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Bellum Dei : Guerre sainte, martyre et terreur de Philippe Buc, par Francis Moury

Photographie (détail) de Juan Asensio.
Notes de lecture sur Philippe Buc, Guerre sainte, martyre et terreur – Les formes chrétiennes de la violence en Occident (traduit de l'anglais par Jacques Dalarun, éditions Gallimard, coll. NRF-Bibliothèque des histoires, 2017).

«Revêtez-vous de toutes les armes de Dieu, afin de pouvoir tenir ferme contre les ruses du diable. Car nous n'avons pas à lutter contre la chair et le sang, mais contre les dominations, contre les princes de ce monde de ténèbres, contre les esprits méchants dans les lieux célestes. C'est pourquoi, prenez toutes les armes de Dieu, afin de pouvoir résister dans les mauvais jours et tenir ferme après avoir tout surmonté. Tenez donc ferme : ayez à vos reins la vérité pour ceinture; revêtez la cuirasse de la justice.»
Saint Paul, Épitre aux Éphésiens (vers 60 à 61 après Jésus-Christ), versets 6-12 à 6-14, traduction Louis Segond (1910).


«Un prêtre, nommé Pierre Barthélémy, raconta que saint André lui avait montré dans l'église de Saint-Pierre l'endroit où l'on trouverait le fer de la lance qui avait percé le côté de Notre-Seigneur. Il l'avait assuré que ce fer sacré serait pour les croisés un gage certain de leur prochaine délivrance, pourvu qu'ils fissent pénitence de leurs péchés. Ce prêtre offrait de passer au travers d'un feu pour confirmer la vérité de ce qu'il annonçait. Le comte Raymond de Saint-Gilles (1) envoya à la recherche de la lance plusieurs seigneurs, parmi lesquels était Ponce de Balazuc. On creusa à l'endroit indiqué et, après toute une journée de travail, on trouva en effet un fer de lance dont la vue exalta le courage des croisés. Ceux-ci, ranimés par l'évènement, firent une sortie et triomphèrent des Musulmans dans une bataille célèbre. Pendant tout le combat, Raymond des Agiles porta la sainte lance devant Adhémar de Monteil son évêque, ainsi qu'il nous l'apprend lui-même dans son histoire (2). La ville d'Antioche fut délivrée (fin de juin 1098), et l'armée chrétienne put continuer sa marche vers Jérusalem.»
Abbé Fillet, Un chevalier du Vivarais à la première croisade : Ponce de Balazuc (Imprimerie centrale de l'Ardèche, 1895), pages 6 et 7.


Quel est le point commun historique, sur une longue échelle temporelle couvrant la période de l'Ancien Testament à nos jours, entre des faits en apparence aussi hétérogènes que la Guerre de Judas Maccabée, la Guerre des Juifs selon Flavius Josèphe et Tacite au 1er siècle après Jésus-Christ, les martyrs chrétiens puis païens de la période impériale romaine, la première Croisade armée médiévale en Terre sainte de 1096, le procès de Jeanne d'Arc en 1431 puis son procès en réhabilitation en 1456, les guerres de religion anglaises et françaises des années 1550-1700, la Terreur de l'année 1793 durant la Révolution française, la Guerre américaine de Sécession de 1861-1865, les purges staliniennes soviétiques de 1937-1938, les exactions de la Fraction Armée Rouge ouest-allemande entre 1970 et 1980, la première guerre d'invasion américaine de l'Irak en 2003 ?
Fascinante car très ample question dont l'étude fut initiée (voir p. 9) par l'auteur au Maroc en 2001 dans une contribution (écrite en arabe) intitulée Violence et terreur dans la culture chrétienne occidentale puis dans une conférence prononcée à l'École française de Rome en 2003 sur La vengeance de Dieu. Parmi les historiens revendiqués comme inspirateurs valables, durant la rédaction principale du livre à l'université de Stanford puis à celle de Yale, Philippe Buc cite d'emblée, et dans cet ordre : Norman Housley, Jean Flori, Jay Rubinstein, Gerard E. Caspary, Denis Crouzet. De tous, c'est Caspary qui semble son mentor : ce dernier avait été, en 1979 à l'université de Berkeley, l'auteur d'une étude sur les relations de la politique et de l'exégèse chez Origène.
Philippe Buc utilise, pour y répondre, deux types de sources. Les sources primaires sont la patristique grecque et latine, les mémoires médiévaux, les minutes de procès, les articles de journaux, les libelles et les pamphlets, les entretiens, les discours, les correspondances. Les sources secondaires sont les thèses et mémoires universitaires, les livres, les articles de revues ayant tenté de ramener cette diversité historique à l'unité théorique. Philippe Buc prévient le lecteur que sources primaires et secondaires, distinguées pour la forme par une dichotomie bibliographique en fin de volume, se recoupent cependant parfois inévitablement : saint Paul, saint Augustin ou bien encore Tertullien sont, de toute évidence, parties prenantes sur les deux plans, historiques et théoriques.
Philippe Buc met, en outre, en garde contre une méprise possible du lecteur : le sujet sélectionné n'épuise pas la matière dans la mesure où il aurait pu choisir d'étudier les formes chrétiennes du pacifisme en Occident, non moins prégnantes et avérées que les formes chrétiennes de la violence en Occident. Dans la mesure aussi où toutes les violences historiquement repérables en Occident n'ont pas leur source unique dans le christianisme : autre évidence qui allait sans dire mais qui va mieux en la disant. Cette face sombre et tourmentée de la religion n'annule ni ne remplace donc sa face lumineuse et paisible : le lecteur doit avoir conscience que toutes deux existèrent et existent encore simultanément. Cette double face présume d'une possible dialectique philosophique dans l'interprétation du phénomène religieux, dialectique au sens le plus étymologique du terme, à savoir celui de la science des contraires (la tension théologique entre l'ancien et le nouveau, entre la lettre et l'esprit, entre la guerre et la paix, entre l'élection singulière et l'universalisme, entre l'idée de contrainte et celle de liberté) mais aussi (c'est moi qui l'ajoute car Philippe Buc ne lui accorde pas assez de place à mon goût) dialectique au sens moderne hégélien puisque G.W.F. Hegel fut peut-être le premier philosophe occidental à pleinement penser l'ambivalence du sacré avant même qu'elle soit, par la suite, confirmée par les travaux sur les religions primitives étudiées sociologiquement et psychologiquement par Frazer, Freud, Lévy-Bruhl, Mauss, Durkheim ou bien encore, plus près de nous, Mircea Eliade et Roger Caillois. Qu'on se souvienne que Roger Caillois faisait, dès 1950, de cette ambivalence une des caractéristiques essentielles du sacré (3), On sait aussi que le sacré est souvent doté, dans les religions primitives ou archaïques comme dans les religions monothéistes plus récentes, d'une charge ambivalente, source de vie mais aussi dispensatrice de mort. Elle est ici symbolisée très concrètement et historiquement par l'ambivalence du martyre qui perdure depuis la Rome antique en passant par la Guerre de Sécession jusqu'aux purges staliniennes en apparences purement athées mais, si j'ose dire, martyrologiquement comme structurellement influencées par le martyre chrétien antique : victime offerte à Dieu mais aussi victime permettant de déclencher la vengeance divine sur ses bourreaux, voire d'anticiper l'Apocalypse selon saint Jean. Les démonstrations sont souples, nuancées, parfois inattendues et toujours admirablement étayées.
Un exemple permet d'ailleurs de s'en rendre compte, sans pour autant verser dans le plus niais des relativismes. L'écrivain espagnol catholique Juan Ginès de Sepulveda (1490-1573) justifia les guerres menées par les conquérants espagnols contre les peuples primitifs américains par plusieurs arguments (p. 368), d'ailleurs inévitablement repris plus tard partiellement par les colons protestants de la Nouvelle Angleterre. Outre les attaques régulièrement atroces dont étaient victimes les colonisateurs, outre les blasphèmes occasionnels dont se rendaient coupables les colonisés, des cas avérés de cannibalisme et de sacrifices humains avaient été constatés; le christianisme devait donc y mettre fin, d'une manière (paisible) ou d'une autre (armée). La conscience morale occidentale contemporaine, ainsi que Philippe Buc le signale (aussi p. 368), n'approuverait probablement pas aujourd'hui l'idée qu'il faille faire la guerre pour une raison religieuse mais elle prendrait certainement en considération l'idée qu'il faille faire la guerre pour supprimer le cannibalisme. La conception médiévale de la loi naturelle (et de son contenu conceptuel) n'est, alors, plus tout à fait une étrangère pour la diplomatie internationale contemporaine : il y a une curieuse continuité dont les solutions formelles sont méticuleusement relevées.
En somme, de l'histoire religieuse à l'histoire des religions puis à la philosophie de la religion, la conséquence existe et le dialogue entre disciplines s'avère enrichissant. Un tel livre fait regretter que l'auteur ait fait l'impasse sur les «religions politiques» (sic) du vingtième siècle que sont, aux yeux d'un certain nombre de ses confrères, le nazisme, le fascisme et le communisme mais il s'en justifie (à la page 78). Sur le plan strictement philosophique, Philippe Buc adopte une sorte de néo-kantisme renonçant à l'explication causale pour se concentrer sur les formes des phénomènes. Les thèses, sinon étiologiques du moins partiellement explicatives de Sigmund Freud (4) ne sont même pas évoquées mais celles de René Girard, de Max Weber, d'Ernst Kantorowicz, de Michel Foucault et d'autres sont citées, parfois rapidement mais justement écartées (Foucault, p. 23). Globalement, Buc se veut modeste : il n'est ni G.W.F. Hegel ni Auguste Comte qui pensaient, l'un comme l'autre, détenir la clé permettant de comprendre les causes de l'histoire. Ce qui l'intéresse, c'est plutôt de fournir au lecteur contemporain les clés lui permettant de comprendre la manière dont les hommes passés ont eux-mêmes envisagé le sens de leur action.
Passons à l'aspect matériel du livre. Cette traduction française diffère de l'édition originale américaine et de sa traduction allemande de deux manières. Elle est dénuée de son «lourd apparat critique de notes» (sic) bibliographiques de bas de page (apparat bien évidemment publié dans l'édition américaine originale Holy War, Martyrdom and Terror. Christianity, Violence and the West (Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 2015) et dans sa traduction allemande Heiliger Krieg (Darmstadt, Wissenchaftliche Buchgesellchaft, 2015) mais elle est munie d'une Postface inédite (pp. 449 à 465) proposant «quelques réflexions préliminaires d'histoire comparée sur violence et religion, entre Byzance, l'Islam, le Japon et le Mexique précolombien (5). Elles visent à faire ressortir par contraste les spécificités du monde que le corps du livre explore, chrétiennes comme postchrétiennes». Je recommande évidemment les intéressantes pages sur l'Islam (454 à 458) qui sont d'une actualité brûlante et celles non moins passionnantes sur le bouddhisme japonais qui connut au moins une école, celle du moine médiéval Nichiren (1222 à 1282), prônant l'étude de la sagesse et la lutte armée pour la faire appliquer par la force. Byzance est un cas intéressant : ce rameau de l'arbre catholique ne fut pas violent comme le furent les autres branches du même arbre. Philippe Buc tente d'expliquer pourquoi. Le cas du Mexique précolombien qui occupe les dernières pages me semble totalement différent des précédents et, en cela, pas tout à fait à sa place car il relève en effet de la mentalité primitive que Jean Cazeneuve (disciple de Lucien Lévy-Bruhl dont il résuma soigneusement la pensée) préférait dénommer mentalité archaïque (6).
La question qui se pose n'est pas tant de savoir si le lecteur français appréciera de disposer d'une postface inédite de quinze pages (munie pour sa part, enfin, de ses riches et précises notes bibliographiques de bas de page, faisant ainsi davantage regretter l’absence de ces mêmes notes dans les sections précédentes) que celle de savoir comment Philippe Buc, professeur français enseignant dans les universités américaines et européennes les plus prestigieuses (Stanford, Yale, Vienne, etc.) a osé accepter que la Bibliothèque des Histoires fournisse aux étudiants français une édition amputée de son apparat critique. En quoi le «pari éditorial» (p. 7) de Pierre Nora, le directeur de la Bibliothèque des histoires, d'offrir une édition allégée se justifie-t-il ? S'imagine-t-on que pour habiller Paul (un éventuel et mythique grand public cultivé ou curieux) il faille déshabiller Pierre (le très réel public universitaire, premier destinataire naturel d'un tel livre) ?
La conséquence étant que, lorsque Buc cite saint Augustin – et il le cite assez souvent : c'est même un des auteurs les plus évoqués, ainsi qu'en témoigne l'index des noms cités, p. 530 – le lecteur doit se reporter à la bibliographie pour deviner, entre les différents titres de saint Augustin qui s'y trouvent rangés comme «source primaires», de quelle page de quel texte précis peut bien provenir la citation qu'il vient de lire : du De Doctrina christiana, du De Genesi ad litteram libri duodecim, du Enarratio in Psalmos, des Scripta contra Donatistas, d'un autre titre parmi la dizaine mentionnée ? Mystère ! En l'état, sur le plan universitaire, ce livre est donc – je le dis à regret mais avec la plus grande fermeté – inutilisable tant pour l'étudiant français que pour le professeur français qui devront se reporter systématiquement à son édition américaine ou allemande s'ils veulent connaître précisément l'origine des nombreuses citations qui enrichissent constamment ce texte passionnant. Inutile de dire que ni Jacques Le Goff ni Georges Dumézil, tous deux cités avec admiration par Philippe Buc parmi les auteurs publiés en Bibliothèque des histoires et en Bibliothèque des idées à la NRF, n'auraient approuvé une telle mutilation. J’espère sincèrement qu’une nouvelle édition, rétablissant les notes de bas de page, verra le jour.
La bibliographie, intégralement conservée (frissonnons tout de même rétrospectivement en songeant qu'elle était, si on tient compte de la même logique éditoriale, passible d'un allègement) est riche et mentionne des manuscrits de la Bibliothèque nationale de France. Certaines de ces mentions ne sont cependant, sur le plan bibliographique francophone, pas à jour. L'auteur cite, par exemple, le Manuel de l'inquisiteur de Bernard Gui (1261-1331) dans une édition du texte latin parue en 1886 alors que nous disposons depuis 1926 de l'excellente édition critique du texte latin avec traduction française, apparat critique, présentation et notes de G. Mollat et G. Drioux, d'abord éditée en deux volumes chez Champion puis reprise en un seul volume aux éditions Les Belles lettres (collection Classiques de l'histoire de France au Moyen Âge, dernier tirage 2012). Même chose pour saint Augustin dont les livres sont cités d'après d'obscures éditions allemandes ou autrichiennes du texte latin alors qu'il existe depuis 1933 une Bibliothèque augustinienne francophone munie d'excellentes éditions critiques (texte latin + traduction française, introduction, variantes et notes) publiée par l'Institut d'études augustiniennes, actuellement éditée chez Brepols et dont le site est consultable ici.
L'index des noms cités est riche, globalement fiable et bien établi mais parfois lacunaire et, dans deux cas au moins, partiellement erroné. Certains noms cités dans le livre n'y figurent pas alors qu'ils le devraient ou bien l'index fournit certaines pages où le nom est cité mais n'en fournit pas certaines autres où il l'est pourtant. Voici quelques exemples : Christine de Pizan citée p. 289 ne figure pas dans l'index; idem pour Dante pourtant cité p. 132 ainsi que pour Lactance pourtant cité p. 337, le curieux témoin Phinéas pourtant cité p. 189, l'historien allemand Ernst Troeltsch pourtant cité p. 319 (d'une manière qui me semble un peu légère sur le plan théorique : sa position méritait d'être discutée plus amplement). L'historien américain Michael Gaddis est, pour sa part, cité (p. 149) et bien référencé dans l'index mais sa référence lui confère (p. 533) le faux prénom de «John» alors que la bibliographie lui restitue (p. 502) son correct prénom Michael ! Même configuration pour Joseph-François Michaud (1767-1839) correctement nommé dans la bibliographie mais rebaptisé «Jean-François» Michaud (p. 410) dans le corps du livre et ainsi référencé dans son index des noms (p. 536) ! (7) Le reste est impeccable.

Notes
1) Raymond IV, comte de saint Gilles et de Toulouse, commandait fin octobre 1096 l'armée d'environ 100 000 soldats, levée par l'évêque du Puy Adhémar de Monteil, prenant acte des prêches du pape Urbain II environ un an plus tôt.
2) Raymond des Agiles (ou d'Aguilers), Historia Francorum qui ceperunt Hierusalem éditée par Migne in Patrologie latine, CLV, 591. Il était le chapelain du comte Raymond de saint Gilles avec qui il ne faut évidemment pas le confondre. Il existe une belle édition critique bilingue d'un autre témoin, un chevalier italien rallié aux troupes de Bohémond de Tarente, à savoir Histoire anonyme de la première croisade [Gesta Francorum et aliorum Hierosolimitanorum] (1096-1099), présentation, édition latine et traduction française par Louis Bréhier (éditions Les Belles lettres, Classiques de l'histoire de France au Moyen Âge, dernier tirage 2007).
3) Roger Caillois, L'Homme et le sacré (éditions Gallimard, NRF, 1950).
4) Philippe Buc aurait dû au moins citer, dans son chapitre 3 intitulé Folie, martyre et terreur, la célèbre étude freudienne de psychanalyse appliquée sur Une névrose démoniaque au dix-septième siècle (initialement parue dans Imago, tome IX, fascicule 1, Vienne et Leipzig 1923) traduite par Marie Bonaparte dès 1927, traduction revue et approuvée par Freud lui-même, puis reprise dans Freud, Essais de psychanalyse appliquée (éditions Gallimard, NRF, 1933 puis collection Idées Gallimard, 1971). Cette lacune est difficilement excusable.
5) En somme, Philippe Buc retrouve in extremis le thème ethnographique qui était au cœur de l'étude anthropologique si célèbre de Georges Bataille, La Part maudite (éditions de Minuit, 1949 puis réédition posthume augmentée, 1967).
6) Jean Cazeneuve, La Mentalité archaïque (éditions Armand Colin, 1961).
7) J'en profite pour signaler que l'ahurissante coquille «Victor Deblos» dans la bibliographie finale de mon Introduction à la philosophie des sciences d'Émile Meyerson (1859-1933) n'est, évidemment, pas de mon fait : il faut lire Victor Delbos, l'un des trois grands Victor de l'histoire française de la philosophie et de l'histoire de la philosophie française tout autant, avec Victor Cousin et Victor Brochard.

