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Meurtres sous contrôle de Larry Cohen, par Francis Moury

Fiche technique et casting succincts :
Mise en scène : Larry Cohen
Production : The Georgia Company (Larry Cohen)
Distribution originale : New World Pictures (Roger Corman)
Distribution vidéo numérique France : Aquarelle & Mad Movies
Scénario : Larry Cohen d’après son histoire originale
Directeur de la photographie : Paul Glikman (Panavision 1.85 couleurs)
Montage : Arthur Mandelberg, William J. Waters, Christopher Lebenzon, Mike Corey
Musique : Frank Cordell
Casting : Tony Lo Bianco (Peter Nicholas), Deborah Raffin (sa maîtresse), Sandy Dennis (son épouse), Sylvia Sidney (sa «mère»), Richard Lynch (le «démon» hermaphrodite), Sam Levene, Robert Drivas, Mike Kellin, etc.

Résumé du scénario
États-Unis, New York, 1975 : plusieurs personnes sans antécédents judiciaires commettent des meurtres d’inconnus voire de proches. Ils révèlent, parfois avant leur suicide, à l’inspecteur catholique Peter Nicholas que c’est Dieu qui leur a donné l’ordre de tuer. L’un d’eux se réclame même du récit d’Abraham et de son fils Isaac pour justifier son acte. Tandis que la presse ébruite l’affaire et que les meurtriers se multiplient, Nicholas identifie une créature androgyne peut-être à l’origine du mal. Cet hermaphrodite a déjà des disciples et pourrait être son demi-frère : ils furent tous deux procréés en 1951 par deux mères humaines victimes simultanées mais en deux lieux différents d’un démesuré viol cosmique ! Une lutte d’influence s’engage entre l’humanité inquiète de Nicholas et l’appétit démoniaque de pouvoir de son surnaturel alter-ego...

Critique
«[...] L’explication que va tenter Kierkegaard ne sera pas à proprement parler une explication, mais seulement une approximation. Il nous mènera tout au bord du fait du péché. L’angoisse est aussi proche que possible du péché; elle n’explique pourtant pas le saut qualitatif qui le constitue. [...] Bohlin le note très justement [...] : «Bien qu’à maintes reprises, il ait protesté contre le fait que l’on traite l’histoire du péché comme un mythe, c’est comme un mythe qu’il la traite évidemment lui-même en plusieurs endroits.»
Jean Wahl, Études kierkegaardiennes, § VII (éd. Fernand Aubier, coll. Philosophie de l’esprit dirigée par Louis Lavelle et René Le Senne, 1938), p. 219.

«[...] Le Dieu gnostique est générateur et non fabricateur comme celui du Timée et des néoplatoniciens. La génération ne part pas d’un premier couple, mais d’un Principe unique intelligible ou supérieur à l’intelligence dont les émanations successives descendent par paliers vers le multiple et le sensible. Au sommet de l’échelle est une puissance mâle ou femelle qui se dédouble en une syzygie, laquelle engendre à son tour.»
Marie Delcourt, Hermaphrodite – Mythes et rites de la Bisexualité dans l’Antiquité classique, §V (éd. P.U.F., coll. Mythes et religions, 1958), p. 118.

«[...] Je fus sorti de mon sommeil par d’étranges bruits en provenance des collines, comme de longs sanglots. Je me levai et me dirigeai vers la fenêtre est; je n’y vis rien; après quoi, rassemblant mon courage je me glissai hors de ma chambre, traversai le hall et frappai à la porte de mon père. Il ne répondit point et, pensant qu’il ne m’avait pas entendu, je me hasardai à ouvrir la porte et à pénétrer dans sa chambre; j’allai droit à son lit et fus très troublé de ne pas le trouver dedans et de ne découvrir aucun signe qu’il y avait été cette nuit [...].»
H.P. Lovecraft et A. Derleth, Le Rôdeur devant le seuil / The Lurker at the Threshold ([1945] traduction française par Claude Gilbert, éd. Christian Bourgois, coll. Dans l’épouvante, 1971), p. 29.

