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04/08/2020

Méditation sur un amour défunt d'Emmanuel Berl

Photographie (détail) de Juan Asensio.

Berl.jpgIl est tellement difficile d'évoquer des amours passées, donc les phases de rupture qui en ont dénoué les trames plus ou moins lâches, que la plupart des écrivains, ou bien leurs succédanés actuels, qui embrassent cette fort délicate et subtile question ne nous tirent qu'un long bâillement d'ennui. J'ai étudié dans la Zone deux très belles exceptions, l'implacable radiographie d'un détricotage du lien amoureux dans Laissez-moi de Marcelle Sauvageot et La Séparation de Sophia de Séguin, radiographie pour le moins intime d'un délitement. Le somptueux texte d'Emmanuel Berl, publié en 1925 chez Grasset, atteint, lui, à une véritable profondeur à la fois ontologique mais aussi religieuse puisque la femme perdue, Christiane, comme toutes les amours perdues, n'est que l'occasion de fixer quelques pensées vertigineuses, qu'il s'agira de sonder, en les creusant d'une nouvelle profondeur : ainsi qu'une sonde s'enfonçant dans des profondeurs liquides de plus en plus opaques, il faudra parvenir toutefois à trouver un sol stable, qui non seulement arrêtera la descente de la masse, mais permettra de mesurer la distance parcourue et, ainsi, de mieux se connaître, de toiser, au sens propre du terme, son esprit et sa force de volonté, fluctuante au cours du temps. Si tout exercice de recouvrement, aussi lucide qu'implacable, de la femme jadis aimée et perdue pour de banales ou véritables raisons, est bien évidemment un exercice mémoriel, un monument érigé au temps friable, il ne faut pas oublier qu'en fait, ce que cherche Emmanuel Berl, comme René Descartes qu'il ne manque d'ailleurs pas de citer, c'est un substrat ultime sur lequel planter puis exhausser une pensée digne de ce nom qui, pour s'élever, ne doit pas être constamment soumise aux fluctuations, aux doutes et, qui sait, au vertige, mais aussi à une érosion constante, bien qu'invisible. Ce que cherche Berl au travers de l'amour défunt, auquel il donne le prénom de Christiane, lui qui sans peine aurait pu lui en donner un autre, dix autres, cent autres ? Rien moins que le divertissement dans lequel tant de piètres auteurs trompent leur ennui et remplissent toutefois leur compte en banque, rien de moins que Dieu, comme tous les grands écrivains.
J'ai parlé de pensées vertigineuses et de vertige, qui tous tiennent à l'infini des possibles, car c'est bien tout le texte d'Emmanuel Berl qui pourrait à bon droit être considéré comme une évocation méticuleuse de «l'infini des hypothèses» (p. 83), d'un dense «réseau d'alternatives» (p. 20), d'un «système» susceptible d'être décomposé à l'infini (cf. p. 31), mais encore des «dénombrements impossibles» (p. 182), d'«un tissu d'hypothèses» et d'«idées divergentes» sous l'effet de l'analyse qui «interpose des brumes favorables entre soi et les évidences qu'on ne peut plus supporter» (p. 26). Ces différentes opérations de l'esprit souverain, qui sont pourtant le fait d'un «moi sans couleur» (p. 26), sous leur diversité ratiocinante, n'ont qu'un seul but : pouvoir regarder la première parcelle de lumière ou d'amour car c'est tout un (1), dissoudre dans un bain acide de spéculations la femme aimée, «décomposer à l'infini» (p. 31) l'essaim de ses résignations (cf. p. 30) car, s'il s'agit de remonter à la source, à la première étincelle, pratiquement invisible, ayant déclenché l'incendie que Berl s'efforce de parvenir à maîtriser, puis semble bien vite tout penaud de constater si peu actif, comme s'il ne s'agissait que de quelques cendres couvant un tapis de feuilles mortes. Même si, nous dit l'auteur, il a vu son amour «en train de mourir à toutes les places» où il l'a considéré (cf. p. 30), il faut donc à tout prix, qu'il s'agisse du processus entrepris par une famille ou provoqué par un sentiment, «reculer aussi loin [que possible] ses origines» (p. 37) : rien donc ne saurait arrêter la progression inéluctable de la sonde mentale, qui aura vite fait de détruire, sous son propre élan vertical, tel ou tel noyau de matière peu noble, tel agglomérat composé de différents éléments, comme si elle mimait la «succession de chutes» (p. 29) qui, selon Berl, a caractérisé l'effondrement (le terme est écrit p. 27) de son amour.