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09/05/2019 | Lien permanent

L’humanisme classique de Michel Desgranges ou l’actualité des Belles Lettres, par Francis Moury

Giovanni Bellini, Portrait d'un humaniste, 1475-80
«La tendance générale de ces intellectuels, en marge de la vie comme les Cyniques ou les premiers Stoïciens, ou soucieux de préparer une autre vie, comme les fils de Pythagore ou de Platon, elle est fort bien marquée dans ce court dialogue, plus dense que les longues dissertations : - Marié, pourrai-je philosopher ? demande un jeune homme à Platon qui répond :- Incapable de te sauver seul, tu voudrais sauver une femme sur tes épaules ?Le célibat, aux temps classiques, paraissait la meilleure solution, pour un «clerc» désireux de privilégier la vie de l’esprit, de se consacrer à la méditation. Mais dès les premiers siècles de l’ère chrétienne, les positions ont nettement changé, du moins dans le monde païen.»Félix Buffière, Éros adolescent – La pédérastie dans la Grèce antique, Livre III Éros chez les philosophes : apologies, condamnations, § 29, 3 (Les Belles Lettres, coll. Études anciennes, série grecque volume n°132, 1980, réimpression 2007), p. 503.
«Le droit de juger subsistait encore; mais il fallait le gagner. Coleridge a pour sa part abondamment fourni l’effort, réalisé la discipline dignes de cette autonomie. Cela lui fut-il compté au titre de la catharsis, sur la voie de l’extase unifiante où Plotin atteignit quatre fois seulement pendant les six années passées près de lui par son biographe Porphyre ? Lui seul pourrait nous le dire.»Germain d’Hangest, Vingt-cinq poèmes de S.T. Coleridge, éd. bilingue avec introduction et notes (Aubier-Montaigne, s.d.), p. 46.«[...] La vie de Coleridge illustrerait la maxime romaine qui fonde sur la santé du corps celle de l’esprit, et sur leur union le bonheur même, si le poète ne l’avait trouvé enfin loin de chacune d’elles.»Germain d’Hangest, Poèmes romantiques anglais : Wordsworth, Coleridge, Shelley (Librairie Hachette, 1944), p. 96.«[...] Un beau matin d’hiver, l’idée me vint que je serais peut-être capable d’attirer l’attention d’éventuels lecteurs (et lectrices) sur certains livres d’abord austère en en parlant, non sous la forme d’un compte rendu ou d’un rhétorique éloge, mais en y puisant quelque anecdote exemplaire, leçon inattendue, pensée iconoclaste, les possibilités de cueillette étaient immenses, ne me restait qu’à lier ces fruits du savoir par un assaisonnement de mon cru, ainsi naquirent ces chroniques, qu’une technologie récente et binaire fit diffuser à peu de frais, et hedbomadairement. Ce volume permet aux chroniques écrites de l’hiver 2005 à la fin 2006 d’échapper à l’édition informatique pour rejoindre le confort du papier [...].»Michel Desgranges, Chroniques des Belles Lettres 2005-2006 (Les Belles Lettres, 2007), p. IX.Les ignares sont toujours surpris qu’on soit cultivé. Ils sont toujours surpris que pour l’homme cultivé, la vie soit la culture et que la culture soit la vie, qu’elles s’alimentent voire se confondent toutes deux en une union étroite et indissoluble. De la surprise à la suspicion, puis à la colère voire à la haine, il n’y a qu’une différence de degré dont des écoles de pensée aussi diverses que les Cyniques ou les Stoïciens de l’antiquité, les Romantiques anglais ou français du XIXe siècle, ont eu une conscience claire et lucide. Ainsi l’homme cultivé, d’une culture authentiquement classique au sens occidental du terme – celle qui connaît, pour les avoir étudiées, les productions culturelles des temps primitifs, antiques, modernes et contemporains des divers continents – est fondamentalement un étranger parmi ses concitoyens. Je suis d’ailleurs : H.P. Lovecraft ! Il est toujours d’ailleurs alors que ceux-là s’obstinent à être, ici et maintenant, de leurs temps. Et il est toujours d’ailleurs parce qu’il est de tous les temps et de tous les espaces : l’homme cultivé est contemporain de Platon (et des mythes de Platon) comme de Nietzsche (et des mythes de Nietzsche) ou de Régis Debray. Il vit en Grèce antique, en Allemagne, en France, il écrit sur un parchemin aussi bien que sur du papier ou sur un écran immatériel. «Je suis toujours et partout» ! Dans une caverne, au sommet d’une montagne, dans une prison, dans un appartement parisien. Sa matière très faustienne est l’esprit, et son esprit peut s’inscrire sur n’importe quelle matière. L’esprit, le savoir, la connaissance sont ses formes permanentes : leurs supports sont, à ses yeux, des contingences : le contraire de l’hégélianisme, en somme, serait l’humanisme. Pas si sûr d’ailleurs puisque ces supports sont des contingences charmantes, aimables, mais aussi dotées d’une haute valeur historique et signifiante, plus insidieusement qu’on pourrait le croire. En voici une étrange preuve.Il existait («Dicunt, narrant, tradunt…») une inquiétante théorie esthétique en vogue dans les années 1980, notamment chez les intellectuels fourvoyés dans la publicité. Elle énonçait qu’il ne servait à rien de lire un livre. Pour saisir son propos, sa vérité, avoir une intuition immédiate de son contenu, il suffisait d’observer d’un œil rapide mais rompu tout de même à l’exercice, sa couverture, les catégories de polices de caractères utilisées, sa mise en page, le découpage de sa table des matières, la répartition spatiale des paragraphes, et aussi, bien sûr, l’illustration ou l’absence d’illustration de la première de couverture. L’aspect extérieur du livre déterminait en somme a priori son contenu ! Une faculté esthétique sophistiquée, située au carrefour de l’intuition et de l’entendement, capable de lier d’une certaine manière l’a priori et l’a posteriori pour en tirer une étrange connaissance. Une connaissance d’un nouveau genre anéantissant la connaissance traditionnelle, son moyen traditionnel (la lecture) pour lui substituer une intuition-expérience plus rapide et plus profonde, et… profondément désabusée ?Il y avait bien quelque chose de cette théorie qui ne disait pas son nom théorique – fut-elle jamais réellement formalisée autrement que par connivences, clins d’œils, rires, sourires entendus, d’une manière fugitive ? – lorsque notre grand professeur Barnoin, à Louis-le-Grand, nous avait dit en 1978-1979 : «Oui, les livres de philosophie sont d’une apparence triste : une couleur grise, du gris foncé même, les collections B.H.P. et B.T.P. chez Vrin… et aussi les collections des PUF… l’apparence et le prix élevé : tout vous dissuade donc d’avance de vouloir vous y aventurer»…Précisément : la dissuasion est une noble chose. Seuls les meilleurs osent s’aventurer sur un terrain en apparence hostile. Les aires sacrées des temps primitifs étaient protégées par des prodiges, du brouillard, des délimitations sensorielles, rituelles, légales afin de le demeurer. Rudolph Otto, Roger Caillois, Georges Bataille, Georges Dumézil, Marcel Mauss l’ont expliqué : ils ont médité là-dessus après avoir rassemblé les matériaux scientifiques nécessaire à toute méditation ! Expérience et connaissance. Je répète inlassablement leurs noms à la manière d'une exhortation, comme le commissaire-priseur, lors de la vente de la collection de Jean-Pierre Dionnet l’autre lundi à Drouot, les répétait lui-même :- Rome !… Rome !!…. Rome !!!Il voulait ainsi faire monter les enchères des affiches et affichettes des plus beaux péplums du Second âge d’or du cinéma italien (je m’honore d’en connaître les bornes et de pouvoir les discuter éventuellement) et constatait savoureusement – voire cyniquement – l’effet produit. Effet qui était d’ailleurs presque nul puisque presque tous ceux qui savaient déjà, n’avaient pas l’argent et que presque tous ceux qui ne savaient pas, avaient l’argent ! On parle donc pour une fraction infime des hommes lorsqu’on parle pour dire quelque chose ? C’est très bien et cela sera toujours ainsi : on n’y peut rien. Seuls les naïfs croient le contraire.L’idée que l’intelligible puisse être réduit au sensible est une perversion. Mais l’idée qu’il y ait de l’intelligible dans le sensible n’est pas bête. La beauté des livres édités par des éditeurs tels que Vrin, les Félix Alcan devenu les PUF, Payot, Aubier, Corti, Gallimard ou Les Belles Lettres, provient aussi de la rigueur de leur couverture, de leur sobre dépouillement, témoin esthétique des valeurs promues par leur contenu. Les fins de siècle sont baroques, décadentes : le classicisme y devient incompris. La perversion ultime, durant une fin de siècle, est toujours d’être un classique. Revenir au classicisme est en revanche toujours une évidence à chaque début de siècle. Éthique et esthétique de la perversion de Janine Chasseguet-Smirgel, paru en 1984 aux Éditions du Champ Vallon, collection L’or d’Atalante… : l’avez-vous lu ? Ça vaut le coup d’être lu, bien sûr ! Après les fantômes du passé les plus sophistiqués et les plus obscurs, un peu de clarté ! On se souvient de l’anecdote de cet intellectuel français du XIXe siècle qui avait réclamé, à l’article de la mort, une lecture d’un fragment des Nouveaux lundis pour «entendre quelque chose de clair».Il y a bien des points communs entre l’idée intuitive ou l’intuition intellectuelle qui permet la genèse poétique chez Coleridge, la philosophie en acte chez les «érastes» et les «éramènes» de la Grèce antique – l’un des grands mérites du livre est de distinguer immédiatement entre l’homosexualité et la pédérastie : distinction fondamentale que le vulgaire ne connaît pas et dont il n’aura jamais cure – tels qu’ils sont admirablement décrits par Félix Buffière depuis les temps pré-homériques à l’antiquité tardive, et l’idée d’une présentation sélective des classiques de l’humanisme qui soit pourtant dénuée de tout appareil rhétorique dans les chroniques de Michel Desgranges. Lorsqu’en 1976 je lisais, adolescent solitaire et émerveillé, l’austère catalogue des Belles Lettres, orné de son énigmatique chouette d’Athéna – c’est la nuit qu’elle prend son envol, l’oiseau de Minerve, nous rappelle Hegel ! – je n'aurais pas cru que trente ans plus tard le Président de son Conseil de surveillance m’enverrait chaque semaine sur mon ordinateur, une chronique ornée de cette même belle chouette. Je fais donc partie des 15 000 lecteurs sélectionnés qui la reçoivent chaque semaine. Un plaisir à présent régulier dont l’interruption me ferait ressentir un manque, le sentiment qu’une famille a disparu, qui était constituée par cette réception et cette lecture. C’est par les actes – l’histoire de la noblesse l’a toujours manifesté dans les différentes civilisations – que l’élite se constitue : émettre et recevoir de telles chroniques constitue un acte qui manifeste l’existence d’une élite à laquelle il faut souhaiter s’agréger.Sans doute, certaines des chroniques de Desgranges me laissent totalement froid : Pierre-Vidal Naquet, par exemple, m’a toujours semblé peu excitant intellectuellement. Peut-être parce que j’ai lu en 1975 le beau livre de Jean-Pierre Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs, et notamment son paragraphe intitulé Espace et organisation politique en Grèce ancienne (éd. François Maspéro, tome I coll. P.C.M., 1965, pp. 207-229) qui reprenait une partie des thèses et en critiquait en profondeur certaines autres issues précisément du livre de Pierre Lévêque et Pierre Vidal-Naquet, Clisthène l’Athénien, paru aux Belles Lettres l’année d’avant ? Il me semblait à mes yeux rigoureux d’adolescent que c’était Vernant qui tirait les marrons du feu allumé par Lévêque et Vidal-Naquet. Peut-être aussi parce que le livre le plus faible de Jean-Pierre Vernant est Mythe et tragédie en Grèce ancienne qu’il écrivit en collaboration avec Vidal-Naquet ? Bref, passons sur ce lassant terrain de la critique, si aisée alors que l’art est si difficile… D’autres chroniques sont régulièrement suggestives : n’est-ce pas à propos d’un texte où Desgranges parlait de l’inquisition médiévale que nous avions fait connaissance ? J’avais découvert à cette occasion que Michel Desgranges est un fervent de la Hammer films et qu’il aime, tout comme moi, The Witchfinder General / The Conqueror Worm [Le Grand inquisiteur] (G.-B., 1968) de Michael Reeves. Aller au bistrot avec Jean-Paul Sartre ou Maurice Merleau-Ponty et apprécier la «série Edgar Poe» de Roger Corman : mon parrain le docteur Francis Pasche m’avait donné le premier l’exemple de telles associations humanistes. Aller au bistrot avec Pierre Grimal, apprécier un Hammer Film de Terence Fisher ou un Tigon Picture de Michael Reeves autant qu’un Film A.B.C. réalisé par Jean Rollin, et aimer aussi bien Frontin que Minucius Felix ou Hésiode que Philippe Muray : Michel Desgranges m’en donne un nouvel exemple, plus tardif mais non moins sympathique. Et quels plus beaux exemples que ceux-ci ! Quelle autre présentation que celle rédigée par Desgranges pourrait me recommander de lire un traité d’arpentage antique et de le considérer avec le même intérêt qu’un texte fondateur de Platon ou d’Épictète ? Je fais allusion à la dernière chronique reçue vendredi par courriel. Depuis que je l’ai lue, je songe sérieusement à ne pas me contenter de l’extrait et de son commentaire, déjà riches.Desgranges a vécu et il est âgé : il est retiré à la campagne, en compagnie de ses cigarettes qu’il maintient vouloir fumer (nous avons pour notre part renoncé à la cigarette volontairement à la suite d’un vœu prononcé à Bangkok sur l’injonction d’une personne qui nous le demandait et nous y sommes tenus victorieusement), de ses livres, des arbres qu’il décrit avec un feu stylistique tout bachelardien, et parfois tout aussi rêveur. Il apparaît souvent désabusé : conséquence normale d’une vie bien remplie même si le philosophe Martial Guéroult assurait, pour nous en consoler théoriquement, que l’histoire de la philosophie est capable de représenter a priori toutes les éventualités que l’histoire réalise… ou non. Desgranges n’a pourtant rien perdu de la flamme initiale spécifique qui l’a fait défendre les belles lettres au désormais double sens (la société d’édition créée pour remettre la France au niveau de l’Angleterre et de l’Allemagne en matière de philologie / la littérature) du terme. Ces Belles Lettres dont nous avions récupéré – le lecteur s’en souvient peut-être car nous avions évoqué ce fait d’arme ici même vers 2004 – alors qu’ils traînaient dans un ruisseau d’une Porte de Paris environné par les pires voyous et les plus immondes clochards jamais vus dans une rue parisienne, bref entourés de barbares presque semblables, le panache guerrier et conquérant de la force brutale en moins, à ceux visibles dans le si beau Attila, fléau de Dieu (Ital.-France 1954) de Pietro Francisci, presque dix années (1954-1965 circa) de Bulletin de l’Association Guillaume Budé et de son supplément, les Lettres d’humanité ! Les critiques des milieux de l’édition par Desgranges dans l’une de ses plus succulentes chroniques (celle où il raconte son adoubement par une égérie féminine de ce milieu totalement tombée dans l’oubli ou totalement vouée à y tomber dans un proche avenir : l’oubli atteint les auteurs et il atteint de toute évidence bien davantage encore les éditeurs à moins qu’ils n’écrivent eux-même quelque chose) sont de belles leçons de sincérité et de regards posés sur la vie qui fut la sienne. Une vie vouée d’abord anonymement au service de la connaissance puis transmuée récemment au service du dialogue comme source de connaissance.Ces présentations de Desgranges sont un peu nos nouveaux dialogues socratiques dans la mesure où ils ne sont justement pas platoniciens : Desgranges apprécie Platon écrivain mais se méfie – et il a raison de s’en méfier : il est si séduisant ! – du philosophe. Des dialogues médiatisés par une volonté éditoriale à propos de livres ne peuvent être que de riches dialogues. Ils sont un peu une résurrection de la Grèce antique des dialogues : Desgranges dialogue à chaque chronique avec un ou deux livres édités par les Belles Lettres et nous envoie ce dialogue, qui peut à son tour, comme ce fut notre cas, devenir source de dialogue puisqu’il est possible de répondre par courriel à Desgranges sur chacune de ses chroniques. Cette interactivité est impossible avec le livre, qui en demeure la trace inerte. De ce point de vue, Internet restitue à l’écrit quelque chose de l’action magique de la parole, action si souvent vantée par Platon, au demeurant.Coleridge que nous relisons, et sur qui nous relisons en ce moment la monumentale introduction en forme de méditation serrée sur la vie et l’œuvre rédigée par l’excellent Inspecteur général de l’Instruction publique Germain d’Hangest, aurait certainement aimé Internet. Son «vieux marin» aurait certainement navigué sur le Web, il aurait passionnément commenté la réédition du beau film de Michael Carreras, The Lost Continent [Le Peuple des abîmes] dont une partie est évidemment inspirée par William Hope Hodgson, lui-même inspiré par le génial Rime of the Ancient Mariner de Coleridge. Peut-être même Coleridge, ou son fantôme constatant avec plaisir et en authentique ami de la France qu’il fut, la saine émulation qui règne en ce début de XXIe siècle sur notre vie intellectuelle, aurait-il établi un lien à l’occasion d’une causerie par courriels, sur son «blog» – nous songeons à créer le nôtre mais Juan ayant la patience de nous héberger, nous reculons le moment technique de sauter le pas – entre nos récents Éléments succincts pour une théologie juridique et politique de l’union homosexuelle et transexuelle, ceux éventuellement fournis par Buffière dans sa monumentale thèse – assortie de l’appareil bibliographique et des outils d’indexations nécessaires à tout chercheur ou honnête homme cultivé ! Desgranges pense, discute, combat ou admire en homme libre les livres qu’il choisit de présenter et ne représente aucune chapelle particulière. Il dialogue librement avec des morts et des vivants. Ce faisant, Desgranges renouvelle le genre, prouvant son éternel mouvement – sa vie – par son imitation, et du même coup renouvelant son modèle.PS : j’ai voulu non seulement apporter quelques lumières sur l’actualité des Belles Lettres, mais aussi poursuivre une réflexion antérieure en signalant un ouvrage (celui de Buffière) utile à sa compréhension profonde. Et puis j’ai encore souhaité consoler Desgranges et me consoler moi-même lorsque j’ai lu, le 28 septembre 2007, ces lignes toutes stoïciennes et cyniques à la fois, que seule une longue fréquentation avec les penseurs originaux peut engendrer : «La force de vente a omis de placer en librairie, à l'exception de quelques exemplaires destinés à être cachés au fond de rayons négligés, un livre qui paraît ce jour, et dont j'observe le destin commercial avec une curiosité distante, et un certain soulagement : ce livre venu au monde dans la clandestinité, et ainsi condamné à disparaître avec la rapidité du guépard galopant, c'est mon livre, dont je trouve ainsi un bon prétexte pour ne rien dire.»Je sais que d’autres l’ont consolé depuis en écrivant des comptes rendus sympathiques sur ses Chroniques des Belles-Lettres 2005-2006 mais chaque consolation étant unique, je lui dédie bien volontiers celle-ci qui présente l’originalité d’être intégrée dans un flux et une histoire où elle est – en tout cas je l’espère ! – en bonne compagnie. «On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve» comme disait Héraclite. Et aller voir Le Grand inquisiteur en VF au Brady ou à la Cinémathèque de la rue d’Ulm en VOSTF, ce n’était pas non plus voir le même film bien que ce fût le même film. En somme, un vieux thème de réflexion philosophique (celui du même et de l’autre qui nourrit l’histoire de la pensée des Présocratiques à Vincent Descombes) s’applique aussi à notre recension du livre de Desgranges : nous savons qu’il se méfie de la philosophie et cette méfiance nous semble saine. Mais nous savons qu’il s’intéresse au temps, et aux objets qui permettent de le dénombrer, de le mesurer : c’est la preuve d’un esprit philosophique certain. Le combat contre le temps est le seul sujet digne d’un écrivain : Lovecraft a écrit cela. La méfiance de Desgranges envers la psychanalyse et envers le philosophe précis que fut Martin Heidegger nous semble, en revanche, bien sujette à critique. On s’en console en songeant qu’un humaniste qui n’offrirait aucune prise à la critique serait un saint et que Desgranges n’en est pas un… Dieu merci!