God Told Me To / The Demon [Meurtres sous contrôle] (États-Unis, 1975) est sans conteste le film le plus original et important de la filmographie de Larry Cohen qui, né en 1938, est un célèbre producteur, réalisateur et scénariste américain dans le domaine du fantastique et de la science-fiction, mais aussi du thriller et de la «blacksploitation», autant pour la télévision – où il produit et écrit en 1967 et 1968 les 43 épisodes de la très célèbre série SF The Invaders [Les Envahisseurs] avec Roy Thinnes en vedette – qu’au cinéma durant les années 1965-2000.
Meurtres sous contrôle – ce titre français fonctionnel est intelligent et résume aussi bien que son titre américain (traduit littéralement : Dieu me l’a ordonné tandis que The Demon est un titre alternatif secondaire) la passivité absolue des criminels soumis à une puissance sinon divine du moins surnaturelle – reçut d’abord le Prix spécial du jury au cinquième Festival du film fantastique et de science-fiction d’Avoriaz de 1977 avant d'être projeté tardivement à Paris le 11 juillet 1979. Une sortie en plein été n’était à l’époque nullement porteuse, et le film ne fut finalement revu que par les cinéphiles et critiques qui l’avaient déjà vu au Festival, et ne fut découvert que par ceux qui avaient lu leurs articles ou entendu leurs avis. Assez peu de monde au total en dépit de l’enthousiasme critique relatif que le film avait suscité. Suivit une assez longue période d’invisibilité cinématographique relayée par un purgatoire vidéo sous forme de VHS recadrée en général en format 1.33 au lieu du format 1.85 original. Il aura fallu presque 30 ans pour obtenir une vidéo numérique présentable du film en France, mais privée de tout commentaire historique ou critique.
De ce fait, Meurtres sous contrôle préserve encore aujourd’hui un certain mystère. D’autant plus qu’il est finalement difficile d’en parler d’une manière pertinente. Voire d’en parler le plus simplement puisque nous nous souvenons que Paul-Hervé Mathis, lorsqu’il avait rencontré Cohen à Paris au café, n’avait pas pu suffisamment ajuster le micro de son magnétophone pour permettre un enregistrement suffisant de l’entretien, étouffé par les voix et les bruits ambiants de voitures. Comme si la ville refusait d’écouter ou d’entendre les propos de ce cinéaste de la ville qu’est par définition Cohen : c’est à New York que se cache l’étrange entité hermaphrodite qui domine progressivement les esprits, au cœur d’une ville où l’identité se fond, se dissout, peut disparaître totalement. L’un des plans les plus ahurissants du film est celui de cet escalier de taudis bordé de murs aux teintes pourrissantes, filmé en contre-plongée et au grand angle, d’où une furie homicide jaillit pour tenter de poignarder Tony Lo Bianco. Et l’idée de la perte d’identité (la créature se nomme Philips mais sa mère était vierge), du changement d’identité (les meurtriers renient leur famille ou se suicident, les témoins ont vieilli et leur esprit s’est modifié, Nicholas lui-même n’est pas celui qu’il croit être), de la négation totale de l’idée même d’identité au sens humain (la créature révélée est difficilement visible, nimbée d’un halo de lumière jaune, hermaphrodite, et à demi-humaine, précise-t-elle volontairement à son frère «davantage» humain tandis que sa finale révélation «complète» coïncide aussi avec sa destruction totale) est une des idées centrales du film.
Autre marque du destin du film dans l’histoire du cinéma, très curieuse celle-là : sa musique devait être composée par Bernard Hermann qui avait déjà composé en 1974 celle du mémorable It’s Alive [Le Monstre est vivant] produit et réalisé par le même Cohen. Hermann mourut la nuit suivant la projection de travail organisée dans la soirée à son attention : Meurtres sous contrôle fut donc le dernier film qu’il visionna ! Frank Cordell signa la partition à sa place, d'ailleurs très hermannienne d’inspiration : l’angoisse cosmique du générique est inséparable de sa musique avec chœurs et lorsque quelques années plus tard, Philip Kaufman en reprendra son idée séminale visuelle pour le générique «cosmologique» de son remake (1978) de Invasion of the Body Snatchers (1956) de Don Siegel, la comparaison jouera en sa défaveur, en partie à cause d’une partition inférieure. Un film générant le silence et la mort par l’introduction d’un nouveau Dieu physiologique mais de nature supra-humaine, cosmique, un nouveau Dieu préférant le chaos à l’ordre humain, la folie meurtrière à la raison, voire un Nouveau Dieu dédoublé suivant les différentes mères humaines qu’il a fécondées en autant de nuances d’humanité ou d’inhumanité : l’effet de vertige de l’hypothèse est absolu. Tout le film de Cohen est ainsi une réflexion dialectique pointue sur les rapports de la raison et de la religion, sur le conflit entre surnature et nature au sein de la mentalité et de la civilisation modernes, sur le rapport entre mythe et récit, mythe et enquête : un film sur l’être et aussi un film sur le langage.
Le personnage le plus angoissant n’est, au fond, pas tant le héros (héros négatif en fin de compte puisqu’il finit fou, incapable de tenir à bout de bras le raisonnement qui lui a pourtant permis de casser en apparence la chaîne de reproduction des meurtres) que sa mère révélée, une vierge maudite et élue parmi une multitude, condamnée à la solitude, à l’absence d’amour, devenue une paria vivant en maison de retraite. L’ancienne vedette Sylvia Sidney interprète admirablement le personnage : on y croit tout le temps qu’on la voit. Les personnages féminins sont tous déséquilibrés au plus intime de leur chair par le fait que la procréation humaine est battue en brèche sous leurs yeux, remise en cause. Nicholas refuse ainsi d’avoir des enfants : Sandy Dennis qui joue son épouse en est devenue névrosée tandis que sa maîtresse jouée par la belle Deborah Raffin (dont c’est le plus beau rôle au cinéma) découvre une invraisemblable vérité que sa rationalité l’empêchait d’apercevoir clairement et que son amour ne peut contrer. L’angoisse profonde du film est générée par la rupture qu’elle introduit entre l’idée de maternité et celle de filiation : les fils sont déconnectés de leurs mères, les mères sont vouées à la stérilité ou à des naissances mystérieuses. Le père demeure dangereux, invisible : le cosmos lui-même l’abrite, dans une de ses galaxies, au travers duquel voyage peut-être sa semence capable de générer une nouvelle race menaçante. Plus de mère pour les fils, plus d’enfants pour les femmes, plus de raison ni de contexte précis au sacrifice d’Abraham que ce nouveau Dieu négatif refuse d’interrompre, avant que son demi-frère ne l’assassine pour sauver l’humanité ! Démentiel, et pourtant filmé, souvent caméra au poing, d’une manière absolument réaliste à l’exception de certains meurtres et des deux rencontres avec la créature : la forme décuple le fond par simplicité récurrente et son efficacité souveraine lorsqu’elle recourt aux prestiges des effets spéciaux, brefs mais excellents.
Jamais plus Cohen ne retrouvera une telle ampleur scénaristique, ni un montage d’une telle rigueur et le film demeure logiquement sans postérité, portant obstinément sa croix mise à nu : une croix dont le centre serait un nouvel utérus, en forme de bouche hurlante réduisant au silence tout cri humain, annihilant tout discours et même tout méta-discours. Sa puissance d’angoisse absolue apporte une qualité de dénuement rarement ressentie au cinéma et qui hante pour toujours les cauchemars de celui qui l’a visionné.

