Coulon, laquelle pèche régulièrement contre la cohérence métaphorique dans ses romans dès qu’elle essaie maladroitement de créer un effet poétique. Elle s’abîme alors dans l’artifice le plus grossier. Qu’est-ce donc là, sinon une écriture paresseuse, chiée à la va-comme-je-te-pousse ?