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05/11/2007 | Lien permanent

2001 : l'odyssée de l'espace de Stanley Kubrick, par Francis Moury

4013428117.jpgCritiques cinématographiques de Francis Moury parues dans la Zone.





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2001 : l’odyssée de l’espace [2001 : A Space Odyssey] (États-Unis, 1968) de Stanley Kubrick est sa seule contribution à la science-fiction cinématographique puisque Shining (États-Unis, 1980) appartient pour sa part au fantastique. La surprise n’était, certes, pas totale pour le spécialiste de science-fiction. Les deux thèmes principaux du film, à savoir l'existence d'une intelligence extra-terrestre d'une part, la conquête spatiale d'autre part, avaient déjà été traités par la science-fiction au cinéma et en littérature. En outre, l’histoire contemporaine du cinéma a formellement identifié, concernant 2001, un certain nombre de sources plastiques directes : En route vers les étoiles (U.R.S.S., 1958) de Pavel Klushantsev, Universe (Canada, 1960) de Roman Kroitor et Colin Low, d'autres titres encore dont certaines images furent reprises, parfois par plan ou détails de plans, par Kubrick dans 2001. En outre, la même année, sortait le très réaliste du point de vue technique, au point d’en être prémonitoire, Les Naufragés de l’espace [Marooned] (États-Unis, 1968) de John Sturges. Quant à la séquence préhistorique avec ses acteurs humains déguisés en singes anthropoïdes, elle est remarquable mais strictement contemporaine de la première adaptation cinéma de La Planète des singes (États-Unis, 1968) de F. J. Schaffner d'après le roman de Pierre Boule, dotée d'un maquillage tout aussi réussi.
L’originalité de 2001 est pourtant patente en raison de l'intellectualisme revendiqué de son scénario et de l'intelligence de sa syntaxe, mais aussi par l'ampleur budgétaire et le soin scientifique apporté à la prospective et au design. Il s’ouvre sous les auspices sonores du poème symphonique Ainsi parlait Zarathoustra de Richard Strauss, composé d’après le poème philosophique de Friedrich Nietzsche. Indication majeure immédiatement fournie, presque gracieusement, par un film réputé difficile mais dont le symbolisme est, au fond, assez évident. Adapté d’une nouvelle de Arthur C. Clarke (1917-2008), The Sentinel, elle-même transformée en roman durant les années 1964-1968 à mesure que Clarke travaillait avec Kubrick au scénario, le film 2001 est divisé en quatre parties.
La première partie évoque la naissance de l'intelligence aux temps préhistoriques, intelligence apportée aux singes anthropoïdes par la hiérophanie d'un mystérieux monolithe minéral noir, intelligence se traduisant simultanément et dialectiquement par l'invention de l'outil et de l'arme, enclenchant le processus de l'histoire humaine.
La deuxième partie rapporte, des siècles plus tard (en 1999) et alors que la conquête spatiale de l'univers est engagée par des moyens techniques stupéfiants, la présence du même monolithe (âgé, selon les analyses, d'environ 4 millions d'années) enterré «volontairement» dans le sol du cratère lunaire Tycho. Présence tenue secrète par les autorités terrestres mais révélée à une poignée de scientifiques triés sur le volet, qui font le voyage depuis la base lunaire de Clavius pour le contempler. Il s'agit toujours d'une hiérophanie (musicalement portée à nouveau par le Requiem de György Ligetti), mais dans un contexte fonctionnel et technique paradoxal puisque son effet semble nul sur les hommes qui la contemplent alors qu'il était actif sur les anthropoïdes. Le suspense naissant de cette seconde révélation est le suivant : que présage cette réapparition pour les hommes ?
La troisième partie débute 18 mois plus tard, en 2001. Durant une mission spatiale vers la planète Jupiter, des astronautes comprennent que l’ordinateur gérant leur fusée a décidé de les assassiner car il est le seul à en connaître le but et il en pressent un mystérieux bénéfice. Il échoue de justesse car le dernier survivant parvient à le déconnecter. C'est alors seulement qu'un message enregistré lui révèle l'objet de la mission : découvrir pourquoi le monolithe lunaire émet des ondes radios, donc des signaux, vers Jupiter. C'est la plus excitante et la plus réussie des quatre parties du film dans la mesure, aussi, où elle pourrait constituer un film à elle seule, ce qui n’est pas le cas des trois autres parties. L'ambivalence dialectique de l'histoire de cette troisième partie consiste en ceci : l'homme assassine une machine quasi-humaine se considérant supérieure à l'homme bien que l'homme l'ait créée. C'est donc, ironie de l'histoire, à nouveau par un meurtre que l'homme (le dernier homme vivant du vaisseau, en l'occurrence) progresse, s'appropriant la connaissance dont rêvait la machine, parvenant au terme d'un voyage initiatique qui le modifie à tout jamais, et qui aurait peut-être modifié aussi la machine si elle l'avait effectué à sa place. Il s’agit d’un meurtre par lequel la machine voulait progresser elle aussi, en s'appropriant les bénéfices gnoséologiques de la mission.
Il faut d'ailleurs bien noter que l'ordinateur se comporte, au début de cette troisième partie, non comme l'enfant des hommes mais comme leur père quasi divin, omniscient et père soupçonneux sous un aspect amical. La perfection d'une entité organisée quelconque, assure-t-il, consiste à réaliser le maximum de ses possibilités : cette assertion est à la fois leibnizienne et nietzschéenne, selon qu'on lui accorde métaphysiquement une portée davantage logique ou davantage morale. On a souvent signalé que le début de la révolte de l'ordinateur dans 2001, les prémices de la revendication de son autonomie, l'imminence de l'assassinat collectif qu'il ourdit, sont connotés par le fait qu'il pose brusquement une question (psychologique) au lieu de répondre aux questions (techniques) des hommes. Inversement, il retrouve sa position originale d'enfant pendant qu'on détruit sa mémoire, entraînant de facto sa régression puis sa «mort». Mort qui permet enfin au message enregistré d'être délivré au survivant humain, dès lors embarqué dans une odyssée sans retour réel, à la différence de l'odyssée homérique.
La quatrième et dernière partie raconte cet ultime voyage qui aboutit à une transformation métaphysique : par-delà le temps et l'espace, arrivé en vue de Jupiter, l'astronaute se retrouve sans solution de continuité, comme en un étrange rêve, mi angoissant, mi apaisant, face à lui-même vieilli puis agonisant alors qu'émerge un bébé mutant contemplant, avec un étrange sourire, la Terre. Ce voyage – au sens argotique des années 1965-1970 : hallucination provoquée par la drogue (l'œil en gros plan filmé en équidensités était déjà un «ultimate trip» selon le slogan publicitaire allusif du film) – décontenança la majorité des spectateurs en dépit de sa beauté plastique et de son ampleur narrative aboutissant à rien moins que la naissance ultime d’un surhomme, voulue par une puissance supérieure à l’homme, puissance à nouveau incarnée par le monolithe énigmatique, impassible, solide à la perfection géométrique, épure à l'aspect solide, se jouant de l'espace et du temps, ordonnant un projet final inconnaissable mais manifesté par les étapes dramatiques précédentes que le film n'a pour unique but que d'organiser lui-même comme hiérophanie tétralogique dont l'homme apparaît l’instrument, le vecteur, le témoin et l’acteur tout à la fois. Un sacré muet, sans parole mais se manifestant par une apparition concrète et par l'émission d'un signal, vécu en actes à quatre moments clés de l'histoire elle-même symbolisée comme un voyage de l'humanité vers un terme extrême : la surhumanité. Le poème symphonique de Richard Strauss composé d'après le Ainsi parlait Zarathoustra de Friedrich Nietzsche est, ainsi, un accompagnement musical que le dernier plan de 2001 justifierait d'une manière grandiose. L'esclavage de l'homme par la machine ayant échoué, on saisit alors que le monolithe annonçait une autre péripétie, une nouvelle étape de l’évolution : après l'homme-animal devenu homme par la simple grâce de l'apparition monolithique, après l'homme devenu père de la machine puis de machines devenues elles-mêmes rivales de l'homme, une troisième étape est annoncée par l'échec de la machine, par le fait qu'un unique survivant parvienne au terme du voyage prévu : la transformation finale de l'homme en surhomme. Il n'est d'ailleurs pas inintéressant de noter que le vaisseau spatial a la forme anthropologique d'une tête attachée à une colonne vertébrale elle-même arrimée à une sorte de bassin, ce qui, sous certains angles dans certains plans, donne l'impression qu'un curieux squelette humain privé de membres s'avance dans l'espace.
2001 apparut à la critique comme aux spectateurs tantôt grandiose mais incompréhensible, tantôt vain et formaliste. Tous furent évidemment séduits par la beauté plastique du format Cinérama (SuperPanavision 70mm) et par l’ambition métaphysique évidente du propos, ambition par ailleurs pessimiste : l'homme ne peut, s'il veut survivre, demeurer simplement homme, il doit être dépassé, se nier (les cosmonautes, dans 2001, ont des rapports abstraits avec leurs familles qu'ils ne voient que par écrans interposés, images ectoplasmiques, lointains reflets des présences terrestres dont ils sont irrémédiablement distants) ou accepter d'être nié (sinon par une machine, du moins par une puissance supra humaine résidant près de Jupiter) pour se transformer... En quoi ou en qui ? Le suspense ultime de 2001 est que le spectateur n'a pas la réponse à cette question, le film se clôt donc sur un ultime mystère.
L'idée d'un monolithe agissant à des moments clés de l'histoire humaine, émettant des signaux vers une source elle-même mystérieuse, dont on ne s'approche qu'en risquant sa raison et sa vie, empruntait autant à la science-fiction qu'à l'histoire et à la sociologie des mythes et des religions. Elle renvoyait donc, en dépit des apparences, autant au passé qu'au futur. Nietzsche avait parfaitement conscience de cette solidarité trans-historique entre les différents moments de l'expérience humaine : il avait lu soigneusement G.W.F. Hegel, connaissait l'histoire comparée des religions, la sociologie et la psychologie des religions, ainsi que l'histoire de la philosophie. Nietzsche voulait, avec une ironie supérieure, dépasser l'homme en pleine connaissance de cause, afin de retrouver un rapport immédiat au sacré sous une forme inédite, enfin purifiée, enfin pure.
Était-ce le cas des auteurs et producteurs de 2001 ? Rien n'est moins sûr. Leur souhait était, à partir d'un schéma assez simple, de créer un suspense esthétiquement novateur, intellectuellement ambitieux mais qui fût – et il le fut – une auberge espagnole où chaque spectateur mettrait ce qu'il souhaitait mettre en guise de signification. On connaît la formule de l'écrivain Arthur C. Clarke qui disait, en substance : si vous pensez avoir compris 2001, c'est que nous avons échoué. Il y a, dans cette formule, l'aveu d'une indécision qui frise la désinvolture et qui n'est, philosophiquement, pas acceptable car elle contredit dans les termes l'ampleur revendiquée de l'entreprise.
2001 ? Ambitieux mais trop désinvolte, spectaculaire mais peut-être un peu maniéré et formaliste dans sa présentation qu'on peut estimer autant décevante que gratifiante, in fine. Il faut noter d'ailleurs que le film le plus réaliste de 1968 ne fut pas celui de Kubrick – en dépit de ce que s'évertuent à vouloir prouver les suppléments (riches en témoignages de première main sur la production du film de 1964 à 1968) du bluray de l'édition collector française – mais celui de John Stuges qui, lui, fut réaliste au point d'annoncer un événement qui devait se produire par la suite.
Sur le thème d'une origine de l’homme remontant à une entité ou à une race supérieure contrôlant ou déterminant, volontairement ou accidentellement, sa destinée possible, on peut donc préférer les non moins authentiques mais plus modestes tentatives que sont Les Monstres de l’espace [Quatermass and the Pit] (G.-B., 1967) de Roy Ward Baker ou Alien Vs. Predator (États-Unis, 2004) de Paul W.S. Anderson. Quant à la conquête spatiale, une foule de films de science-fiction l'avait déjà prise pour thème central, depuis les métrages fantastiques de Georges Méliès au très sérieux La Femme sur la Lune (All., 1927) de Fritz Lang et La Conquête de l'espace (États-Unis, 1955) de Byron Haskin. Le thème de l'espace et du temps modifiés par un voyage spatial induisant une transformation irréversible de l'homme, fut, l'année suivante, le sujet non moins métaphysique du remarquable Danger : planète inconnue [Journey To the Far Side of the Sun] (G.-B., 1969) de Robert Parrish. C'est, encore une fois, probablement le thème transhumaniste de la révolte cybernétique de l'ordinateur, se considérant comme plus humain que l'homme et destiné à lui succéder, qui était sinon le plus original, du moins le plus novateur dans son traitement dramaturgique. Sans la troisième partie de ce Kubrick de 1968, nous n'aurions probablement pas eu des films reposant sur un thème similaire ou utilisant ce thème d'une manière directe dans le scénario, tels que Le Cerveau d'acier [The Forbin Project] (États-Unis, 1970) de Joseph Sargent, Generation Proteus [Demon Seed] (États-Unis, 1977) de Donnald Cammel, Alien (États-Unis, 1979) de Ridley Scott, Terminator (États-Unis, 1985) de James Cameron qui en constituent la postérité la plus évidente. La quatrième partie, quant à elle, se situe, dans l'histoire du cinéma, au carrefour du documentaire spatial (surchargé d'effets spéciaux et de trucages qui contredisent son réalisme par ailleurs revendiqué en d'autres parties du métrage) et du cinéma expérimental de la nouvelle vague underground des années 1965-1970, raison pour laquelle elle semble avoir aujourd'hui assez mal vieilli, ou du moins vieillir plus mal que les trois parties précédentes, en dépit de la belle puissance symbolique du plan final.

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10/08/2016 | Lien permanent

Night of the Demon de Jacques Tourneur, par Francis Moury

Résumé du scénario
Angleterre 1957 : Julian Karswell, riche fondateur d’un culte sataniste, est menacé par une enquête publique à son encontre, menée par le professeur Harrington à la suite du meurtre commis par Rand Hobart, un de ses disciples. Harrington assure un soir à Karswell qu’il mettra un terme à l’enquête à condition que Karswell le protège de la terrible menace qui pèse sur lui. Karswell sait exactement de quoi il s’agit et le lui promet mais ne peut pas ou ne veut pas tenir sa promesse. La mort atroce de Harrington provoque la reprise de l’enquête par son ami américain le Dr. Holden, venu à Londres la poursuivre publiquement à l’occasion d’un congrès de pychologie et de parapsychologie. Karswell menace Holden de subir un sort analogue à celui de Harrington : être déchiqueté par un démon venu de l’Enfer, au terme échu de la malédiction qu’il a lancée sur lui, suivant une technique médiévale occulte dont il détient la maîtrise. Joanna Harrington, la nièce du professeur, est persuadée que Holden court le même danger que son oncle. Elle tente de l’aider, avec l’aide de la propre mère de Karswell, effrayée par les agissements de son fils. Le temps accordé à Holden, avant sa mort annoncée par Karswell, est de quelques jours. D’abord incrédule, Holden ne peut que prendre en compte les signes maléfiques qui s’accumulent rapidement autour de lui : il devient bientôt persuadé lui aussi qu’il mourra durant la terrible «Nuit du démon». La question qui se pose à lui n’est plus, dès lors, de savoir si elle existe mais de savoir comment y survivre.

Critique
«Because he knows, a frightful fiend
Doth close behind him thread.»
Samuel Taylor Coleridge, The Rime of the Ancient Mariner, §VI (1798).