L'affaire est vite réglée, beaucoup plus vite qu'Emmanuel Berl, qui ne cesse de se hâter autour de ce centre absent, comme un mollusque vulnérable tout pressé de se constituer une carapace, ou, métaphore plus noble sans doute, un minuscule grain de sable qui décidément jamais ne deviendra perle s'enrobera dans une pellicule de nacre, beaucoup plus vite donc que l'écrivain ne le laisse supposer, lui qui a savamment bâti son texte sur une absence : voici, écrit-il moins naïvement qu'on ne le pense ou par simple plaisir d'utiliser une métaphore assez habituelle en ces matières d'introspection, «voici que je peux remonter une chaîne plus longue peut-être que ma vie personnelle, et que mon analyse se perd dans l'infini» (p. 45). Toutefois, aucune halte ne semble pouvoir bien longtemps retenir notre plongeur intrépide, qui ne cesse de prétendre «remonter plus haut encore» et se demande, avant de rejeter sa sotte affirmation, s'il se trouve, enfin, «à la source des malentendus» (p. 75) qui l'ont séparé de Christiane. Rien ne sert de se reposer, car le mystérieux «point originel» (p. 74), comme l'aleph borgésien, ne cesse de se résorber à une attention trop vive, une lumière trop éclatante, notre amant si peu charnel, tout en conflits purement intellectuels, n'ayant apparemment d'autre désir que de toucher «la jonction du corps et de l'âme» (p. 76) (2), tout en se disant accablé par la présence fantomatique et pourtant surnuméraire d'ombres d'ombres jacassantes ou bien affreusement muettes, comme des monstres sans nom enfouis au plus profond des âges : «Quels ancêtres portons-nous donc dans nos corps trop imprégnés de mémoire ? Et quels animaux palpitent, fils directs du vieil Océan, dans notre sang salé autour de nos os rocheux ?» (p. 77).
Dans cette affaire de géologue ou de paléontologue avertis, le langage sera tout à la fois un puissant allié (puisqu'il constitue la foreuse la plus dure, plus dure que le diamant, et autorise toutes les audaces excavatrices) et le premier des voiles qu'il s'agira de lever, sans bien sûr jamais y parvenir car, si le sentiment des amoureux se nourrit de paroles, il y a fort à parier que, «s'il avait été condamné au silence, il serait mort de faim» (p. 185). Elles sont innombrables, les mentions d'une «illusoire identité» conférée fallacieusement «aux personnes et, à cause d'elles, aux sentiments qu'elles nous inspirent» par les «noms immuables» (p. 43), ou encore les critiques plus ou moins directes contre l'inqualifiable romantisme dont se drapent les littérateurs (et les amoureux déçus sont les pires des littérateurs), le peu de consistance de ces «poids jetés par nos paroles propitiatoires» (p. 15). Finalement, à trop vouloir se nourrir de mots, Emmanuel Berl et celle qui jamais ne deviendra sa femme ne font plus rien que dire «les phrases qui disjoignent, [leurs] deux corps rapprochés» (p. 175).
Sous la vrille du processus conscient qui ne cesse de fractionner («Ma personne se morcelait en grains de sable noirs», p. 170) et qui, fractionnant, cassant les molécules, se propose de toucher la première brique du vivant, la dernière parcelle d'être derrière laquelle rugit le chaos (ou bien irradie Dieu ?), la femme, corps et âme, chair et esprit, est bien peu de chose, l'amour de l'auteur n'étant plus qu'un «système de pensées fiévreuses, dont Christiane aurait pu ne pas être le but» (p. 183) : Emmanuel Berl a de ces pudeurs de satrape ironique, frottant délicatement, l'air absent, ses mains pleines du sang de sa victime méthodiquement dépecée, lorsqu'il écrit ainsi que Christiane lui «était à la fois inconnaissable et donnée» (p. 53). C'est tout le drame, non seulement de l'amant perpétuellement déçu mais du penseur et de l'écrivain, qui cherche à retrouver la femme aimée «comme on voit l'évidence» car il «n'y avait plus elle et moi, mais une même chose, de quoi l'un et l'autre nous participions et qui, indépendante de nous deux, l'était, par là même, du temps. Foi parfaite dont rien ne peut être conclu !» poursuit Berl, ajoutant qu'il tient là, enfin, une «certitude sans rien de quoi on soit certain» (p. 55), autrement dit, une espèce de réelle présence que l'écrivain, en théologien point trop pudique, nomme, tout bonnement, Dieu.
