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13/07/2022
Souvenirs littéraires de Léon Daudet
Photographie (détail) de Juan Asensio.


Cet âge d’or n’est pas quelque mythique époque où la critique littéraire journalistique, telle que l’illustre Léon Daudet, avec une inventivité dans la méchanceté truculente bien digne d’être comparée aux acrimonies sadiques d’un Barbey et aux cavalcades phénoménales d’un Bloy, où cette critique érigée au rang d’art souverain existait encore en France, pulvérisait les nains de salon, défaisait, d’un trait planté en plein front, la trouille de tel «professeur de lâchage» (il s’agit d’Hanotaux, p. 197),la suffisance de tel ou tel arriviste cocaïno-beigbédien, la bêtise de telle cagole télégénique, de telle demi-mondaine de salle de rédaction arrosées à l’eau déminéralisée de Coulon-sur-Palourde, bref, faisait le contraire même de ce pour quoi ses innombrables collègues étaient payés, «flétrir sans spécifier, besogne ingrate» (p. 179) ; cet âge d’or n’est donc pas l’évidence d’une verve étourdissante, d’une remarquable originalité dans les comparaisons et les métaphores, autrement dit : une langue point tout à fait encore emprisonnée dans sa gangue managériale, volontairement unifiante puisque, de la littérature aux discours médiatiques en passant par la novlangue journalistique et le pidgin des entrepreneurs, c’est tout un. Cet âge d’or que convoque la prose de Léon Daudet, jamais en repos, c’est tout bonnement l’ahurissante mine de souvenirs dans laquelle il ne craint jamais de descendre profondément qui nous en donne un aperçu et, comme tel, nous permet à notre tour de nous aventurer dans une société plus fraîche, non point forcément plus sensible à la beauté mais pas tout à fait capable, alors, de bétonner la bouche des grands témoins saluant la grandeur et ridiculisant la petitesse et la médiocrité se donnant des airs de Huns sous la lune blafarde.
Et, d’abord, pour aérer la pièce sentant si fort le renfermé, il faut s’attaquer aux poudreux moitrinaires, les Renaud Camus et Gabriel Matzneff bientôt centenaires, conservés dans leur délicat maillot soi-mêmiste pour une éternité d’auto-contemplation, patientes limaces qui, autour de la vie, fût-elle la leur, insignifiante, bâtissent un cocon de bave séchée, plus dure que de l’acier : «Nous avons maintenant des faiseurs et des faiseuses de vers qui en pondent des centaines à l’heure, comme des œufs de mouches, qui donnent l’impression qu’ils et qu’elles [Léon Daudet, visiblement, a inventé la tonalité genrée !] pourraient en pondre des milliers, des dizaines, des centaines de milliers. C’est le triomphe de la sauce sur le poisson, du bavardage sur la sensation vraie, de la sensation sur le sentiment, du sentiment sur la pensée. C’est le renchérissement en partant du bas, je veux dire des régions indistinctes et troubles de l’instinct. C’est l’épanchement du moi à jet continu, un pauvre petit moi rabougri, mais plein d’un pâle et intarissable jus de contentement de soi-même. Tout doit passer par la filière de ce moi éternellement ressassé : la Grèce, l’Italie, la vieille France, la Révolution, ses dates anniversaires et aussi la Perse, l’Égypte, l’Inde… et avec ça, madame ?» (p. 213).
Tous ces petits bonhommes qui se reluquent le nombril et bien souvent, avec un Renaud Camus par exemple, le moindre changement de leur périmètre testiculaire, la moindre descente de leur organe préféré (je ne parle évidemment pas de leur cerveau),ou, avec Gabriel Matzneff, le plus discret des grammes qui déparera leur silhouette de vieux faune putrescent rejouant la comédie de l’enfance qu’il s’agira de retrouver fallacieusement en la salissant, tous ces nains bavards, ces paons se mirant dans la moindre surface réfléchissante, sont finalement nés, selon Léon Daudet, avec la pire tare», qui n’est autre que «le manque de joie. Ternes et gris dans la douleur, ils restent ternes et gris dans leurs rêves. Ils refusent tout le temps le sourire féminin, l’héroïsme, le goût du pain, le parfum des fleurs et le chant des oiseaux. Ils disent non à tout le positif de l’existence» (p. 221). Ailleurs, Léon Daudet se penche, avec émotion mais sans nostalgie, sur une époque révolue dont il a conservé pourtant les plus délicats linéaments : «Nous étions jeunes et gais, nous vivions dans une insouciance heureuse, traversée de grandes colères et de justes ressentiments» (p. 341).