Night of the Demon / Curse of the Demon [Rendez-vous avec la peur] (Angleterre, 1957) de Jacques Tourneur est un cas limite dans sa filmographie. Son édition en coffret Bluray et DVD, parue le 27 novembre 2013 dans la collection Classics Confidential de Wild Side Vidéo, assortie d’un livret rédigé par Michael Henry Wilson, permet de mieux prendre sa mesure.
Adapté d’une nouvelle de l’écrivain universitaire anglais Montague Rhodes James (1862-1936) intitulée Casting the runes (1), le scénario de Charles Bennett – auquel Cyril Enfield aurait travaillé – lui assure une efficacité originale. Bennett avait été scénariste de Alfred Hitchcock : il transforme la nouvelle de James en un hallucinant suspense, à l’architecture symétrique impeccable, émaillée de moments plastiquement cauchemardesques alors que le récit de James était, comme d’habitude, très retenu et allusif mais distillant une peur calculée d’autant plus insidieuse. Toute la distance qui sépare l’art fantastique de la littérature fantastique : distance nécessaire en raison de la concision temporelle du récit cinématographique. Pourtant, l’essentiel de l’ambivalence effrayante, fondatrice de la peur essentielle au genre fantastique, du récit de James est magnifiquement préservé sinon amplifié par Tourneur.
Certes, on sait depuis longtemps que l’apparition du démon à l’ouverture du film a été réalisée (peut-être par le cinéaste Michael Gordon crédité ici du seul montage) à la demande du producteur contre l’avis de Tourneur qui ne voulait le montrer que d’une manière ambivalente en un plan bref vers la fin. Pourtant, cette ouverture, telle qu’elle est montée et filmée, ménage aussi l’ambivalence : qui nous dit que le démon médiéval n’est pas l’effet d’une hallucination, que Harrington n’est pas simplement électrocuté ? C’est la suite du film qui nous fera reconsidérer notre point de vue, tout comme Holden reconsidère le sien. Wilson écrit dans son livret que le spectateur a un temps d’avance sur le héros à cause de cette séquence : ce n’est pas à cause de celle-là qu’il en a un mais à cause du générique. Nous y reviendrons. Tourneur maintient l’ambivalence in-extremis : Karswell meurt –il écrasé par un train ou déchiqueté par le même démon ? Voit-il le parchemin brûler par lui-même ou croit-il le voir alors que le parchemin brûle sur un charbon ardent rejeté par une locomotive ? La stricte objectivité de ces deux séquences spectaculaires maintient l’ambivalence. On sait que Sabatier admirait le plan de la fumée sortant de la locomotive dans laquelle le démon apparaissait aux yeux de Karswell : il y voyait l’essence du génie plastique de Tourneur et l’essence de sa thématique reposant sur l’incertitude, l’inquiétude, ici la terreur pure face au destin.
Bien sûr, Night of the Demon est un film d’épouvante : entre l’ouverture et la fin, certaines séquences semblent rompre l’équilibre mais à y regarder de près, rien n’est certain. Holden assailli par un «démon mineur» félin dans la bibliothèque, puis par un «démon majeur» dans le bois de Lufford Hall est-il vraiment assailli ou bien seulement victime d’un charme psychologique, d’un envoûtement hallucinatoire, voire d’une machinerie comme il le suggère à Joanna dans le bureau de Scotland Yard ? Aux yeux des producteurs et du grand public, une telle ambivalence n’était pas tenable : il fallait montrer le démon, faire savoir qu’il existait, montrer quelles techniques l’évoquaient, quelles techniques pouvaient permettre d’en venir à bout. Dont acte : au premier degré, Night of the Demon affirme la réalité du démon au sens théologique du terme, en reprenant sa tradition picturale. Au second degré, le film va plus loin.
Ici encore, le thème tourneurien du cercle (2) est illustré : Night of the Demon repose sur le rapport entre le pré-générique filmé à Stonehenge d’une manière documentaire par Tourneur et la séquence située vers le milieu du film où Holden visite Stonehenge à la recherche de l’emplacement gravé du parchemin : le plan comparant le parchemin et les caractères runiques gravés dans la pierre monolithique, manifeste que les Démons de l’enfer sont aujourd’hui aussi actifs qu’ils le furent lorsque les monolithes furent érigés, monolithes témoins d’une mentalité primitive qui les craignait et y croyait absolument. Il faut remarquer que la fiction transforme ici, pour les besoins de la cause, Stonehenge en Pierre de Kensington dans la mesure où aucun message runique n’est inscrit sur les pierres de Stonehenge : Wilson n’en dit pas un mot dans son livret. Ce n’est donc nullement le démon vu par Harrington qui nous donne un véritable cran d’avance par rapport au héros, c’est ce pré-générique documentaire filmé à Stonehenge. C’est parce que l’action du film contraint Holden de venir précisément là, en plein milieu du film, examiner un signe dont dépend dorénavant sa vie qu’une première boucle est bouclée, que le destin manifeste clairement sa terrible emprise (3). Autre boucle, celle-là purement plastique : Karswell sera à terre face au démon sur la voie ferrée comme Holden l’a été dans le bois de Lufford Hall, sous le même angle. Enfin le dialogue insiste sur l’idée de la circularité terrifiante de l’économie démoniaque : «Si ce n’est pas sa vie, ce sera la mienne qui sera prise» dit en substance Karswell à sa mère. Le récit de James reposait aussi dessus puisque c’était cet effet qui en déterminait la conclusion. Enfin c’est l’évocation hypnotique – une technique qui inspira la psychanalyse de Freud et qui contribue ici à sauver la vie de Holden – de la «Nuit du démon» de Hobart qui permettra à Holden d’apprendre comment résister à la «Nuit du démon» de Karswell.
Sur le plan purement théologique, il faut remarquer que Montague Rhodes James ne donnait qu’une seule définition précise de Karswell dans sa nouvelle : Karswell ne pardonne jamais les offenses qu’on lui fait. Ce qui suffit à en faire une sorte d’Antéchrist. Le Karswell de Bennett, Enfield et Tourneur est moins ample et lointain : humanisé, il devient une victime de sa propre démesure, par la faute annexe de sa propre mère qui enclenche – alors qu’elle voudrait son bonheur– un processus le menant à sa perte, permettant également à Holden de renverser la situation. Ce n’est pas cet aspect psychanalytique sur lequel Tourneur insiste mais il fait aussi partie du film : Karswell n’est pas marié, il vit seul avec sa mère désolée d’un tel célibat. A défaut de procréer, Karswell – lorsqu’il ne se déguise pas en clown pour amuser les enfants et s’amuser lui-même : clown terrifiant capable de provoquer une tornade ! – évoque : il fait jaillir des ténèbres une lumière démoniaque capable d’anéantir celui qui la visionne ! Cette survirilité inhumaine le détruira lui-même lorsque le processus sera retourné contre lui. C’est alors son essentielle passivité qui sera mise en lumière et qui le perdra. Karswell n’avait rien fait d’autre que rechercher sa vie durant un code lui permettant de décrypter un langage primitif. Mais ce langage était un langage magique lui permettant la toute-puissance jusqu’à un certain point : le point précis où Holden le rattrape logiquement. La sémantique vue comme une passivité démoniaque : savoureuse amorce de critique psychanalytique. On songe à l’article de Francis Pasche, Le psychanalyste sans magie, paru dans Les Temps modernes n°50, qui répondait à l’article de Claude Lévi-Strauss, Le Sorcier et sa magie, paru dans la même revue la même année 1949 et qui comparait le psychanalyste au chaman des sociétés primitives, comparaison indue et non avenue contre laquelle Pasche s’était clairement inscrit en faux (4).
Le discours manifeste de Night of the Demon est bien, au final, que le Démon existe mais s’agit-il du démon intime, subjectif, imaginé au point d’être tout-puissant aux yeux des protagonistes principaux ou bien s’agit-il du démon objectif médiéval ? Les effets de circularité entre l’espace et le temps, effets implantés par la mise en scène de Tourneur et le script de Bennett, concourent à rendre finalement impossible une délimitation totale. Devant l’irrationnel, la raison doit s’avouer limitée. Au terme du film, le spectateur et le héros se retrouvent donc, cette fois-ci assurément, sur le même plan ontologique et gnoséologique. Et lorsque le hurlement d’un second train déchire le silence de la nuit, les deux frissonnent dorénavant de concert. La transmutation spectaculaire opérée par la mise en scène de Jacques Tourneur aboutit à cet effet final : transformer le réel le plus banal en un élément démoniaque, pour tout dire expressionniste au sens que Goethe donnait à ce terme et au sens où Lotte H. Eisner l’avait employé. Alors que Tourneur avait filmé, jusqu’à 1956 inclus avec Nightfall, le fantastique d’une manière strictement réaliste, la poésie gisant davantage dans le scénario que dans sa mise en scène très concrète. C’est en cela aussi que Night of the Demon est un cas limite stylistique dans sa filmographie (5) : il prolonge l’esprit de la série Val Lewton tout en modifiant profondément sa forme, son style. Tourneur donnera par la suite encore quelques films au genre, notamment son savoureux et plastiquement beau Comedy of Terrors, parodie shakespearienne de la série Edgar Poe de Roger Corman.

Notes
(1) Le Document secret [Casting the runes], faisait partie du recueil original More ghost stories (1911); Michael Henry Wilson signale dans son livret que sa traduction française se trouve dans les Histoires de fantômes anglais, anthologie rassemblée et préfacée par Edmond Jaloux (Éditions Gallimard, 1962).
(2) Voir notre critique de Nightfall (États-Unis, 1956) de Jacques Tourneur, réalisé l’année précédente, qu’il ne faut pas confondre avec le moyen-métrage fantastique Nightcall (1964) du même Jacques Tourneur, tourné pour la série Twilight Zone de la télévision américaine.
(3) Le titre américain Curse of the Demon renvoie à cette pérennité. Certaines affiches de 1957 et 1958, reproduites dans le livret, allaient plus loin : on y voyait une silhouette en assaillir une autre à l’aide d’une arme blanche ou d’un gourdin dans Stonehenge alors que rien, dans le film, n’y correspond. Profitons-en pour préciser que seule la version anglaise Night of the Demon est la version intégrale du film : c’est bien elle qui fut présentée en France, uniquement en VOSTF, dans les salles de cinéma et dans les cinémathèques françaises ainsi qu’à la télévision française. La version américaine titrée Curse of the Demon est une version plus ou moins gravement mutilée par ses divers distributeurs. C’est elle, si on en croit les affiches belges mentionnant le titre original américain, qui fut distribuée en Belgique francophone sous le titre Rendez-vous avec la peur. Je profite de ces précisions pour signaler que seule la VOSTF de Night of the Demon mérite d’être entendue à cause du fait que Tourneur attachait un soin particulier à la direction phonique des acteurs qu’il sélectionnait aussi en raison de leur voix. Son attachement filmographique à l’acteur Dana Andrews était, pour partie, certainement motivé par la tonalité très particulière de la voix de cet excellent acteur. Idem pour les autres acteurs du film, tous excellents à commencer par Niall MacGinnis dont c’est le plus grand rôle.
(4) Cet article de Pasche est l’un de ceux qui furent oubliés dans la bibliographie établie par Michèle Bertrand, Francis Pasche (P.U.F., 1997, collection Psychanalystes d’aujourd’hui) et il fait partie du groupe de ceux qui sont absents des trois recueils d’articles de Pasche parus, de son vivant ou posthume, chez Payot (1969) et aux P.U.F. (1988 et 1999).
(5) Cet expressionnisme ontologique se manifeste plastiquement dans Night of the Demon par la direction de la photographie N&B telle que Tourneur l’exigeait : effets de clair-obscur, trucages optiques, trucages physiques, contraste obsédant, décors d’intérieur admirablement dessinés. La direction artistique très soignée du cinéma britannique de 1955-1960 le permettait : c’est aussi l’époque des premiers grands Hammer Films anglais. Bizarrement, Tourneur ne semble pas avoir vraiment mesuré ce tournant esthétique, unique dans son œuvre et très particulier même s’il disait que Night of the Demon lui avait montré la voie à suivre. On sait que nul n’est moins bien placé que le créateur pour juger de son œuvre. Qu’on en juge puisqu’il rêvait au même moment d’un documentaire réaliste sur les maisons hantés, avec ordinateurs et appareils de physique permettant les mesures des ectoplasmes. En somme, tout le contraire de l’expressionnisme esthétique et thématique de Night of the Demon ! Tourneur voulait faire ce que font les protagonistes du The Legend of Hell House [La Maison des damnés] (Angleterre, 1973) de John Hough, adaptation plus ou moins fidèle du roman de Richard Matheson mais aussi remake technocratique et technologique du beau The Haunting [La Maison du diable] (États-Unis, 1963) de Robert Wise. Cf. la critique assassine de Jean-Marie Sabatier sur le film de Hough in Saison cinématographique.

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02/02/2014 | Lien permanent

Sur des illusions perdues... et sur des illusions à entretenir !, par Francis Moury

