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08/07/2022

L'État universel suivi de La Mobilisation totale d'Ernst Jünger

Photographie (détail) de Juan Asensio.

1849363247.jpgErnst Jünger dans la Zone.








3314442685.jpgDe la mobilisation en période de pandémie. Neuf extraits commentés de La mobilisation totale d’Ernst Jünger, par Baptiste Rappin










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L’État universel (Der Weltstaat) et La mobilisation totale (Die Totale Mobilmachung) datent respectivement de 1960 et 1930, mais le second est d’une moindre portée que le premier, même s’il en annonce les thématiques : «Chaque existence individuelle devient alors, sans que la moindre équivoque puisse subsister longtemps, une existence de Travailleur; à la guerre des chevaliers, à celle des souverains, succède la guerre des travailleurs», écrit Jünger, qui ajoute que «le premier grand affrontement du XXe siècle nous a déjà donné un aperçu» de ce que «serait la structure rationnelle et le caractère impitoyable» de ce qu’il appelle «cette ère des masses et des machines» (1). Ernst Jünger poursuit, écrivant qu’un peu partout, «le masque de l’humanitarisme est pour ainsi dire tombé», alors que l’on «voit apparaître un fétichisme de la machine, moitié grotesque, moitié barbare, un culte naïf de la technique» (p. 137) et qu’approche le règne sans partage de ce que l’écrivain appellera, dans ses derniers textes, les Titans, nouvelles idoles de fer auxquelles les hommes devenus, tous ou presque, travailleurs, soit rouages de l’universelle Machine chère à Anders, rendront un culte aussi sanglant que mécaniquement aseptisé : «Spectacle grandiose et terrible que celui des masses toujours plus standardisées, aux mouvements desquelles l’histoire du monde tend ses rets. Chacun de leurs gestes ne contribue qu’à les emprisonner plus étroitement et plus impitoyablement. Certaines formes de contrainte entrent alors en jeu qui sont plus puissantes que la torture, si puissantes que les hommes leur réservent un accueil enthousiaste» (pp. 138-9), et c’est, une fois encore, admettre l’entrée, sur le théâtre de l’Histoire devenue folle, la figure pateline du Grand Inquisiteur plusieurs fois évoqué dans la Zone. La dernière ligne de ce petit texte qui cite le maître de Kierkegaard, Hamann, sans cependant en faire grand-chose (2), se clôt sur un vibrant hommage à l’Allemagne, «l’organisation nouvelle qui depuis longtemps déjà nous commande» ne pouvant qu’être, ne devant qu’être «une mobilisation de ce qui est allemand» (p. 141), cette «forme nouvelle d’organisation [qui] s’annonce» s’employant «à forger des armes dont l’airain, plus pur, plus solide, sera à l’épreuve de n’importe quelle adversité» (p. 140) alors même que Jünger, bien vite, s’alarmera avec Sur les falaises de marbre de la montée surpuissante des larves et des goules et que, vieillissant, il s’emploiera à atténuer voire à ne plus du tout goûter ce genre de propos, encore très empreint d’une mystique guerrière très prussienne (si j’ose dire) à laquelle un autre géant, Martin Heidegger, prêtera une oreille non seulement largement tendue mais comme entièrement orientée pour saisir le chant des sirènes si terriblement tentatrices et dangereuses.
L’État universel, malgré une conclusion un peu trop optimiste (3) à mon goût, optimisme qui, chez Jünger, se confond avec un prodigieux empan de vision et l’impassibilité de plus en plus granitique de celui qui a tout vu, mélange lui aussi deux trames, l’une bien visible, l’autre plus souterraine, des deux la plus intéressante. La première analyse le mouvement qui caractérise notre époque, que Jünger qualifie à plusieurs reprises d’accelerando (cf. p. 9) œuvrant au sein de «l’épuisement de la puissance génératrice d’histoire» (p. 18) partout palpable, alors même que les idéologies, «comme celles qui se rapportent à la vie économique», ne diffèrent que superficiellement, bien qu’elles «n’en produisent pas moins au niveau des résultats des formes de plus en plus semblables» (p. 27). Notons au passage cette belle analyse, que n’eût point désavouée un Max Picard, de l’absence de cadre et de verticalité, seule capable de conférer l’autorité d’une «dignité transmise, dans la hiérarchie féodale, comme un bâton de commandement qui, passant de main en main, confère un pouvoir discrétionnaire», le visage «du plus humble des pâtres» en étant encore marqué alors que, de nos jours, une fois le libre arbitre humain devenu tout-puissant, notre autonomie est devenue «grotesque, absurde, déshonorante », et que «de là vient, entre autres raisons, qu’aujourd’hui il est devenu si difficile de représenter non pas seulement l’homme debout, mais aussi le visage humain» (p. 12).
La seconde trame se rapporte à tel mystérieux «ombilic du monde» (p. 29) et évoque «d’autres commencements, qu’il faut supposer au-dessous de l’ordre historique et politique, et même de tout ordre humain» (p. 47) ou encore «des forces situées au-delà de l’existence, les matrices d’un ordre cosmique, moins opposé que transcendant aux organismes, et pourvu de son harmonie propre» (p. 54). Même quand Jünger note, fort justement, que «l’uniformisation actuelle des sexes est l’un des symptômes de l’aspiration où s’annonce l’avènement de l’État universel» (p. 60), il rattache cette uniformisation «qui s’étend, par-delà les États et les peuples de cette terre, à la terre entière» (p. 61), à la surrection, puissante, de forces «non patriarcales, mais matérielles, dont l’avènement s’annonce dans cet accelerando auquel nous sommes soumis et contre lequel nous nous roidissons» car, s’il agit «sur les deux sexes, c’est qu’il provient de couches plus profondes que celles du sexe, et qui lui impriment sa forme» (p. 64). La prose de Jünger est toujours riche de ces espèces de puits qui trouent le basalte, où frémit une eau aussi limpide que froide, que l’on dirait remontée de profondeurs que l’on devine à peine par ces ouvertures étroites, et qui demeurent inatteignables.
En tout cas, il semble clair qu’une certaine classe d’hommes, que l’on suppose être assez aisément supérieure (et apte à produire cette «épiphanie de l’homme» que Jünger évoque à la toute dernière ligne de son texte, p. 93), peut seule tenter, non pas de maîtriser ces forces matricielles, mais de profiter de leur formidable élan, comme l’indique ce somptueux passage de L’État universel où nous pouvons lire que, parallèlement à ceux qui veulent exercer la puissance, existe une réalité inverse, soit «la tentative de se soustraire à la puissance» (p. 76), aussi manifeste que l’autre : «Il ne fourmille pas moins de plans, d’idées, de tendances formatrices, de dieux, de demi-dieux, d’argonautes cosmiques qui cherchent sans cesse des forces à enchaîner, à dompter, à atteler devant leur char. Vu sous cet aspect, l’univers offre l’image d’une chasse éternelle, pour laquelle partent de grands seigneurs, munis de filets et de cordes; et celui qui tombe entre leurs mains peut s’estimer heureux s’ils se contentent de requérir ses services, sans vider leurs querelles sur son dos» (pp. 76-7).
TAZ.JPGJ’ai parlé d’un optimisme assez naïf, pour un esprit de la stature de celui de Jünger; il faut toutefois contrebalancer cette affirmation par cette autre évidence selon laquelle l’écrivain semble parfaitement conscient que cet accélération qu’il décrit, que chacun d’entre nous peut désormais je crois constater très douloureusement, par les plus banales preuves que lui donnera sa vie quotidienne, est une implacable puissance de destruction : «Si donc, à ce tournant où nous sommes parvenus, depuis deux cents ans, c’est-à-dire, approximativement, depuis l’érection du premier paratonnerre, les courants de matérialisme s’enflent accelerando, si, sur toute la planète, les dieux et leurs généalogies sont mis au rebut, il n’y a pas là, comme on le dit trop souvent, un simple acte de nomenclature. Ce ne sont pas seulement des noms, des objets de foi, mais des réalités qui fondent. Un signe en est que le fond originel, que représente la terre, gagne en puissance selon une même loi d’accélération» (p. 79) qui, une fois de plus, aspire à l’unité planétaire, autrement dit «l’Empire universel» (p. 90), que seuls peut-être, encore, seront capables de ralentir les anarchistes, tels que Jünger les définit (4), à moins qu’eux aussi, comme tout le reste, ne soient balayés par la formidable marée menaçant de tout engloutir, sauf peut-être «un campement d'ontologistes de la guérilla : frappez et fuyez» perpétuant le mode d'existence solaire, violent et éphémère des utopies pirates selon Hakim Bey (5), une poignée de reclus vivant tout là-haut, sur les falaises scintillantes de marbre, comme une dernière Arche altière, d’où la civilisation pourra peut-être renaître.