Mais cette alacrité de forme et de ton ne peut que plaire aux amateurs de verbe haut, de méchancetés chatoyantes, dont la race dolente s’est à peu près perdue de nos jours, hormis peut-être dans les portraits hargneux de Nabe, et ce n’est vraiment pas l’essence, si je puis dire, du génie de Léon Daudet, aussi protéiforme que puissant mais, surtout, profond, dans sa capacité à cerner le visible, y compris, nous l’avons vu, le plus grotesque et ridicule, d’invisible, qu’il cherchera au fond des consciences, dans le tuf (un mot dont se souviendra Georges Bernanos !, cf. p. 363) des âmes tavelées comme des fruits blets. Ainsi de Charcot, dont nous apprenons que l’un des axiomes était «que la part du songe dans l’être éveillé est bien plus grande encore que celle qu’on reconnaît en constatant qu’elle est immense. Quelle était la part de son mirage à lui ?» (p. 107), se demande ainsi le délicat polémiste. D’un médecin infiniment moins connu que le savant Charcot, nous apprenons qu’il avait «une invincible horreur de ce qui dégrade la créature humaine, un besoin de respirer l’air pur et le parfum des fleurs morales, que j’ai retrouvé au même degré seulement chez Mistral» (p. 135).
C’est le grand sujet, selon Léon Daudet, que n’hésitera pas à explorer, et avec quelle intrépidité, Georges Bernanos qui doit tant à celui qui salua avec fracas son premier roman, c’est le grand sujet que «celui des rapports du physique et du moral, ou mieux de la domination du physique par le moral» (p. 170), occasion d’un nouvel aperçu qui ouvre un jour sur le mur compact de la prose : «L’homme ignore les trois quarts de ses ressources et il meurt sans les avoir employées, comme il meurt sans avoir joué de la centième partie des combinaisons intellectuelles que lui permettrait la souplesse infinie de son cerveau. Nous sommes comparables à des laboureurs qui vivraient sur un hectare de culture, abandonnant cinq cents hectares à la friche» (p. 171).

Devant un Meredith, mais aussi un Thomas De Quincey sur lequel il écrit remarquablement (5), Léon Daudet éprouve «le frisson de la grandeur» (p. 247), puisque seuls les grands parviennent à rendre visible le prodige consistant à nous donner à lire «le peu d’univers permis à la fièvre de l’écolier humain» (p. 295), comme si les grands textes, aux «transmissions et métastases esthétiques [...] infiniment subtiles et variées» (p. 501), comme si les grands écrivains parfois, pouvaient être comparés à des annonciateurs de «grands cataclysmes historiques» eux-mêmes «fréquemment annoncés par des événements scandaleux, dramatiques, sanglants, mystérieux, qui se dressent soudain sur la société, comme de hautes lames annonçant l’orage» (p. 387), comme si grands textes et grandes figures littéraires paraissent «des éléments de pile, des condensateurs d’un genre particulier, des accumulateurs physiques et moraux» (p. 391).