Eugène Delacroix, Scènes des massacres de Scio, 1824
«Quelques personnes s’imaginent que la loi du talion incarne purement et simplement la justice; les Pythagoriciens l’ont affirmé. Car, tout uniment, ils définissaient le juste : ce qu’on fait subir à autrui, après l’avoir subi de lui. Mais cette loi du talion ne s’accorde ni avec la justice distributive ni avec la justice corrective quoique l’on veuille invoquer ici la justice de Rhadamanthe : Quand on subit le tort qu’on a fait, c’est pure justice. Souvent pareille attitude est en désaccord avec le droit : par exemple, si un magistrat vous frappe, vous ne devez pas lui rendre des coups; par ailleurs, qu’une personne frappe un magistrat, elle mérite de recevoir, je ne dis pas seulement des coups, mais encore une punition supplémentaire. Ajoutons qu’il faut faire une grande différence entre la faute volontaire et involontaire. […] Mais, dans les relations et les échanges, ce droit de réciprocité maintient la société civile en se basant sur la proportion et non sur l’égalité. Cette réciprocité entre les rapports fait subsister la cité.» Aristote, Éthique à Nicomaque, livre V, §5, texte, traduction, préface et notes de Jean Voilquin(éd. Garnier frères, coll. Classiques Garnier, 1940), pp. 215-6. «Elle adorait Lord Byron, Jean-Jacques Rousseau, toutes les existences poétiques et dramatiques. Elle avait des larmes pour tous les malheurs et des fanfares pour toutes les victoires. Elle sympathisait avec Napoléon vaincu, elle sympathisait avec Méhémet Ali massacrant les tyrans de l’Égypte. Enfin elle revêtait les gens de génie d’une auréole, et croyait qu’ils vivaient de parfums et de lumière. A beaucoup de personnes, elle paraissait une folle, dont la folie était sans danger; mais, certes, à quelque perspicace observateur, ces choses eussent semblé les débris d’un magnifique amour écroulé aussitôt que bâti, les restes d’une Jérusalem céleste, enfin l’amour sans l’amant. Et c’était vrai.» Honoré de Balzac, Illusions perdues (éd. Gallimard, coll. Le Livre de poche classique avec préface de Michel Déon, 1962-1968), pp. 48-50. «Quelles révolutions ? Celles qui bouleversèrent le monde occidental entre 1770 environ, et 1850. Nous avons montré ailleurs qu’à notre avis la Révolution française ne pouvait être isolée d’un vaste mouvement révolutionnaire qui commença dans les colonies anglaises d’Amérique vers 1770 et ne termina son cycle qu’après les troubles européens de 1848-1849. […] Le mouvement […] n’est qu’un des anneaux d’une vaste chaîne qui a déroulé ses anneaux pendant quatre-vingts ans et fait passer l’Occident du système féodal (plus ou moins dégradé) au régime capitaliste. […] C’est, en effet, de 1780 à 1799 que la Révolution a été la plus violente, et la plus riche en conséquences […] et c’est de 1792 à 1796, qu’en France aussi, elle a formulé les théories les plus audacieuses et tenté la construction d’un régime démocratique et socialisant qui fut éphémère, sans doute, mais marque une intéressante anticipation sur les révolutions prolétariennes du XXe siècle […].» Jacques Godechot, La Pensée révolutionnaire 1780-1799 (éd. Armand Colin, coll. U, série Idées politiques, seconde éd. revue 1964-1969), pp. 7-8. Illusions de qui ? De certains aînés et de ceux qui, par paresse, persistent encore aujourd’hui à penser comme eux ! Et de ceux de nos contemporains qui ne pensent pas mais sont menés par des télévisions, des sectes, des hommes politiques ou des médiateurs qui vendent et formatent tout à leur image : principe d’activité démoniaque dans son essence même d’abord par le plaisir narcissique qu’il procure. Mais pas celles d’Aristote ou Balzac ! Concernant quoi ? Divers événements du monde d’hier et du monde d’aujourd’hui : ce monde qui est le nôtre autant que le leur mais qu’ils n’ont su ni organiser ni penser… parce qu’il n’est peut-être ni organisable ni pensable ! Les Révolutions prolétariennes de Godechot ont bon dos, vraiment : de la Terreur au Rideau de fer, du Rideau déchiré à Pol Pot, de la Corée du Nord à Castro, on peut dire qu’on aura vraiment bu la coupe jusqu’à la lie. Organiser sans coercition paraît d’ailleurs difficile mais pas impossible en Europe et l’intellectuel peut jouer un rôle dans une telle «coercition mentale», coercition qui constituerait la première étape d’une restauration proprement occidentale donc rationnelle. «Une de plus…» pensera le lecteur cultivé et… il aura raison ! Au fond, la situation dans laquelle nous sommes évoque celle dans laquelle se trouvait Auguste Comte en 1822, date du premier opuscule majeur du maître. Nos priorités ne sont pas les siennes. Chasser des cercles du pouvoir les nouveaux sophistes que sont les diplomates et les économistes : ce serait la première tâche du véritable politique. Se méfier des anciens intellectuels de la période 1950-2000 : seconde nécessité non moins impérieuse. Revenir aux sources de la pensée française antérieure à 1939 tout en sachant y intégrer les éléments positifs tout de même éparpillés au milieu des décombres de 1950-2000 : troisième nécessité qui exige du sang-froid. Après les décombres matériels, nous avons affaire aux décombres intellectuels. Mais n’est-ce pas une chaîne sans fin, les uns engendrant automatiquement les autres ? Le mythe de l’éternel retour de Nietzsche se confond probablement ici avec l’admirable «loi d'oscillation de la pensée» découverte par Cazamian au sein de l’histoire de la littérature anglaise, concept adopté ensuite par Bréhier pour expliquer celle de la philosophie occidentale. Ce concept existe : il fonctionne admirablement. Revenons en mai dernier : en promenade au long de la plus belle plage thaïlandaise de Pattaya, face à une mer couleur d’acier, balayée par un vent violent annonciateur sans équivoque d’une mousson précoce et régénératrice, un titre du Monde diplomatique présenté dans une librairie internationale bien achalandée, attire notre regard. «Intellectuels médiatiques, penseurs de l’ombre : guerre des idées». Plus tard, repassant devant, n’y tenant plus, on se fendit de nos 230 Bath. On lit d’abord Ignacio Ramonet se plaindre du silence des intellectuels, face à la lutte des «C.P.F.» contre le «C.P.E.». Il regrette que Derrida, Bourdieu ou Castoriadis soient morts avant d’avoir pu nous livrer leur interprétation sociale du phénomène, qui n’aurait pas manqué d’être lumineuse. Faute de grive on mange des merles : Jacques Bouveresse se plaint (p. 29) de certains «commentaires déshonorants [sur] la crise des banlieues» tandis qu’on reproche aux auteurs «néo-réactionnaires» desdits commentaires leur silence sur la noble conscience sociale des «C.P.F.» face à la fourberie du capital. Il nous reproche aussi, ce spécialiste de Wittgenstein, de ne pas dire franchement qu’on «souhaiterait voir la démocratie remplacée par un autre système». Vraiment, on nous prête de ces idées… un autre système ? Mais lequel, cher ami ? On n’est ni théocrate ni royaliste ni communiste pourtant. Une aristocratie nous plairait bien, comme à Ernest Renan cité malhonnêtement par Bouveresse qui vise au-delà de Renan tout autre chose et même si on entendait «aristocratie intellectuelle» puisque Rome et Athènes sont loin de nous tout de même, et même si Nietzsche… bref… soyons sages ! Et c’est justement ce que prétend obtenir la démocratie française : non pas la sagesse mais une aristocratie intellectuelle sélectionnée par concours et qui gouverne, de facto. Le malheur, c’est que les démocrates en général et les intellectuels de gauche en particulier qui ont gouverné la France nous ont légué un cadeau certes ravissant mais souvent empoisonné. Si on mange le fruit, on tombe à coup sûr malade. La preuve par les faits : trois mois d’état d’urgence tout de même. Jacques Bouveresse ou «la Parole malheureuse» décidément. Toute maladie n’est cependant pas mortelle et une nation n’est pas si fragile qu’un individu, fût-il enseignant au Collège de France. Alors quoi ? Par quel remède commencer ? Mais contre quelle maladie déterminée ? C’est tout le problème que nous devons résoudre. Et il nous lasse car il est finalement sans intérêt : seul un spécialiste de la parole malheureuse comme Bouveresse pouvait ne pas le savoir. Ses contemporains gauchistes nous ont légué un monde ultra-capitaliste qui a ses bons côtés : les minorités sexuelles sont enfin mieux respectées (tant mieux : le contraire est une preuve de barbarie qui ne trompe jamais et les minorités sont souvent bien plus intéressantes que les majorités); les droits de succession diminuent (tant mieux : pourquoi un homme devrait-il payer des impôts toute sa vie puis en payer encore après sa mort ? Pourquoi l’État français vole-t-il des générations entières de familles depuis des siècles ?); la cinéphilie la plus raffinée est accessible sous forme «dvdphylique» au novice qui croira tout savoir de Fritz Lang grâce à des «suppléments», les musées sont à la portée de tous ceux qui peuvent prétendre vouloir se les payer; Internet met la culture du monde entier à notre portée. Pourtant tout n’y est pas rose. La pauvreté sévit, l’injustice règne, la corruption s’aggrave, et l’intellectuel indépendant – matrice authentique et militante de tous les progrès réels – y meurt souvent de faim exactement comme certains héros des Illusions perdues de Balzac, contemporain direct de Comte. Oui, tel est le «Paradis sur Terre des intellectuels précaires» selon le terme inquiétant qui donne son titre au remarquable article de Mona Chollet, qui résume en somme La Tyrannie de la réalité (éd. Gallimard, 2006). Certains intellectuels cités ne sont pas tout à fait ceux auxquels on s’attendait. Certains privilégient la contre-culture mais la contre-culture n’est-elle pas – déjà et malgré qu’ils en eussent, ses créateurs d’alors ! – devenue de la culture ? Lorsque la télévision nous montre un romancier ou un poète dont les revenus sont assurés, c’est en Chine qu’il se trouve… entretenu par un régime intelligent, «capitaliste militaire» très efficace qui est tout sauf une démocratie. Ironie de l’histoire : en permanence elle nous fait des clins d’œil. Il faut les savourer car ils sont souvent révélateurs. Vous dites que la France est la patrie des intellectuels ? «They say it’s not» (en mandarin dans le texte). L’économie a toujours été l’art des voleurs de voler les pauvres légalement : c’est le principe du commerce et du bénéfice, de la banque et de l’usure. Notons en passant que cette dernière est, telle quelle, interdite par l’Église catholique comme par le Coran - avec qui nous avons bien des points communs concernant la justice sociale – mais qui prospère sur nos écrans publicitaires à la télévision, à la radio, sur nos murs parisiens. Qu’on ne nous demande pas de bénir les mouvements induits par les errements économiques : ce sont des contingences indignes qu’on leur consacre une heure de peine ! Ces mouvements existent depuis que l’homme est sur terre : le prix du pain augmente et défait les tyrans, crée les révolutions. Bien. Tant mieux… ou tant pis. Le C.P.E. est une ignominie entre les mains d’un patron peu scrupuleux, une chance entre les mains d’un patron honnête et moral. Que dire de plus ? « – Francis, have you seen last night on TV ? Chirac has lost !» nous disait à Bangkok, en riant, un Américain bien sympathique : paraplégique, marié deux fois mais divorcé deux fois, vivant à Phoenix (la ville où débute, comme chaque cinéphile le sait, le Psycho [Psychose] d’Hitchcock !) et contempteur de la N.R.A. alors qu’il détenait quelques Colt et autres Ruger en toute légalité à son domicile ! «Yes I know… but it’s not important», fut ma réponse. Et c’était vrai : ce n’est pas important. On se préoccupe de choses plus importantes entre gens bien nés. Ses souvenirs concernant le fusil «Garand M1» m’intéressaient davantage : ils témoignaient d’une réalité intangible et authentique. La diplomatie, cet «art de nager en tenant sa tête au-dessus du fleuve des événements […] question de légèreté spécifique» (Balzac encore, op. cit. supra) prétend régler la question proche-orientale en pesant l’évolution des rapports de forces. Et en prévoyant l’intérêt particulier et général des protagonistes et de leur entourage. C’est le sophisme de l’économie transposée en politique : faire passer un art imparfait pour une science, faire passer une contingence pour une loi. La France est la marraine du Liban : elle découvre que les titres de propriété libanais des Fermes litigieuses d’un coin du Liban sont parfois ornés de cachets français. Elle a la mémoire courte. Et l’Italie enverrait davantage de soldats que nous : quelle honte pour nous ! L’attaque israélienne aurait dû provoquer une riposte française si la France faisait honneur à ses traditions… d’honneur. L’affaire «Sentier 2» a récemment traité du vol de sommes colossales détournées de Paris vers Israël : est-ce qu’un économiste aurait pu prévoir ces escroqueries que la France aura bien du mal à punir – donc à se faire rembourser ! Certains de ses auteurs – y compris deux rabbins ! – sont en fuite vers ce pays qui n’a pas de convention d’extradition avec la France pour ses propres ressortissants, si on a bien compris ? Il y a de ces coïncidences qui tombent mal. Qui vole un œuf vole un bœuf ! Vieux proverbe français. «La patrie arabe est cette partie du golfe qu’habite la nation arabe et qui s’étend entre le mont Taurus, les monts Pocht-i-Kouh, le golfe de Bassora, la mer Arabe, les monts d’Éthiopie, le Sahara, l’océan Atlantique et la mer Méditerranée» : cet extrait de la constitution de la République arabe de Syrie, rédigée en 1972 et citée par Anne-Marie Perrin-Naffakh (Syrie, éd. du Seuil, coll. Petite Planète, 1979) donne pourtant bien la mesure de l’erreur commise par l’Occident depuis 1948, date de la création de l’État israélien, et date d’une guerre qui dure depuis… 58 ans. Pas encore 100 ans mais presque 60 ans : tout de même quelque chose, non ? ! Ce peuple hébreu ne pouvait-il pas tout bonnement songer à acheter une terre au lieu de la voler-conquérir ? Un tel peuple réputé commerçant émérite – sa diaspora nous le prouve tous les jours de par le vaste monde – ne pouvait-il songer à réunir quelques millions de dollars-or des années 1920 et acheter une île indienne ou un coin de Patagonie ? Aussi bien qu’un désert mais surtout moins dangereux pour la paix du monde, tout de même ! Éh bien non ! Ils ont pensé à tout sauf à ça : acheter une terre qui leur manquait mais qu’ils pouvaient acheter. Certains ont une terre mais pas l’état. D’autre ont l’état mais pas la terre. On peut acheter l’un et l’autre. Si on veut prendre de force l’un ou l’autre, alors… on en paye le prix. Les Hébreux contemporains ont réussi le tour de force, au bout de cinquante ans, de n’avoir aux yeux du monde entier ni vraiment l’un ni vraiment l’autre – et cela qu’ils soient israéliens ou non ou qu’ils soient «double-nationalité» ! Ce débat est rebattu et la cause est entendue depuis longtemps : celui qui sème le vent récolte la tempête. On n’est pas fanatique de l’idée d’État : on préfère la raison à l’État et on n’identifie nullement l’un à l’autre. Et on préfère le concept de charité à celui de raison : une chose que l’Ancien testament n’a jamais comprise. La France est en outre la marraine du Liban : pourquoi est-elle réticente à le défendre contre une agression ahurissante menée par un État-voyou et prédateur soutenu par les U.S.A. ? Le problème principal de la paix est celui de ce soutien inconditionnel des U.S.A. à Israël : il doit cesser. Tout comme le soutien de l’U.R.S.S. à la Syrie a cessé. On ne va pas jusqu’à souhaiter la disparition du régime des U.S.A. : il est imparfait mais amusant et il fonctionne assez bien tout de même. Certains semblent pourtant croire que les voies de Dieu passent par le Mossad et Washington. Les U.S.A. qui étaient le garant de la paix d’une partie du monde sont désormais fauteurs de troubles – directement ou par intérim : ils voulaient un pétrole assuré et depuis leur intervention en Irak, ce dernier n’a jamais été aussi cher. Songeons au marché impressionnant représenté par la nation arabe et par les pays musulmans – ensemble auquel on peut adjoindre les Perses iraniens chiites : ce marché économiquement intéressant, aussi vaste que la Chine, n’a pas vocation à être ennemi de l’Occident. Pourquoi l’Occident s’allie-t-il à Israël qui est son prédateur inné ? Si la Ligue arabe se fonde non plus sur les idéaux baassistes mais sur un chiisme militant et universaliste à outrance, à qui la faute sinon à l’Occident ? Bref, en un mot comme en cent, le Hezbollah n’est pas l’ennemi de l’Occident : il est l’ennemi d’Israël. L’enfant turbulent de cette guerre des Juifs – qui ne concerne a priori absolument pas le Français moyen catholique ou agnostique ou athée – est typiquement Ousama Ben Laden. Sans elle, peut-être n’aurait-il jamais retourné ses armes – qui avaient si bien résisté à l’expansionnisme soviétique dès 1980 – contre la C.I.A. ? Cette dernière est coupable à ses yeux d’assistance immorale à Israël, ennemi de l’Islam et de la Grande nation arabe. Que la tendance de cet Islam soit sunnite ou chiite accessoirement suivant les nations particulières, et contrairement à ce que répandent les analystes assermentés ou partisans évidents du côté hébreu. Pour Ousama Ben Laden, il est trop tard, et contre lui nous devons nous allier aux U.S.A. : c’est entendu ! Les autorités religieuses sunnites comme chiites le considèrent comme fanatique et criminel : il est marginal à juste titre. Mais pour le reste ? Nation arabe et bloc islamique (Iran inclus même si l’Iran n’est pas une nation arabe mais une nation perse) son des amis naturels de l’Occident chrétien et même de l’Occident chrétien libéral que nous connaissons aujourd’hui. Chacun peut tirer grand profit d’une amitié fructueuse si les Nations arabes et ou islamiques deviennent un peu moins rigoureuses et davantage sybarites. La question est sociologique et morale. On ne demande pas la Lune : qu’on cesse de menacer ou de persécuter ouvertement la diversité des pratiques sexuelles dans presque tous les pays arabes et islamiques ! C’est une preuve d’arriération intellectuelle : qui peut sérieusement penser qu’un Dieu s’intéresse à ces points contingents même si charmants ! Qu’on cesse d’interdire l’entrée de leurs territoires aux séropositifs comme s’ils étaient contagieux ou criminels – ce que pratique d’ailleurs l’Amérique de Bush alors que la France recevait les Américains malades par dizaines dès la découverte de 1983 ! Qu’on permette la liberté intellectuelle et artistique d’expression et qu’on abandonne l’expansion de l’idée théocratique ! Que cette idée elle-même soit humanisée, en somme… sa radicalisation est d’abord une conséquence directe de la Guerre des Juifs au proche-Orient. Tous les intellectuels d’avant-guerre – dont T.-E. Lawrence ne fut pas le moindre ! – savaient que l’Occident ne pouvait se passer de l’Orient même si la Ligue Arabe date de 1945 en réaction aux pressions grandissantes des sionistes sur les Anglais en Palestine, donc trois ans avant la création d’Israël. Il faut le réapprendre aujourd’hui contre les intellectuels occidentaux vendus à l’idéal sioniste – idéal en soi sympathique mais malheureusement dégénéré depuis qu’il est appliqué en Palestine. Quant à l’Iran, on connaît la formule rapportée par Vincent Monteil – dans son petit livre si suggestif (Iran, éd. du Seuil, coll. Petite planète, 1957, revue en 1978) – selon laquelle l’Islam n’était qu’un moyen de mettre dehors les Anglais ! Formule ancienne qui pouvait passer pour juste avant la Révolution de 1979 mais qui contient encore une part de vérité : la République islamique d’Iran est une République cousine de la France ou de l’Allemagne. Et on sait que les Juifs libanais avaient des passeports iraniens dans les années 1970. Aujourd’hui la République islamique modifie un peu la donne. Le problème sunnite en Irak, l’expansion chiite en Irak sont des «problèmes internes» qui n’ont pas vocation à modifier nos relations avec ces pays. Seuls les terroristes peuvent vouloir les utiliser à cette fin : une fois qu’ils seront hors d’état de nuire, les fumées qui nous masquent la réalité se dissiperont. La réalité est un vaste agrégat de peuples qui ont vocation géographique à marcher distinctement aux côtés de l’Europe et non contre elle. La politique de la France est de ce point de vue assez bien équilibrée. Elle aurait bien vocation à être celle de l’Europe dans son ensemble. Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes – pour les Iraniens d’avoir procédé à une Révolution authentiquement religieuse en 1979 même si elle choque notre individualisme atavique – ne signifie pas forcément exportation mondiale d’un modèle théocratique même si tout modèle a vocation à devenir universel. Mais n’est-ce pas là la grande erreur française comme allemande comme hégélienne : penser que tout sens rationnel, voire que tout modèle peut et doit être universel ? C’est l’erreur que ne se lassent pas de dénoncer les intellectuels japonais interrogés par Jean D’Istria et dont nous vous parlerons bientôt. L’éditeur de ces dialogues passionnants est à «Paris et Tel-Aviv» (1), soit dit en passant. Et il est vrai que certains intellectuels islamistes ne peuvent s’empêcher de la commettre : ils ne se dénomment pas intellectuels mais «serviteurs de Dieu» bien qu’ils pensent rationnellement un concept parfaitement compris et aperçu, jusqu’en ses dernières conséquences. «C’est trop idéaliste… et de ce fait, cruel.» comme disait Dostoïevski cité par Deleuze en exergue à sa Présentation de Sacher-Masoch (éd. de Minuit, 1967) ! Même si la flagellation passive peut avoir une portée religieuse (catholicisme réaliste des Philippins, mysticisme collectif d’identification aux fondateurs du chi’isme, etc.) il faut convenir qu’elle n’est pas – a priori – l’ennemie de l’humanité mais une forme intéressante de son expression culturelle. L’Occident doit savoir séduire à nouveau par des actes : il est touchant de voir de si nombreux étrangers (souvent anciens colonisés de la France qui n’ont pas oublié les bienfaits de cette période souvent bien plus brillante que celle de leur misérable période d’indépendance postérieure, synonyme de ruine et de chaos pratiquement ininterrompus) vouloir devenir Français. Laissons-les donc devenir Français ! Et pourquoi pas ? S’ils choisissent la France, ils renforceront notre modèle tôt ou tard. Les U.S.A. dont l’administration pose tant de problèmes au monde actuellement ont créé leur force ainsi : en agrégeant ceux qui le désiraient car les U.S.A. savaient qu’un modèle désiré est un modèle puissant qui augmentera sa puissance ! Alors agrégeons ! Oublions l’état d’urgence : c’est une écume sur la mer de l’humanité. Soyons simplement intraitables avec les criminels qui voudraient s’immiscer dans ces cohortes : que la police française prenne modèle sur celle des U.S.A. si respectée et si puissante ! Ce désir d’agrégation à la France est d’ailleurs un signe que la décolonisation française – en Afrique comme en Asie du Sud-Est comme partout ailleurs – fut prématurée. C’est l’évidence. N’est-elle pas le signe qu’une nouvelle période de colonisation est souhaitable ? Si nous revenions comme associés souhaités dans ces pays, avec la double-nationalité valable dans les deux sens, quel bénéfice permanent des nations comme le Cambodge ou le Mali n’en tireraient-elles pas ? Les États de ces pays sont exsangues et incapables de les gérer correctement. Nous savions le faire. Nous saurons le faire demain tout aussi bien, si les intéressés nous le demandaient. Au conditionnel ? Ne cessent-ils pas de nous le demander pour une bonne partie d’entre eux ? Ils sauvent la face mais ne peuvent se passer de «l’aide internationale» qui n’est qu’une colonisation rampante. Paul Valéry a eu finalement tort de s’attrister : tout est encore possible pour l’Europe ! Elle peut redevenir bientôt la maîtresse morale et économique du monde si elle prouve la justesse de ses vues à ce restant qui nous observe passionnément. Même les U.S.A. reviendront dans notre giron moral et diplomatique, économique : nous ne pouvons être trop séparés trop longtemps. Des liens trop puissants nous unissent. En attendant ces jours heureux, nous redisons tranquillement que la France doit notamment être prête à mourir pour le Liban – au sens où on parlait de «Mourir pour Dantzig», qui sait ? Oui… qui sait ! Car le Liban est l’exemple même de l’innocent et il n’est pas sans signification que cet innocent soit issu politiquement d’une volonté française. Par delà les intérêts syriens et israéliens, le Liban doit être maintenu comme exemple de la justice française face aux volontés hégémoniques les plus variées. Note : (1) Il s'agit des éditions de l'Éclat dirigées par Michel Valensi.