Fascinante est la danse que Christiane, dans l'esprit de Berl, exécute autour d'un astre immensément généreux, comme s'il pouvait rendre un instant possible l'impossible, et faire se mouvoir autour de lui, ainsi que nous le montre la scène d'ouverture des Harmonies Werckmeister de Béla Tarr, des ivrognes censés exécuter le ballet des planètes et des satellites du système solaire : «Elle était là, éternelle et présente et Dieu aussi, qui nous liait. Présence pour toujours affirmée, sur quoi aucune négation ne pouvait mordre, et qui faisait surgir de moi une approbation éperdue» (p. 54).
Il s'agit tout de même d'arriver à quelque résultat car la seule exploration, pour le moins méditative, de l'amour passé et des causses multiples sinon innombrables de ses échecs aura vite fait de laisser le narrateur hagard, plus vraiment certain d'avoir touché, une fois, le corps désiré, ou même ayant réussi à entrevoir l'esprit de la femme aimée : «Plus je réfléchis, plus les choses deviennent inintelligibles par la multiplicité que mon esprit leur donne» (p. 166), le danger de déroute n'étant pas moins vif que celui, nous l'avons dit, de constater que tout n'était que mots, et mots creux, et mots jetés devant eux «comme des meubles» (p. 162) puisque, «né au bord d'un lac où s'entrecroisent trop de littératures», était-ce donc la destinée de cette aventure que «de finir par un livre ?» (p. 162), ce qui fait écrire l'auteur, immédiatement après cette phrase, qu'il se repent de sa métaphysique, si peu solide qu'elle peut bien, après tout, ne devoir assister qu'à un triste spectacle car, «si le monde est bon», «il peut facilement s'anéantir» (pp. 58-9) puisque, à l'évidence (et, avec l'évidence, nous retrouvons Descartes), Dieu «a trop fait pour la devanture et pas assez pour le stock, qui a engagé trop de capital et laissé insuffisantes les réserves et qui, à chaque moment, comme savait Descartes, balance doit et avoir, non sans angoisse» (p. 60).
Ne pas arriver à toucher le corps chaud de la promise n'est qu'une désillusion, somme toute banale, si l'amant déçu ou trompé, les deux sans doute, et pas forcément à tour de rôle, a pu vérifier l'existence d'un sentiment plus haut, d'un ordre plus vaste dans lequel s'est ordonnée sa pauvre petite histoire si risiblement commune qu'elle en est devenue la matière sirupeuse de tant de mauvais livres et autres confidences moins solipsistes ou douloureuses que traductions directes, en gouttelettes transparentes, de ces «vieux onanismes et vers de Musset» (p. 33) qu'évoque plusieurs fois l'auteur : à la lettre, toute l'insignifiance criarde qui s'étend de Mimi Mathy à Diane Ducret (l'apparente progression entre ces deux bavardes, je me demande tout à coup si elle ne pourrait pas s'inverser), en passant par une théorie de naines infra-verbales. Je cite une très belle page qui entremêle savamment le dépit de l'amoureux, moins éconduit que lassé de périphrases et d'hypothèses, l'évidence des mots en toc, avec la tranquille assurance d'une confiance trouvée plus que retrouvée, qui est bien suffisante, même si elle est une épreuve véritable, pour accepter de laisser un amour perdu reposer sur un socle qui le hisse vers le haut, et l'arrache aux contingences misérables que tous nous avons connues, comme si Berl, finalement, redécouvrait, sans le savoir peut-être, la reprise, ou répétition, kierkegaardienne : «Ah Voici que mes souvenirs deviennent durs à tirer comme le fil d'une cicatrice et que je sens le cal de ma conscience, rebelle à mon effort. Qu'après cette soirée de fiançailles, ce oui qu'elle n'avait pas même eu besoin de prononcer nous ne nous soyons pas mariés ensemble, que nos existences aient pu se disjoindre, et que je sois tout seul dans cette pièce, sur le toit de laquelle j'entends la pluie qui tombe et un rat qui marche, à pas d'homme; que, magicien sans puissance, en vain je tourne avec une patience stérile les philtres d'où je voudrais sortir son fantôme, à elle, qui devrait être là, non, je ne puis l'admettre. Selon mon humeur, je lui trouverai aggravations ou excuses... Mais je suis fatigué de mes griefs. Qu'importe qu'elle ait eu tort, ou que moi, j'aie eu tort ? Et comment parler de tort ou de raison si nous avons été liés l'un à l'autre, si, peut-être dans un plan où mon esprit n'aperçoit pas les rapports, nous restons assez liés l'un à l'autre pour qu'il ne puisse y avoir de parti entre nous ?» (pp. 157-8).