Note
(1) Ernst Jünger, L’État universel suivi de La mobilisation totale (traduction de l’allemand par Henri Plard et Marc B. Launay, Gallimard, coll. Tel, 1990), p. 113.
(2) Sauf à considérer, bien sûr, que la leçon secrète de la prose de Jünger est différente de son exotérisme de surface, et que les «fils ténus» qui font se mouvoir les marionnettes humaines «restent invisibles» (p. 100).
(3) Optimisme plus d’une fois inscrit dans le texte, comme : «Toute perte de substance, toute évacuation annonce une occupation nouvelle, et tout déclin une métamorphose, un retour» (p. 19).
(4) «L’anarchiste, sous sa forme la plus pure, est celui dont la mémoire remonte le plus loin, jusqu’à des ères préhistoriques, voire prémythiques» et qui croit que «l’homme a rempli dans ces temps lointains sa vocation authentique». «En ce sens poursuit Jünger, l’anarchiste est l’archi-conservateur, l’extrémiste qui cherche à saisir la bénédiction et la malédiction de la société dans leur racine même. Il se distingue du conservateur en ce que son effort s’attache à l’état d’homme en soi, mais non à une classe qui s’est greffée sur lui dans le temps ou l’espace» (p. 85).
(5) Hakim Bey, TAZ. Zone autonome temporaire (traduction de l'anglais par Christine Tréguier, éditions de L’Éclat, 2004), p. 15.

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