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12/09/2006 | Lien permanent

Nightfall de Jacques Tourneur, par Francis Moury

Crédits photographiques : Jon Nazca (Reuters).
NIGHTFALL 03.jpgRésumé du scénario
Wyoming et Californie, Los Angeles, 1956 : la vie de James Vanning, un homme ordinaire qui campait dans les montagnes avec son ami médecin, bascule après leur rencontre avec deux gangsters meurtriers qui viennent de voler 350 000 dollars. Ils abattent le médecin et laissent Vanning pour mort mais oublient le sac contenant le butin à côté de son corps inanimé. La nuit venue, Vanning se réveille… alors qu’ils reviennent pour l’achever et récupérer le sac. Vanning n’a que le temps de s’enfuir. Les deux criminels le traquent jusqu’à Los Angeles…

Critique
«De tels retournements de situation, de tels écarts entre la cause et l’effet, sont la règle sur ce théâtre d’ombres où rien n’est jamais définitivement acquis, où les puissances trompeuses se jouent de nos facultés de jugement, où l’esprit vacille au seuil de vérités insoutenables. Le concept de suspense, impliquant une libre détermination de la créature, n’a plus cours ici car le Destin ne frappe jamais à l’endroit ni au moment où on l’attend : il surgit au détour d’un plan, inexplicable, imprévisible. […] Comme cet accident de voiture sur une route enneigée du Wyoming qui livre James Vanning aux angoisses d’une chasse à l’homme (Nightfall d’après David Goodis).»
Michael Henry, fiche Jacques Tourneur, in Dossiers du cinéma, Cinéastes, 3 (Casterman, Belgique, 1974), p. 194.

Réalisé par Jacques Tourneur presque dix ans après son film noir américain RKO La Griffe du passé / Pendez-moi haut et court [Out of the Past / Build My Gallows High] devenu un classique du genre, Nightfall (1) est co-produit par l’acteur Tyrone Power et distribué par la Columbia en 1956. Dans la filmographie générale de Jacques Tourneur (1904-1977), Nightfall précède son génial Night of the Demon / Curse of the Demon [Rendez-vous avec la peur] (G.-B., 1958). De même que le roman de David Goodis Nightfall [Vicious Circle] adapté par Stirling Silliphant, la nouvelle fantastique anglaise de Montague Rhode James adaptée par Tourneur dans Night of the Demon décrira elle-aussi un «cercle vicieux» : l’une des figures les plus habituelles du destin lorsqu’il tourmente les pauvres humains, créatures semblables, sinon à des ballons de papier comme dans le titre d’un film japonais classique, du moins à la boule rebondissant sans cesse en équilibre sur le jet d’eau du bassin de la petite ville frontalière mexicaine où rôde L’Homme léopard, peut-être le chef-d’œuvre absolu de Tourneur bien qu’il soit moins connu que La Féline [Cat People] et que Vaudou [I’ve Walked With a Zombie], tous trois produits par le grand Val Lewton et distribués par la RKO Pictures en 1942-1943. Le thème du cercle est patent dans la filmographie de Tourneur : un de ses films a d’ailleurs pour titre original Circle of danger [L’Enquête est close] (États-Unis, 1951). À partir du thème cauchemardesque (classique dans la littérature et le film noir américain) du fugitif innocent basculant dans une vie de peur et d’angoisse, David Goodis avait, de son côté, déjà traité en 1946 le sujet, en adjoignant déjà à son héros l’aide d’une «anti-femme fatale» : Dark Passage (1947) adapté au cinéma par Delmer Daves sous le même titre (2).
Ni pour le romancier Goodis, ni pour le scénariste Stirling Silliphant, ni pour le cinéaste Jacques Tourneur un tel sujet n’a donc rien de spécialement nouveau mais il est ici, comme souvent dans les bons films de Tourneur, sous-tendu par autre chose que son discours manifeste : un discours latent analogue à celui des rêves et des cauchemars nous y parle, et nous y parle un ton plus bas – comme Henry l’avait déjà bien noté en 1974 – que dans les productions habituelles d’Hollywood. La structure anamnésique du script de Silliphant permettant d’alterner ville et montagne alors que le roman de Goodis était majoritairement urbain voire statique, d’alterner déplacements et transferts avec des moments de réflexion ou d’absences (au sens physique, parfois : le regard cherche un objet ou une personne qu’il ne trouve pas et le suspense nait de cette absence, de ce vide presque ontologique), la cruauté insigne de la mort du second gangster et celle de la torture dont on menace Aldo Ray, la rencontre improbable des deux solitudes que sont Ray et Anne Bancroft (cette dernière alors au sommet de son érotisme et de sa beauté) : tous ces éléments concourent à créer cette sensation de (parfois) mauvais rêve baigné par une musique à la mélodie curieusement envoûtante, baigné aussi par une photo aux registres très heurtés (neige nocturne, neige diurne, ville nocturne, ville diurne) sans solution de continuité sauf durant l’aube, le crépuscule, seules périodes indécises laissant un répit possible aux héros. Ce dernier terme est d’ailleurs, on le sait, lui-même inadéquat : il n’y a pas de héros chez Tourneur, du moins pas dans le sens où on l’entend ordinairement. Jean-Marie Sabatier pensait qu’un cinéaste tel que Mario Bava se situait du côté des Tragiques grecs, des Présocratiques et de la poétique de Gaston Bachelard : l’univers de Jacques Tourneur n’en est pas si éloigné, dimension nécrophilique (le cinéma de Bava étant autant une physique qu’une métaphysique aristotélicienne de la mort, comme nous l’avons rappelé à propos de son Ecologia del delito / Reazione a catena [La Baie sanglante]) mises à part. Car chez Tourneur aussi, le Destin, la Némésis, l’Ananké, les quatre éléments composent d’étranges tableaux, oscillant constamment entre volonté et représentation, comme eût dit Arthur Schopenhauer. L’oscillation tourneurienne, par sa modulation très particulière, l’aurait d’ailleurs sûrement passionné.
Jacques Tourneur a irrégulièrement mais admirablement servi le cinéma fantastique – genre qu’il tenait pour majeur : ses entretiens en témoignent – entre 1940 et 1965 : il y a une esthétique et des traces thématiques relevant du fantastique dans certains de ses autres films. Nightfall en fournit un parfait exemple. En tant que film noir américain, Nightfall est probablement mineur par comparaison avec Out of the Past. En tant que film de Jacques Tourneur, Nightfall lui est peut-être supérieur à cause du degré supérieur de fantastique qu’il recèle.

Notes
(1) La Nuit tombe, traduction française chez Gallimard (coll. Série blême, 1950). Pour le film, je me réfère au DVD édité en juin 2012 par Wild Side dans la collection Confidential Classics, comprenant un livret illustré et relié de 80 pages, Le noir n’est pas si noir : le cinéma de David Goodis par Philippe Garnier. Riche en informations de première main et contenant l’ensemble du matériel publicitaire de l’époque mais aucune déclaration de Jacques Tourneur lui-même concernant son film, sauf erreur de lecture. Ce décentrage du livret vers le scénario de Silliphant et le roman de Goodis plutôt que vers le cinéaste Jacques Tourneur est un pari bien tenu dans la mesure où il permet à Garnier de spécifier, à propos de nombreux détails, la thématique et l’esthétique de Jacques Tourneur. Celui qui ne s’intéresse absolument pas à Goodis mais beaucoup à Tourneur (c’est notre cas) y trouve donc tout de même une ample nourriture.
Entretien avec Michael Henry Wilson, auteur d’un livre sur Jacques Tourneur ou la magie de la suggestion (Éditions du Centre Pompidou, 2004). Michael Henry avait aussi écrit un excellent article d’ensemble sur Jacques Tourneur pour les Dossiers du cinéma, Cinéastes, 3 (op. cit. ), l’un des meilleurs parus dans notre langue avec celui de Jean-Marie Sabatier intégré comme fiche à son musée imaginaire dans Les Classiques du cinéma fantastique (Balland, 1973). Jacques Tourneur (1904-1977) fut réellement redécouvert au crépuscule de sa carrière par son pays d’origine puisque c’est seulement vers 1965 que les revues Midi-Minuit Fantastique, Positif et Présence du cinéma lui consacrent entretien et articles.
Galerie affiches et photos de presque 50 documents, la plupart d’entre eux également imprimées sur le livret.
(2) Dark Passage porte le titre français d’exploitation Les Passagers de la nuit et le livre traduit en français porte le titre Cauchemar chez Gallimard (Série blême, 1949).

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22/09/2012 | Lien permanent

Phantom de F. W. Murnau, par Francis Moury

Crédits photographiques : Ariel Schalit (AP Photo).
Résumé du scénarioAllemagne, à Breslau en 1922 : Lorenz songe douloureusement à son passé. On lui offre un cahier sur lequel on lui suggère de le raconter pour s’en délivrer. Autrefois employé modèle de la mairie et poète dont la fille du libraire voisin est amoureuse, Lorenz fut un jour renversé par une calèche conduite par Veronika, une jeune femme de la haute société. Lorenz tombe éperdument amoureux de cette ombre qu’il ne parviendra pas à rencontrer à nouveau. Sa passion pour ce quasi-fantôme l’entraîne sur la voie de la déchéance, du vice, du crime, de la prison.Fiche technique succincteMise en scène de F. W. MurnauProduit par Eric Pommer, U.C.O. Films (Berlin)Scénario : Thea Von Harbou d’après le roman de Gerhart HauptmannDirection de la photographie : Axel Graatkjaer et Theophan OuchakoffMontage : non créditéDécors : Hermann WarmMusique : originale perdue, nouvelle musique de Robert IsraelAvec : Alfred Abel, Frida Richard, Aud Egede Nissen, H.H. Von Twadowski, Karl Etlinger, Lil Dagover, Grete Berger, Anton Edthofer, Ilka Gruning, Lya de Putti, Adolf Klein, Olga Engl, Heinrich Witte, Wilhelm Diegelmann, Eduard Von Winterstein, etc.CritiquePhantom [Le Fantôme] (Allemagne, 1922*) de F.W. Murnau, sorti la même année mais tourné après Nosferatu le vampire, n’est pas un film fantastique comme son titre le laisserait penser mais il s’approche parfois de ce genre à cause de son esthétique expressionniste récurrente et à cause de certains éléments thématiques murnalciens. À noter que les diverses teintes monochromes de l’image furent expressément sélectionnées par Murnau qui voulut, en revanche, que les visions oniriques ou cauchemardesques demeurassent en pur N.&B.Adapté par Thea von Harbou – aussi la scénariste de Fritz Lang à cette époque – d’un roman paru en épisodes dans un journal de Berlin, tourné dans des décors parfois magnifiques (la place de Breslau) construits par le célèbre Hermann Warm, on trouve naturellement dans Phantom certains thèmes directement issus du romantisme allemand littéraire dont Murnau est un héritier : descente aux enfers, rivalité du rêve avec la réalité puis englobement et dévoration de la réalité par le rêve, dédoublement, critique grinçante de la réalité sociale. On y trouve aussi des moments de fantastique «décoratif» à la manière expressionniste : les pointes des toits s’inclinant sur l’acteur Alfred Abel fuyant dans les rues sous leur menace, la table du couple Alfred Abel-Lya de Putti s’affaissant brusquement dans les profondeurs de la terre, ou bien encore ce plan nocturne – les scènes de nuit furent véritablement tournées la nuit – de la rencontre entre la sœur de Abel et un ivrogne titubant sous les réverbères. Sans oublier non plus quelques touches expressionnistes plus discrètes : le physique inquiétant, lunaire, drogué, du frère de Lorenz, au corps et au visage presque caligaresques, les visions fugitives de Lorenz qui le surprennent en privé comme en public. Visions typiques de cette «réalité endormie», de ce «demi-sommeil» que Murnau voulait expressément mettre en scène. Il faut également savoir que certains plans sont inspirés (et certains acteurs et certaines actrices engagées en raison de leur ressemblance physique avec…) des peintures d’Édouard Munch.Dans Nosferatu (plagié du Dracula de Bram Stoker) un vampire bien réel contaminait la réalité et la dévorait de l’intérieur. Dans Le Fantôme, le poète et fonctionnaire Lorenz est littéralement vampirisé par une idée-vampire. On pourrait, à la limite, définir Phantom en disant qu’il s’agit d’une sorte de Nosferatu inversé si le réalisme du film – qui se présente comme un drame psychologique – ne donnait en outre des aperçus saisissants du chaos social induit par la crise financière terrifiante engendrée par l’inflation de 1922-1923, décrite simultanément dans les films contemporains de Fritz Lang. La danse de Lorenz avec la «fausse» Veronika utilise l’effet spectaculaire de la «caméra déchaînée» que Murnau reprendra dans Le Dernier des hommes (1924). Les clients plus ou moins interlopes du cabaret se mettent à tourner autour de lui, tandis qu’inversement il se retrouve à monter un escalier dans un effet de boucle sans fin. Dans un autre plan, sa sœur ivre d’alcool et d’argent danse frénétiquement sur la table du cabaret, applaudie par les noctambules, alors que sa mère va bientôt mourir de misère et de dépression nerveuse ! Ces «curiosités esthétiques» au sens baudelairiens ont certes un caractère «démoniaque» au sens métaphysique que les Grecs et Goethe donnaient à ce mot mais elles offrent aussi, au premier degré, une série de visions assez saisissantes de l’état de décomposition sociale de l’Allemagne au lendemain de la Première Guerre mondiale.(*) Note sur le titre original et le titre français On se demande pourquoi MK2 n’a pas traduit le titre original allemand pour l’exploitation française ? D’autant plus qu’il semble bien que le film ait effectivement été exploité sous sa traduction française littérale chez nous, à savoir : Le Fantôme ! Sinon, pourquoi Lotte H. Eisner se serait-elle donnée la peine de l’employer entre crochet dans l’édition française «définitive» (1965) de son livre majeur L’Écran démoniaque, même si les trois passages sont allusifs et très brefs ? Jean-Marie Sabatier, lorsqu’il cite Phantom en 1973, ne mentionne même plus cette traduction française dans la filmographie sélective annexée à la fiche «Murnau» de son admirable musée imaginaire du cinéma fantastique mondial. Il est vrai que Phantom était réputé introuvable au tournant des années 1965-1975. Il n’a été restauré qu’en 2005 par la Fondation Murnau et importé chez nous en VOSTF qu’en 2010 par MK2.