Nous en sommes venus au point où Emmanuel Berl, ayant rejeté les «piètres dorures collées par les littérateurs sur des choses très misérables» (p. 144), comprend qu'un amour, fût-il avorté ou dès le début condamné à l'échec, ne mérite aucunement «ce linceul de mirliton» que lui composent les mots, car «ce n'est pas de ce qu'on lui oppose que meurt un amour. Dès qu'il possède une réalité vraie, Dieu seul peut le créer, Dieu seul l'anéantir» (p. 145). Si Christiane échappe à Emmanuel Berl, c'est qu'elle s'est évaporée, «faute de forme solide», comme il est d'ailleurs exactement pareil pour «le sentiment religieux» (p. 139) et, moins encore que cela, à cause d'une mystérieuse défaillance de notre volonté car enfin, s'exclame Emmanuel Berl, «Non ! Dieu n'est pas décevant ! Chacun tire du réservoir infini qu'est l'Univers ce qu'exige son appétit et ce que sa capacité comporte. La prière est efficace. La foi est souveraine. Au pipeau d'un berger prophète, danseraient au besoin ces montagnes. Un élan de patriotisme, et voilà les Allemands hors de France. Sublime déploiement du cœur ! Sa diastole peut s'étendre jusqu'aux limites de l'espace. Et toujours Dieu nous donne ce que nous demandons» (p. 136). Ailleurs, l'écrivain n'affirme-t-il pas que tout, en une seule fois prodigue, nous est donné, mais que cette réelle présence, à peine touchée ou, moins que cela, devinée, est aussitôt enfouie ? Quel athlète de la foi sera-t-il capable de fixer, en un souffle aussitôt perdu qu'exhalé, l'infinie beauté de l'univers ? : «Pas de durée ! Pas d'arrangement fallacieux. Toujours, partout, le cinquième acte. Instant de l'amour. Instant de la Foi. Instant de l'amitié, et autour d'eux, vains commentaires de plus en plus lâches, dilution d'un même café, de moins en moins bon, mais indispensable après tout pour qu'il puisse être servi à chacun, à moi dont l'estomac doit être réchauffé, aux enfants qui prennent des canards, aux domestiques qui le boivent dans des verres et en offrent aux gentils facteurs cyclistes. Il faut du temps à cause du nombre, mais je sais que ce n'est pas vrai» (p. 62).
De sorte que la méditation sur un amour défunt est, bien davantage que le constat du vide de la carrière de tout séducteur, y compris les plus tourmentés d'entre eux, appelons-le Gilles (3), exerçant leurs maigres talents, vite répétitifs, dans une époque de toute façon elle-même corrompue (4), un exercice de questionnement profond pour tenter d'établir une certitude, moins que cela, une permanence, comme l'écrit Berl en évoquant Christiane qui n'aura jamais été rien d'autre que «le seul objet digne d'oblation» (p. 111), autrement dit de sacrifice propitiatoire, à seule fin d'honorer beaucoup plus grand que soi, qu'elle, que nous même : «Le rôle de l'amour n'est pas de nous faire sentir la fragilité des choses, mais de nous faire entendre le son profond de permanence que, malgré tant d'anéantissements et d'angoisses, rend quand même l'Univers» (p. 134). Demandons-nous plutôt si nous ne pourrions pas inverser l'équation : non pas Christiane pour me donner Dieu, mais Dieu pour me donner Christiane, «la valeur de l'univers [étant] à elle suspendu» (p. 64), ce qui serait encore retomber, mais plus lourdement qu'après le premier élan, dans l'esthétisme le plus puéril duquel, décidément, nous ne pouvons sortir qu'au terme d'une conversion, radicale, ce qu'Emmanuel Berl a parfaitement vu mais qu'il n'a pas été capable d'atteindre, comme du reste il en a toute conscience lorsqu'il écrit : «Pourtant, je ne regrette rien; il ne faut croire qu'à la dernière extrémité, et éviter, aussi longtemps qu'on le peut, des gestes à ce point solennels. Et si, faux amant, faux déiste, faux poète, en rien je ne puis dépasser le stade où j'entrevois ce que je ne sais pas atteindre, manque de force, manque de chance ou manque de grâce, mieux vaut du moins ne pas étaler de menteuses richesses. Je ne suis pas très fier de mes stations dans les églises» (p. 192). Ainsi, tout à la fois parce que nous sommes «incapables de suivre le romantisme» et aussi «incapables d'y