C’est lorsqu’il séjourne en Angleterre que Léon Daudet me semble accéder à une espèce de don de voyance, non pas de l’avenir ou d’un royaume invisible, mais de ce qui l’entoure : «Une autre fois, toujours par un matin doré où le ciel semble tinter comme une richesse, comme un océan de guinées, nous avons vu le réveil tardif des dormeurs «à la pelouse» de Saint James Park» (p. 524). Et c’est aussi lorsqu’il réside en Angleterre qu’il mélange plusieurs ordres de déploiement de la réalité, si je puis m’exprimer aussi maladroitement, rendant transparentes les parois qui d’ordinaire nous empêchent de voir l’harmonie vibratoire de ce qui nous entoure, forant aussi profondément dans le passé que dans l’avenir et, par le biais de cette double focale hallucinatoire, laisse scintiller la pure puissance du spectacle contemplé, rêvé, entrevu, dans le temps de l’écriture, que l’on dirait être un présent éternel : «Dans le Strand enfin, j’ai aperçu Borthwick, hâtant le pas vers un bar qu’il affectionnait et que j’ai cru presque retrouver. Actif directeur du Morning Post, Borthwick – depuis lord Gleanek – avait la silhouette, le parler bref et concis de Magnard, le podestat du Figaro. Ni pour les uns ni pour les autres de ces revenants ne croyez à la moindre hallucination. Les images de ceux qui ont passé demeurent et gravitent autour de nous, comme nous demeurerons et graviterons nous aussi; et le monde extérieur, que nous ne voyons pas, est aussi puissant et concentré que le monde intérieur, que nous voyons. Cela se sent, surtout à Londres, qui est comme la superposition de milliers de foules et de centaines d’individualités, dans un espace immense, mais toujours trop étroit. Qu’un si grand peuple, si rêveur et si actif – si rêveur parce que si actif –, soit allé s’entasser, de cette façon-là, sur les bords de la Tamise, dans un site qui n’a rien de spécialement enchanteur, ni comme climat ni comme position, et y ait fondé ce comptoir de l’univers, dans le passé, le présent et l’avenir, ce conglomérat de labeur, ce carrefour de toutes les diversités de la terre, ce rassemblement de pionniers, de commerçant et de marins, voilà qui annonce des lois souterraines, articulées avec de sourds miracles, et dont nous n’avons pas la moindre idée» (p. 497).
Laissons Léon Daudet conclure cette trop rapide présentation, certes pro Daudeto comme il dit (cf. p. 556), de différents textes qui, chacun, mériteraient une note de belle ampleur, lorsqu’il écrit qu’il ne croit pas «au spiritisme et [aux] histoires de tables tournantes», qui lui ont «toujours fait l’effet de phénomènes d’autosuggestion. Mais il est des sites et des heures où les morts, sous une forme indéterminée, différente de celle de la mémoire, sont particulièrement près de nous. Non pas seulement ceux qui nous sont chers, mais d’autres, que nous n’avons pas connus et dont la pensée flotte autour de nous. D’ailleurs, il doit y avoir des ondes du temps, comme il y a des ondes de l’espace, et certains états, organiques ou moraux, où nous sommes susceptibles de les capter» (p. 551).
Notes
(1) Léon Daudet, Souvenirs littéraires (Le Livre de Poche, 1974), p. 17. Rappelons que ce fort livre de près de 600 pages est composé de plusieurs extraits de volumes de souvenirs comme Fantômes et vivants, Devant la douleur, Au temps de Judas ou encore Vingt-neuf mois d’exil.
(2) «Depuis, je l’ai lu et j’ai retrouvé dans son style de cailloux et d’ornières sèches, où les crottins se donnent des airs d’escarboucles, les impressions pénibles que me procuraient sa présence et ses emportements intempestifs» (p. 24).
(3) «Le porc fit l’effet d’un sanglier. Très peu d’écrivains et de moralistes sauf toutefois Barbey d’Aurevilly et Drumont [sans oublier Bloy !] – signalèrent l’accident, comparable à la rupture d’une conduite d’égout, qu’était cette irruption de boue et de purin dans la littérature française» (p. 55). Notons que Bloy est mentionné une fois dans notre ouvrage, lorsque Daudet affirme que «la misère touche d’assez près la théologie» (p. 476)
(4) Ailleurs, Léon Daudet évoque l’auteur de La Libre Parole comme écrivant «de superbes articles, farcis d’histoire, dans cette tonalité sombre et or qui relève ses meilleures pages» (p. 177).
(5) «C’est un évocateur prodigieux, ce Quincey. En quelques lignes, il restitue l’ambiance romaine ou grecque. Dickens, dans ses romans, a peint une foule d’aspects de Londres, de ses rues, de ses squares, de ses quartiers riches et pauvres. Dans Oxford Street, je ne pense pas à Dickens, je pense à Quincey» (p. 506).