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16/12/2010 | Lien permanent

Les cinq métaphysiques d’Aristote, par Francis Moury

Crédits photographiques : Maximilien Brice, CERN.
31I2rHPCi4L._SS500_.jpgÀ propos d’Aristote, Les Métaphysiques, un volume in-8° de 528 pages, traduction analytique des livres Γ, Z, Θ, I, Λ, introduite, commentée et annotée par André de Muralt, avec bibliographie, index nominum et rerum, Éditions Les Belles lettres, huitième volume de la collection Sagesse médiévale, 2010.
LRSP (livre reçu en service de presse).
«L’ouvrage appelé Métaphysique, en quatorze livres, est une collection faite vraisemblablement peu de temps après la mort d’Aristote, et comprenant tout ce qui se trouvait dans ses papiers de relatif à la philosophie première. Ces écrits doivent leur nom actuel […] à leur position après la physique dans l’édition d’Andronicos. Ce qui en fait le fond, ce sont les livres I, III, IV, VI à IX, X (numéros de l’édition de Berlin). Le livre II et le livre XI à partir du chapitre VIII […] sont inauthentiques.»Émile Boutroux, Études d’histoire de la philosophie, § Aristote (quatrième édition, Librairie Félix Alcan, 1925), pp. 105-106.Voici un livre presque acroamatique, selon l’acception du terme dans l’école aristotélicienne antique ! Comme d’habitude chez les Belles lettres, c’est un livre matériellement magnifique (papier, typographie, mise en page) mais revenons à l’aspect qui le caractérise tout de même plus individuellement à défaut de pouvoir le définir totalement. Car acroamatique, il l’est assurément bien qu’il s’agisse d’une traduction sans le texte grec, donc pas d’une édition au sens strict, et dont les termes grecs sont translittérés en lettres latines, cette collection intitulée Sagesse médiévale n’étant pas soumise aux exigences philologiques de la Collection des Universités de France, et bien que tout soit fait pour faciliter la lecture au non-helléniste : un index rerum très fourni qui est un authentique glossaire aristotélicien comparé, des notes philologiques précises et scrupuleuses, un constant commentaire de la traduction proposée, et sa mise en relation avec l’histoire de la philosophie antique, médiévale – thomiste au premier chef : le motif de la critique faite à l’interprétation de Pierre Aubenque provient en partie de là, comme on le verra infra – moderne et contemporaines, donc de Plotin à Heidegger. Cette tentative inédite de recentrage sur ce que le professeur André de Muralt, de l’Université de Genève, considère comme les livres essentiels parmi les quatorze que compte l’œuvre au total, vise à mettre en évidence ce qui serait le cœur théorique, le noyau central de la métaphysique d’Aristote. Cette limitation suppose un lecteur déjà très largement introduit, sachant par exemple déjà ce qu’est la numérotation Bekker utilisée pour l’édition de l’Académie Royale de Prusse (Berlin) en matière d’édition philologique aristotélicienne, numérotation évidemment conservée ici.Cette réduction à cinq livres, au lieu de quatorze, pose d’inévitables problèmes. L’image qu’elle donne de la métaphysique en tant que système comme celle qu'elle donne de La Métaphysique en tant que livre (ou si on préfère, en tant que collection de manuscrits formant un tout traditionnel depuis l’antiquité) d’Aristote est inévitablement modifiée, inévitablement moins complète par définition que l’édition… complète. C’est une évidence qui va sans dire mais qui va mieux en la disant et dont il faut bien avoir conscience car ses conséquences philosophiques et historiques sont assez importantes.Certes, il est exact que des thèses essentielles à l’aristotélisme se trouvent dans les cinq livres sélectionnés : par exemple, certains commentaires importants sur la science de l’être en tant qu’être et sur les divers sens du mot être se trouvent effectivement dans Γ (1003 a 22 sq.), d’autres sur le rapport logique, chronologique et ontologique de la puissance à l’acte se trouvent dans Θ mais d’autres tout aussi importants sont ici absents car ils se trouvent dans d’autres livres que Muralt n’a pas traduits. Par exemple le fameux commentaire sur les sens divers de «être» dans Δ 1017 a 7 sq. Autre problème : certains livres forment un sous-ensemble théorique naturel, si on ose dire, qui se voit de facto démembré en raison de cette sélection. Des trois livres Z-H-Θ consacrés aux substances sensibles, Muralt a conservé Z et Θ mais pas H. Pourtant Z et H étudient la substance en la décomposant analytiquement en matière (dans Z) et en forme (dans H) alors que Θ adopte un point de vue dynamique en l’étudiant sous l’angle du passage de la puissance à l’acte.Cette présentation recentrée et cette sélection ne sont pas philosophiquement innocentes. Une ample introduction méthodologique nous relate clairement et distinctement leur genèse intellectuelle. André de Muralt écrit à la page 15 de son introduction générale que l’interprétation donnée par Pierre Aubenque du problème de l’être chez Aristote peut se résumer à l’idée que la métaphysique serait un idéal recherché mais jamais atteint, finalement dissout en construction d’une logique et d’une physique (au sens large de cosmologie, en ce cas) et il conclut froidement par ces mots : «Cette interprétation de Pierre Aubenque est sans issue et la critique en a été faite». Par Muralt, dans un de ses livres parus en 1985, nous précise une note de renvoi. Nous tiquons tout de même en lisant cela et pas seulement parce que nous fûmes élève d’Aubenque à Paris-IV dans les années 1980 puis auditeur de ses séminaires d’inauguration de la chaire Étienne Gilson à l’Institut Catholique de Paris vers 1998. Pas seulement non plus parce qu’Aubenque est le commentateur le plus important d’Aristote dans l’université française de la seconde moitié du XXe siècle. On ne va pas refaire l’histoire philologique et philosophique du problème onto-théologique chez Aristote, ni celle de sa remise en lumière par Martin Heidegger, ni même celle de sa mise au point en 1962 par Aubenque dans Le Problème de l’être chez Aristote (éd. P.U.F., coll. B.P.C.). Nous voulons seulement préciser au lecteur qu’Aubenque s’appuyait avec une particulière rigueur sur les textes et les commentaires de ses prédécesseurs. Au demeurant, Aubenque indiqua, dès la Préface de la deuxième édition, ce qu’avait d’incomplet et d’unilatéral un tel résumé de sa thèse : n’avait-il pas cité en exergue de son propre travail une formule célèbre de Hegel dénonçant l’unilatéralité en matière spéculative ? Le verso du volume de la cinquième édition (1983) des P.U.F. du livre d’Aubenque résumait parfaitement sa pensée dans sa totalité en ajoutant que «si la métaphysique aristotélicienne résiste à toute forme de clôture et, en particulier, à la systématisation onto-théologique que lui imposera la tradition [i.e. l’aristotélisme thomiste, qui n’est pas identique à ni synonyme de thomisme, par lui-même], elle révèle positivement une structure aporétique et inachevable de l’être qui fait droit par avance à l’exigence de dépassement qu’exprimeront à la fin de l’Antiquité les Néoplatoniciens et de nos jours, Heidegger».De telles querelles sont la vie même de l’œuvre d’Aristote : depuis 2 500 ans, un philosophe se définit aussi bien par sa lecture de Platon que par sa lecture d’Aristote. Elles sont donc bien naturelles. Alors doit-on tenir pour l’interprétation de Muralt plutôt que pour celle de Aubenque ? La réponse dépasserait, de toute évidence, le cadre d’une simple chronique comme celle-ci, la bibliographie de ces questions occupant à elle seule autant que la totalité du volume de la mémoire disponible sur Stalker. Disons simplement au lecteur éventuellement impatient de savoir qu’en ce qui nous concerne, nous nous rangeons du côté d’Aubenque depuis assez longtemps.À propos de bibliographie, venons-en justement à celle de Muralt qui se veut technique (on y trouve les fameux travaux de Jaeger et de P. Owens, d’ailleurs critiqués en leur temps par Aubenque dans l’Avant-propos du Problème de l’être chez Aristote) mais également assez généraliste pour servir éventuellement de bibliographie introductive à l’aristotélisme et à ses problèmes. Elle nous fait un peu tiquer, elle aussi. Muralt annonce qu’il va mentionner les éditions, les traductions et les commentaires principaux de La Métaphysique. Très bien mais… étant donné qu’il s’agit tout de même d’une bibliographie destinée aux lecteurs francophone, et sans vouloir remonter pour autant jusqu’au moindre paragraphe signé Victor Cousin, on se demande ce qui a poussé Muralt a ne pas y citer les magnifiques et incontournables travaux de Félix Ravaisson dont l’admirable Essai sur la métaphysique d’Aristote (1) marque un terminus a quo dans les études aristotéliciennes françaises, ni ceux non moins admirables d’Octave Hamelin, à savoir Le Système d’Aristote, édité par Léon Robin en 1920 (troisième édition, en 1976, conforme à la première), et La Théorie de l’intellect d’après Aristote et ses commentateurs, édité par Edmond Barbotin ? En outre, si La Théorie platonicienne des Idées et des nombres d’après Aristote de Robin est bien mentionnée, il manque en revanche son Aristote postérieur, paru en 1944 aux P.U.F. et assez substantiel aussi. Sans oublier d’assez importants ouvrages collectifs français ou francophones faisant aussi défaut : par exemple Autour d’Aristote – recueil d’études de philosophie ancienne et médiévale, offert à Monseigneur A. Mansion (Louvain, 1955) dans lequel on trouvait d’aussi passionnantes contributions que celle d’E. Barbotin, Deux témoignages patristiques sur le dualisme aristotélicien de l’âme et de l’intellect. On ne peut pas dire que la mention d’une édition allemande du Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein compense de telles lacunes, d’autant moins qu’il existe une traduction française parue en 1961 chez Gallimard en N.R.F. du Tractatus par Pierre Klossowski, préfacée par Bertrand Russel : c’est à celle-là qu’il eût fallu renvoyer au premier chef ! Quant à la mention du Mythe de l’intériorité de Jacques Bouveresse (2), on ne peut pas dire non plus qu’elle nous fasse oublier l’absence de l’important article Aristote d’Émile Boutroux, initialement paru en 1886 dans La Grande Encyclopédie puis intégré à ses admirables Études d’histoire de la philosophie, ni celle des sections Aristote dans les Histoires de la philosophie d’Émile Bréhier, d’Albert Rivaud et de la Pléiade qui demeurent de très importantes synthèses.Un mot enfin relatif à la célèbre traduction française intégrale, avec commentaire et notes, de La Métaphysique par J. Tricot éditée par Vrin et plusieurs fois refondue et améliorée. Cette traduction intégrale que la seconde moitié du XXe siècle pensant tenta de déchiffrer laborieusement, était réputée, à juste titre, pour sa difficulté mais elle était et demeure cependant la seule traduction moderne intégrale encore aisément disponible en langue française à l’heure actuelle. Muralt la mentionne pour la première fois à la page 75. Elle y est qualifiée de «la plupart du temps fidèle mais quelque peu distendue» : ce dernier terme est bien trouvé et nous sommes bien d’accord ! Avouons-le, il est absolument impossible de lire une ligne d’Aristote traduite par Tricot sans avoir recours à l’appareil colossal de notes explicatives situées au bas des pages : preuve manifeste que la traduction ne se suffit pas tout à fait à elle-même ! D’ailleurs une expérience toute simple suffit à s’en convaincre : comparer la traduction Tricot d’une phrase d’Aristote à une autre traduction signée par quelqu’un d’autre : la seconde est systématiquement plus claire et compréhensible ! Nous nous souvenons que Boutang préférait par exemple la traduction J. Voilquin de L’Éthique à Nicomaque à celle de Tricot. Et nous pensons aussi que le De Anima est plus compréhensible traduit par E. Barbotin que par J. Tricot. Muralt commente en notes une dizaine de fois environ la traduction Tricot mais ne la cite pas dans la section bibliographique concernant les traductions du texte d’Aristote ! Elle marque une date qu’il ne faut pourtant pas oublier. Elle avait été, en dépit de ses défauts intrinsèques qui la rendent difficilement lisibles par l’honnête homme non-helléniste, pourtant honorée en raison de sa grande précision par une médaille d’argent décernée en 1934 à Tricot par l’Association pour l’encouragement des études grecques puis couronnée par l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres en 1946. Muralt suppose-t-il si connue de son lecteur la traduction Tricot qu’il soit inutile de la mentionner à cet endroit précis de son propre livre ?Bref… c’est donc au lecteur de dire, in fine, si cette traduction doctrinale plutôt que philologique ou historique, proposée par André de Muralt, traduction disposant de très nombreux commentaires philosophiques entre crochets soigneusement disposés par la typographie mais d’un aspect inévitablement touffu tout de même d’un texte constamment ardu d’abord et toujours très technique de forme, lui rend un service global (s’il accepte l’interprétation générale donnée par Muralt) ou ponctuel (si telle ou telle remarque de Muralt est jugée exacte relativement à tel problème aristotélicien dont il aurait à connaître) en regard de l’ancienne traduction intégrale de Tricot. Car, de toute évidence, elle ne peut la remplacer. Elle ne peut valoir que concernant les 5 livres traduits, par définition. Concernant ces 5 livres, l’effort analytique et historique de Muralt se signale évidemment à sa bienveillance car il était temps qu’on puisse avoir un terme de comparaison moderne à mettre en regard de Tricot. Et l’amoureux de la philosophie du Moyen Âge sera naturellement passionné par les commentaires historiques et théoriques de Muralt. Quant au spécialiste d’Aristote, il doit désormais s’adjoindre ce remarquable outil de travail, sur les cinq livres en question, en attendant Godot, à savoir l’édition du texte grec des quatorze livres avec la traduction française en regard que nous espérons patiemment voir arriver un jour aux Belles lettres dans la Collection des Universités de France, sous les auspices de l’Association Guillaume Budé, pour parachever son corpus aristotélicien qui compte actuellement trente-deux volumes.Notes(1) Réédité en 2007 par les éditions du Cerf dans la collection La Nuit surveillée, alors que jusqu’à présent on ne trouvait guère en librairie que les admirables Fragments du tome III : Hellénisme, Judaïsme, Christianisme chez Vrin, en B.T.P., dans l’éd. établie en 1953 par Ch. Devivaise.(2) Il s’agit du spécialiste de Wittgenstein (il a publié sur lui plusieurs études aux Éditions de Minuit) qui avait critiqué allusivement notre série Bellum civile dans un article du Monde diplomatique de mai 2006 et à qui nous avions répondu au mois d’août 2006 suivant ici même dans Sur quelques illusions perdues… sur d’autres à entretenir !

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30/05/2010 | Lien permanent

Faust de F. W. Murnau, par Francis Moury

Capture d'écran : Francis Moury.
RappelNosferatu le vampire.Résumé du scénarioPrologue : Satan et Dieu mettent en jeu le salut du docteur Faust. Sur la Terre une épidémie de peste décime une kermesse tandis que Faust, lassé de son impuissance, invoque Satan qui lui apporte la science (il guérit les malades), la jeunesse retrouvée, enfin les plaisirs du monde qu’ils visitent tous deux à travers les airs. Faust à nouveau lassé de tout exige de revenir en Allemagne. Il y tombe amoureux de la jeune Gretchen, aperçue dans une Église. Le diable fait mal tourner les choses : Faust tue en duel Valentin, le frère de Gretchen, et s’enfuit. Cette dernière est exposée au pilori, puis tombe dans la misère. Accusée injustement d’infanticide, elle est condamnée au bûcher. Elle appelle Faust qui entend, par-delà les espaces lointains qui les séparent, son cri de détresse : il renonce à Satan, redevient donc vieux mais sa passion amoureuse est intacte : il le prouve à Gretchen en se jetant dans le bûcher à ses côtés. Leurs deux âmes sauvées par l’amour s’élèvent au ciel : Satan est vaincu.Fiche technique succincteMise en scène de F. W. MurnauProduit par Eric Pommer, U.F.A. (Berlin)Scénario : F. W. Murnau, Thea Von Harbou, G. Hauptmann, H. Kyser d’après Marlowe, J.W. Goethe, etc.Directeur de la photographie : Carl HoffmannMontage : non crédité au génériqueDécors : Robert Herlth et Walther RöhrigMusique : Peter Hensel et Javier Perez de Azpeitia (piano)Avec : Gösta Ekman (Faust), Emil Jannings (Méphisto), Camilla Horn (Gretchen / Marguerite), Frida Richard (la mère de Gretchen), Wilhelm Dieterle (Valentin, le frère de Gretchen), Yvette Guilbert (tante Marthe), Éric Barclay, Hanna Ralph, Werner Fuetterer, etc.Critique«On ne saurait aller au-delà en fait de hardiesse de pensée, et le souvenir qui reste de cet écrit tient toujours un peu du vertige. […] Milton a fait Satan plus grand que l’homme ; Michel-Ange et le Dante lui ont donné les traits hideux de l’animal, combinés avec la figure humaine. Le Méphistophélès de Goethe est un diable civilisé.»Madame de Staël, De l’Allemagne, extrait cité par Gérard de Nerval in Préface à la première édition (1828) de sa traduction française du Faust de Goethe (Éditions Alphonse Lemerre, coll. Bibliothèque universelle Lemerre, s.d.), pp.10-11.«Au fond, ce qui nous semble contradictoire est solidaire : le bien ne peut se réaliser sans la médiation du mal, l’accès à la culture et à la moralité requiert la discorde et sa valeur stimulante, la vertu est faite de passion, «la vraie liberté n’existe que dans l’unité et la fusion de l’individualité et de l’universalité» (Hegel); La lumière, comme le dit Méphistophélès, est née de la nuit et prétend vainement se passer de la nuit. Mais si la manifestation de l’Absolu ne peut se faire que par la voie de la contradiction, il faut admettre cependant que ces oppositions sont convergentes et se résorbent en une unité supérieure. La pensée n’a donc pas à séparer et à choisir : «c’est dans la totalité, écrivait le poète Arndt, que reposent l’essence divine et la religion.»Maurice Dupuy, La Philosophie allemande, Conclusion (Édition originale P.U.F., coll. Que sais-je ?, 1972), p. 123.Faust [Faust, une légende populaire allemande] (Allemagne, 1926) de F. W. Murnau est un monument en apparence très inégal et très curieux mais qui maintient en profondeur l’inspiration murnalcienne fantastique combinant expressionnisme et romantisme allemands.De cette «légende populaire allemande» (dixit le sous-titre) inspirée par un véritable Faust (qui aurait vécu aux environs de 1480-1540), d’abord adaptée en 1588 par le jeune tragédien anglais Marlowe, puis par les Allemands Klinger (1791) et Lenau (1836), le texte de Goethe conserve certains éléments mais d’autres sont abandonnés ou modifiés. Murnau et ses scénaristes (dont Théa von Harbou) modifient et innovent à leur tour. Entre Goethe et Murnau, sont passés les influences de Gounod, de Berlioz, de la Faust Symphonie de Franz Liszt, de Wagner, des peintres et graveurs romantiques allemands, et même au moins celle d’un dessin d’Alfred Kubin. Du premier comme du second Faust de Goethe, et des autres sources narratives, plastiques ou musicales, Murnau réussit à synthétiser et à transmuter plastiquement les enjeux métaphysiques dans le cadre d’un film ambitieux qui se voulait à la fois populaire et artistique, à la fois commercial et d’avant-garde.Le prologue-dialogue hugolien – sinon nervalien – entre Dieu et Satan s’achève par ces plans célèbres où l’aile noire gigantesque du démon obscurcit la ville : plan spectaculaire réellement cauchemardesque et fantastique. L’amour de Faust rajeuni pour Gretchen alterne avec l’amour factice provoqué par Méphisto chez sa tante Marthe, jouée d’une manière amusante par Yvette Guilbert, qui se produisit au cabaret du Moulin rouge. On considère souvent, chez nous, ces séquences comme typiques de la lourdeur germanique. Elles constituent pourtant le cœur noir du film : elles illustrent le thème romantique allemand du double démoniaque. Ici non pas le double d’un individu mais le double d’un rapport entre deux individus : l’amour réel d’essence divine et l’amour artificiel d’essence démoniaque. Emil Jannings incarne en outre un Méphistophélès qui a quelque chose du Tartuffe déjà filmé par Murnau l’année précédente, mais ici en plus nerveux et en plus dynamique encore. Cette «comoedia dell’arte» démoniaque porte en elle, sous sa forme comique, quelque chose de profondément angoissant. De l’essence du rire, selon la thèse esthétique de Baudelaire, ces séquences sont une parfaite confirmation. De tous les antagonismes qui intéressent Murnau, ce n’est pas tant d’ailleurs celui de la beauté et de la laideur, ni celui de la sincérité et de la duplicité que celui de deux formes pures, l’une gracieuse, l’autre contrefaite qui l’a visiblement fasciné. Murnau a ainsi fait répéter des dizaines de fois à l’actrice Camilla Horn sa scène d’amour avec Faust : il voulait obtenir ce bras qui s’abandonne in fine pendant leur étreinte, cette courbure érotique fugitive au moment où elle lui fait ses adieux d’un gracieux geste de la main. Ces scènes paraissent aujourd’hui cruellement artificielles mais connaître le soin apporté à leur genèse permet de les reconsidérer dans leur visée authentiquement inspirée. L’alternance de l’amour Faust-Gretchen / Méphisto-Marthe exprime un dualisme presque gnostique tel qu’un Serge Hutin a pu étudier son influence dans divers courants littéraires, y compris la littérature fantastique et les divers romantismes et symbolismes occidentaux. Le cinéma de Murnau est d’ailleurs tout sauf un cinéma naïf : c’est un art raffiné et concerté, en dépit des concessions au mauvais goût, aux exigences «internationales» de la version américaine que devait distribuer la M.G.M, aux exigences simplistes du grand public visé alors par cette superproduction. Inversement, la modernité de Murnau apparaît au sein même du plan en apparence le plus attendu et le moins original, mais pourtant le moins classique : l’apparition du Diable lui-même. William Friedkin se souviendra peut-être, dans certains plans de L’Exorciste avec la jeune actrice Linda Blair, de la manière dont Emil Jannings était si étrangement figé et comme hésitant entre forme et matière, ses yeux brillants regardant et ne regardant pas, à la fois, le monde humain qui l’entoure.Lotte H. Eisner considérait en 1965 que Faust manifestait «le triomphe du clair-obscur», et qu’il ne subsistait dans le film qu’un expressionnisme fugitif, décoratif. Voire… L’admirable supplément adjoint au film par la fondation Murnau, scrupuleusement traduit en 2007 par l’édition MK2, permet de comparer plan par plan certaines séquences provenant de différents négatifs : on en a compté au moins sept, tant son exploitation et sa distribution furent colossales ! Ces négatifs varient en fonction de plusieurs critères, y compris la volonté de Murnau de corriger tel ou tel rapport d’ombre à la lumière, relativement à l’effet dramatique attendu. Il s’écarte ou se rapproche de l’expressionnisme suivant tel ou tel négatif. Ici précisons que tout est N.&B. : Faust n’est pas un film constitué d’alternances entre séquences ou plans N.&B. et séquences ou plans monochromes teintés de diverses couleurs, comme assez souvent dans le cinéma allemand muet. Cette modération plastique n’empêche pas les prouesses techniques bientôt reprises : ainsi les cercles lumineux qui montent autour de Faust alors qu’il évoque le Diable, seront repris par Fritz Lang l’année suivante autour de sa Femme-robot dans son propre Metropolis. Quant à la kermesse médiévale interrompue par la peste, le moindre détail (substitution d’un ours vivant à un acteur portant une peau d’ours) en a été pesé par Murnau : Carl Dreyer et Ingmar Bergman se souviendront d’un tel pointillisme et d’une telle précision dans leurs propres films à sujets médiévaux. Même une séquence aussi décorative en apparence que celle de la visite au mariage de la Duchesse de Parme (des pseudo-éléphants en tissus s’agitent devant des danseuses orientales quasi-abstraites tant elles sont diaphanes) apporte une vie paradoxalement pure, pleinement affirmative face à « l’esprit qui toujours nie ». Vie positive qui se maintient encore aujourd’hui et réchauffe l’âme du spectateur.À visionner deux fois : une première fois intuitivement et peut-être en toute ignorance et naïveté, puis une seconde fois après avoir pris connaissance des riches suppléments annexés au film par la Fondation Murnau et repris en 2007 dans cette belle édition MK2.Nota beneRemarquons la présence au générique comme acteur (il joue Valentin, le frère de Gretchen) du futur cinéaste «William» Dieterle qui traitera à son tour, durant sa riche période américaine parlante, le thème de Faust dans cette curiosité fantastique mineure mais très originale qu’est The Devil and Daniel Webster [Tous les biens de la Terre] (États-Unis, 1941), édité tout récemment (juin 2010) par Carlotta.