renoncer», et parce que nous tombons «dans les déclamations stériles ou dans les sécheresses médiocres» entre quoi est pris «notre temps», Emmanuel Berl ne peut faire rien de plus qu'admettre «notre défaillance» (p. 211), évidente, comme si l'époque était incapable de porter, désormais, la plus petite charge de passion, défaillance qui a une portée pour le moins non seulement morale mais spirituelle et, comme ses petits camarades d'infortune, Gilles et autres, continuer de poursuivre «dans les sueurs du lit des conversations néfastes à l'intelligence, et chacun, ayant joui, admettre les niaiseries de l'autre» (p. 209) et, ainsi, oublier, qu'il ne peut «écrire que des prières», et ne chercher dans l'espace que le souffle de Dieu, «et dans l'amitié que sa voix, et dans l'amour que son visage, et dans l'univers que son Verbe» (p. 215), croyant déçu de n'avoir pu toucher, hic et nunc, la réelle présence de l'amour, la chaude confiance mordorée que fait la proximité de la femme aimée, mais croyant tout de même, comme il n'hésite pas à l'écrire aux toutes dernières lignes de ce très beau texte.

Notes
(1) Voici l'une des plus belles définitions qu'il m'a été donné de lire de l'amour : «l'amour était pour moi la conscience d'une poursuite déjà commencée» (p. 69), sans début ni fin donc, recherche qu'il faut éternellement recommencer et insertion humble dans une chaîne d'or infinie, l'amour humain participant d'un amour plus vaste, comme le langage humain s'insère merveilleusement dans une louange qui le hausse et l'accomplit, le Verbe ayant tout créé, même si nous n'acceptons plus de le voir. Les féministes hurleront au scandale ! Ma foi, qu'elles s'étouffent, l'écume aux lèvres qu'elles ont sèches, ces haineuses, en lisant ainsi que Christiane n'est, pour Emmanuel Berl, qu'une «illusion» car, de «quelque biais qu'on le prenne et sous quelques mots qu'on le dissimule», c'est, «à travers une femme qui sert de symbole autre chose qu'elle» qui est «avidement cherché» (p. 71).
(2) Ailleurs, Emmanuel Berl évoque de nouveau «la soudure de l'esprit et du sexe» qui, chez Christiane, «se faisait plus bas que chez les autres femmes» (p. 174), superbe et cruelle formule chargée de nous suggérer que cette femme «subissait les désirs sans les croire, et ne pensait peut-être pas qu'ils méritassent autre chose qu'un petit adultère, avant le mariage ou après» (pp. 174-5).
(3) Les péripéties du héros de Drieu la Rochelle sont admirablement résumées dans ce passage, chute comprise !, et que je cite in extenso : «Parfums de Coty. infection de l'Origan. Et les petites femmes mariées qui nous aguichent en nous faisant espérer de gentils adultères, pour finir par des tas d'embêtements et de contraintes, et celle qui n'aime pas son mari, et celle qui aime son mari mais qui a besoin de le tromper pour avoir avec lui des sujets de conversation, et celle qui a besoin que son mari la trompe, pour s'exciter en le racontant, et la petite grue qui a des parents dans les régions libérées, et le mannequin à la famille intéressante, et la grande demi-mondaine qui nous fait coucher dans des draps de soie noire, et toutes ces joyeusetés, derrière quoi toujours on trouve salpingites et métrites, et l'argent qui manque, et la drogue qui empoisonne, et les abcès qui commencent. Et zut pour les «pauvres filles» et pour mes compassions, et pour mes complaisances, et pour mes facilités, et pour mes douteux plaisirs. Tout cela n'est que chaude pisse» (pp. 121-2). Comme le grand roman de Drieu qu'est Gilles, cette Méditation sur un amour défunt scande toutes les étapes d'une décadence, Berl cherchant à la conjurer par l'exercice d'une récapitulation, d'un sauvetage mémoriels, Drieu par l'action.
(4) «Mauvaise époque ! Les nerfs surexcités s'interposent trop vite, et avec eux trop de perversités ambiantes, entre nos corps et nos âmes que nous ne savons plus raccorder. Le philtre d'Yseult, pour nous tous est perdu. Et la mystique se perd en fumées, laissant libre le matérialisme jadis son esclave vigoureux» (p. 80).

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