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17/07/2010 | Lien permanent

Matérialisme et terreur chez Alain Badiou, par Francis Moury

Crédits photographiques : AFP Photo (National Archives).
31HSzMQnKRL._SL500_AA300_.jpg41IXC2NV3HL.jpgÀ propos de Alain Badiou et Nicolas Truong, Éloge de l’amour (Éditions Flammarion, coll. Café Voltaire, 2009); Alain Badiou et Fabien Tardy, La Philosophie et l’événement (Éditions Germina, 2010).
LRSP (livres reçus en service de presse)
«Les Romains viendront et ils détruiront notre ville, notre peuple et toute notre nation. C’est le prétexte dont ils couvraient leur intérêt caché et leur ambition. Le bien public impose aux hommes; et peut-être que les pontifes et les Pharisiens en étaient véritablement touchés; car la politique mal entendue est le moyen le plus sûr pour jeter les hommes dans l’aveuglement, et les faire résister à Dieu. On voit ici tous les caractères de la fausse politique, et une imitation de la bonne, mais à contre-sens. La véritable politique est prévoyante, et par là se montre sage. Ceux-ci font aussi les sages et les prévoyants : Les Romains viendront. Ils viendront, il est vrai, non pas comme vous pensez, parce qu’on aura reconnu le Sauveur; mais au contraire, parce qu’on aura manqué de le reconnaître. La nation périra : vous l’avez bien prévu; elle périra en effet; mais ce sera par les moyens dont vous prétendiez vous servir pour la sauver; tant est aveugle votre politique et votre prévoyance. La politique est habile et capable : ceux-ci font les capables. Voyez avec quel air de capacité Caïphe disait : Vous n’y entendez rien; il n’y entendait rien lui-même. Il faut qu’un homme meure pour le peuple. Il disait vrai; mais c’était d’une autre façon qu’il ne l’entendait. La politique sacrifie le bien particulier au bien public; et cela est juste mais jusqu’à un certain point. Il faut qu’un homme meure pour le peuple; il entendait qu’on pouvait condamner un innocent au dernier supplice, sous prétexte de bien public; ce qui n’est jamais permis. Car au contraire le sang innocent crie vengeance contre ceux qui le répandent. La grande habileté des politiques, c’est de donner de beaux prétextes à leurs mauvais desseins.»Jacques-Bénigne Bossuet, Méditations sur l’Évangile (1695), § Fausse et aveugle politique des Juifs dans la mort de Jésus-Christ, figure de la politique du siècle, in Joan. XI. 48 sq. (Éditions Desclée & Cie, 1903), p. 157.«La force des écritures que l’on appelle saintes est de nous présenter quelques images fabuleuses où les projets primordiaux de l’homme se découvrent dans une simplicité quasi-théâtrale (sic). Vous connaissez sans doute, dans l’Évangile selon saint Jean, l’épisode de la rencontre du Christ et de Pilate. Il s’agit là d’un instant crucial, d’un instant décisif où l’homme de vérité entame avec l’homme d’action un séculaire dialogue de sourds. «Je suis né et je suis venu en ce monde pour rendre témoignage à la vérité», dit le Christ. Et Pilate, procurateur romain, homme d’histoire, homme d’administration, répond : «Qu’est-ce que la vérité ?» Eh bien, je pense que la philosophie a pour tâche première de répondre à la question sceptique de l’homme politique, et de répondre de telle sorte que la réponse fasse cesser l’antagonisme où cette question s’enracine; je veux dire l’antagonisme du Savoir et du Pouvoir. […] Entre la vérité sans corps du Christ et la force sans vérité de Pilate, la philosophie refuse de choisir; car sa question concerne le corps du vrai. Et peut-être même la violence du vrai.»Alain Badiou, Philosophie et politique, conférence parue in Cahiers de philosophie n°2-3, Spécial Jean-Paul Sartre : Anthropologie et philosophie (Éditions G.R.E.P. de l’Université de Paris – U.N.E.F.- F.G.E.L., 1966), p. 113.On ne se refait pas.Alain Badiou a voulu répondre à Alain Finkielkraut une fois de plus : celui-ci avait écrit un de ses meilleurs livres sous le titre de La Sagesse de l’amour (Gallimard, 1984); celui-là vient d’écrire un Éloge de l’amour. Pas exactement «écrire» : le texte fut d’abord un dialogue entre lui et un questionneur cultivé, à la manière platonicienne. De la séduction platonicienne, Badiou conserve la technique sereine et la syntaxe impeccable, la connaissance précise de ce qui survint avant lui. Il est professeur et historien de la philosophie tout à la fois, comme Finkielkraut : quel intellectuel prétendrait penser en se passant de la pensée antérieure et des sommes accumulées de pensées par les hommes qui l’ont précédé ? De fait, on trouve bien des réflexions passionnantes sur l’histoire de la philosophie dans ces deux volumes. La différence entre les deux hommes, parmi bien d’autres, réside dans le fait que l’histoire ne commence pas au même moment pour l’un et pour l’autre, et qu’elle consiste à être plutôt sélective pour l’un, plutôt compréhensive pour l’autre. Alors que Finkielkraut méditait en 1984 sur la rencontre française d’après-guerre entre le Collège philosophique fondé par Jean Wahl et la réticence d’Oblomov à exister, prélude à une découverte de l’ontologie phénoménologique chez Levinas, Badiou médite en 2010 dans La Philosophie et l’événement sur ce qu’Oblomov déteste le plus : l’événement comme point nodal et subjectif du trajet historique.Méditation parfois techniquement un peu compliquée à dire, à lire, à écrire mais en réalité, bien simple à comprendre : aucun sens possible et toute libération étant a priori souhaitable. Libération de quoi ? De la tradition réactionnaire, de la démocratie marchande, de l’idée de vérité, de l’idée de Dieu, de l’idée d’absolu, donc de la tradition métaphysique et philosophique occidentale. Badiou, comme Onfray, revendique pour maîtres la fraction marginale des matérialistes. Une bonne partie de son Éloge de l’amour (le titre a déjà servi, soit dit en passant) est consacrée à… la définition politique de l’ennemi : l’amour révolutionnaire n’est-ce pas, commence par se choisir ses cibles et c’est d’une cible commune que naissent souvent de tels « amours » ! Autre chose : Lacan est considéré par Badiou comme un des grands penseurs de l’amour alors que sa thèse est qu’en amour, la véritable jouissance est singulière et ne concerne pas l’autre. Aberrante thèse que Francis Pasche avait en son temps combattue dans son célèbre article L’Anti-narcissisme (R.F.P. tome XXIX, n°5-6, P.U.F., septembre-décembre 1965, repris in F. Pasche, À partir de Freud, Payot, coll. B.S.P., coll. Science de l’homme, 1969). Autre définition aberrante de l’amour par Badiou : un «communisme minimum». En 2009 avoir écrit cela, même avec un point d’exclamation, pour faire passer la pilule, il fallait tout de même le faire ! Ce beau parallélisme nous a donné envie de vomir. Pourtant, assez souvent Badiou pense bien l’amour. C’est l’un des charmes des penseurs français de souvent bien penser l’amour, Lacan étant une des notables exceptions à cette règle. Badiou cite ainsi pertinemment le Nadja d’André Breton et le commente d’une manière assez belle. Simplement, il faut savoir que Pasche avait déjà cité une phrase de Nadja en exergue à son article de 1965 et le commentait d’une manière plus belle car plus vraie.Badiou précise plus systématiquement sa position métaphysique dans Le Philosophe et l’événement : c’est sans surprise un concentré d’anti-rationalisme et d’anti-ontologie. Ni Platon, ni Descartes, ni Hegel. Ses maîtres sont Épicure, La Mettrie, Diderot, Marx, Mao, et il discute aussi avec Althusser, Deleuze ou Derrida pour faire bonne mesure aux contemporains. Certes, on est en bonne compagnie la plupart du temps : la culture nous vaut ces paisibles cheminements, dans lesquels on convient par exemple que, oui, l’amour est un beau risque qu’il ne faudrait pas que le site internet Meetic abolisse par de pseudo calculs statistiques. On est brusquement en moins bonne compagnie, au détour de cette idée que la politique est l’horizon de la philosophie, que l’infini et la multiplicité sont le fondement du monde (Badiou est anti-parménidien, probablement anti-héraclitéen aussi car ni l’un ni l’autre ne s’intéressaient assez à la politique) qu’il n’y a pas de mystère de l’être, qu’Aristote a dit l’essentiel en définissant l’homme comme animal politique. L’optimisme de Badiou, sa sereine confiance dans l’avenir reposent sur son matérialisme pseudo mathématique revendiquant une terreur fonctionnelle et historique. Ils reposent aussi sur son maoïsme à peine dissimulé sous une urbanité normalienne qui semble renouer avec la période d’avant-guerre de l’École alors que cette pensée est le fruit de la période marxisante la plus terroriste, celle des années 1945-1975. C’était l’époque ignoble où la section Philosophie de la Faculté des Lettres de l’Université de Paris faisait relier, aux frais du contribuable, la collection complète de La Nouvelle critique – Revue du marxisme militant. Et c’était l’époque où le ministre de l’intérieur Christian Bonnet constatait avec lucidité que certains chefs d’États étrangers renonçaient à envoyer leurs enfants étudier chez nous de peur qu’ils n’attrapent la vérole marxiste. Ce que Finkielkraut a nommé La Défaite de la pensée ne concerne pas vraiment Badiou. Il faut lire la page 112 consacrée, dans La Philosophie et l’événement, à Heidegger pour voir à quel niveau on en est rendu : la question de l’origine ne se poserait même pas ! L’histoire des idées commence un peu avec Pythagore, surtout avec le XVIIIe siècle. Lassitude du lecteur… qui croit parfois vraiment lire du Michel Onfray.Ces derniers temps, la télévision a trouvé le duo médiatique gagnant en matière de philosophie : Finkielkraut et Badiou. On a passé une ou deux heures, la nuit dernière, à visionner en différé sur Internet leur dernier débat télévisé organisé par France 3 à propos de la sortie de L’Explication, leur dernier livre-dialogue. Finkielkraut a eu, tout du long, notre sympathie intellectuelle concernant toutes les questions soulevées par l’animateur (assez intelligent et digne héritier de Thierry Ardisson) mis à part son soutien inconditionnel et souvent pathétique à la politique israélienne qui le rend de moins en moins crédible dans le rôle de l’héritier des valeurs occidentales qu’il veut à tout prix incarner. C’est d’ailleurs le défaut de l’homme Finkielkraut plutôt que de sa pensée. Nous aussi savons peser l’histoire et pouvons faire la part des choses. Badiou, au demeurant, sur ce fameux conflit, n’a prudemment émis que des banalités égalitaires alors que Finkielkraut a au moins le mérite de prendre franchement parti. Badiou s’est contenté de réclamer justice pour tous, dans le meilleur des mondes possibles. Autant dire qu’il n’a rien dit ni rien pensé : son universalisme tournait à vide sur un tel sujet.Fabien Tarby fait remarquer à Badiou, dans La Philosophie et l’événement, qu’on avait parfois pu le définir comme «un Leibniz sans Dieu». L’intéressé acquiesce : il n’a ni Dieu ni maître mais l’une de ses dernières réponses à Finkielkraut contenait l’autre soir une citation de Mao. Finkielkraut avait rendu hommage à Merleau-Ponty dans le chapitre IV de La Sagesse de l’amour en le titrant Humanisme et terreur. Badiou n’est pas humaniste au sens où l’était Émile Chartier alias Alain : l’individu radical de 1925 est bien passé de mode et Badiou n’apprécie aujourd’hui les mouvements de foules que s’ils induisent des manifestations efficaces contre le capital. Capital qui est le résultat de notre liberté, de l’histoire, des efforts de nos pères et le fruit légitime de notre travail pour le conserver et l’entretenir : ce que Badiou voudrait nous voler s’il venait au pouvoir en l’année zéro ! Finkielkraut n’est, pour sa part, pas un terroriste potentiel mais il n’est pas toujours à la hauteur de l’héritage qu’il veut défendre. Il citait chaleureusement en 1984 un extrait de L’Entretien infini de Maurice Blanchot : «Dieu parle à l’homme et l’homme lui parle : voilà le grand fait d’Israël». Mais quoi… le judaïsme n’a ici rien inventé. Chez les Grecs anciens, les Dieux parlaient aussi aux hommes par le truchement des Oracles. Et ces derniers ne pouvaient répondre mais ils pouvaient questionner à nouveau l’Oracle qui pouvait à nouveau répondre ! Dans toutes les sociétés primitives, bien avant les Juifs et bien avant les Grecs, le numineux et le sacré (Rudolf Otto) sont reconnus à des signes qui ne trompent jamais, et ces signes sont interprétés mieux que des paroles, car ils sont des manifestations positives : l’idée d’un sens du sacré – dialoguant par manifestations et interprétations avec les hommes qui le vénèrent et le comprennent – est déjà là. Finkielkraut serait un parfait positiviste comtien s’il reconnaissait en outre la finalité évangélique des écrits testamentaires. Mais on ne peut peut-être pas trop demander non plus à cet héritier récent. Bref… à l’issue de cette émission, nous étions content d’un débat de bonne tenue mais n’avions guère le choix qu’entre des alternatives dramatiques opposant judaïsme et terreur (populiste, puis islamiste) chez Finkielkraut, communisme et terreur (capitaliste puis fasciste) chez Badiou : de telles alternatives ont une valeur médiatique au box-office de 23H00 mais ne sont pas vraiment réjouissantes pour l’héritier français du XXIe siècle. Aucun des deux n’a d’ailleurs cité, durant cette intéressante émission, G.W.F. Hegel ni Auguste Comte. Il faut décidément ne pas cesser de les relire, ces deux-là… sans oublier Bossuet qui les allie d’avance et les surpasse peut-être tous deux, sûrement tous quatre !Badiou s’est trompé d’instant crucial dans son commentaire incisif sur l’extrait de l’Évangile selon saint Jean qu’il avait cité au début de sa conférence de 1966 (à la mauvaise pensée mais au beau style) car l’instant crucial de cette rencontre entre le Christ et Ponce Pilate n’est pas celui durant lequel Pilate évoque la question philosophique antique de la vérité mais ce moment postérieur de la matinée où Pilate a pris peur puis a demandé au Christ : «D’où es-tu ?».Nota bene La télévision française, qu’on croyait devenue une poubelle globale traversée épisodiquement de vagues lueurs venues d’un autre monde, est redevenue assez riche depuis l’avènement de la TNT, en ces heures pénibles de crise imposée par des banques américaines criminelles au reste du monde. Le niveau des débats est souvent très correct sur France 3 et sur France 4. La crise excite naturellement l’esprit de nos compatriotes et provoque ces beaux débats sur l’économie, la politique, la philosophie. Ils redonnent un certain lustre à l’idée antique de démocratie à laquelle Régis Debray a consacré en 2007, également dans la collection Café Voltaire de Flammarion, L’Obscénité démocratique. Pendant un récent débat sur Charles de Gaulle, le député européen Paul-Marie Couteaux s’est même payé le luxe intellectuel de mentionner successivement Hegel, Nietzsche, et Maurras à propos des sources exactes d’une phrase du Général. De telles divines surprises consolent bien de tant d’années d’Apostrophes.

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04/06/2010 | Lien permanent

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