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13/12/2008 | Lien permanent

La chambre des tortures de Roger Corman, par Francis Moury

Crédits photographiques : Dr. Bernardo Cesare.
Fiche technique succincteRéalisation : Roger CormanProduction : Roger Corman (Alta Vista)Distribution : American-International Pictures (A.I.P.)Scénario : Richard Matheson d’après Le Puits et le pendule d’Edgar Allan PoeDirecteur de la photographie : Floyd Crosby (A.S.C.), Panavision Scope, couleurs PathéMontage :Anthony CarrasMusique : Les BaxterCasting succinctVincent Price, Barbara Steele, Luana Anders, John Kerr, Anthony Carbone, etc.Résumé du scénarioLe noble frère d’Élisabeth Medina frappe à la porte du château de Don Nicolas Medina, fils d’un célèbre inquisiteur espagnol au sadisme réputé : il vient lui demander des explications sur les circonstances du décès de son épouse. Il finira par en obtenir, au péril de sa vie et de sa raison, lorsqu’il se retrouvera face au Puits et au Pendule, dans la Chambre des tortures…
Francis Moury pour la capture d'écran.
Pit and the Pendulum [La Chambre des tortures] (États-Unis, 1961) de Roger Corman est le second film de la «série Edgar Poe» distribuée par la firme American International Picture dirigée par les fameux Samuel Z. Arkoff et James H. Nicholson. Il fut tourné dans la foulée du succès remporté par The Fall of the House of Usher [La Chute de la maison Usher] (États-Unis, 1960) que Corman avait réalisé avec la même équipe technique et que l’acteur Vincent Price avait déjà interprété en vedette masculine. Il faut noter que son titre original inscrit au générique ne contient pas d’article défini avant le mot «Pit», à la différence de celui du conte d’Edgar Allan Poe publié aux États-Unis en 1843 et traduit en français par Charles Baudelaire en 1852 sous le titre Le Puits et le pendule avant qu’il l’intègre par la suite aux Nouvelles histoires extraordinaires.Le scénario construit par Richard Matheson s’écarte considérablement du conte de Poe et ne restitue qu’à l’extrémité du récit ce qui en constituait la matière essentielle, en la modifiant d’ailleurs elle-même de façon conséquente.Modification substantielle qui permet l’introduction d’une intrigue de grande ampleur, d’une certaine complexité alors que Poe ne mettait en scène qu’un seul homme ! La terreur redoutée de la mise en présence d’un homme aux effrayants «puits» et «pendule» constitue tout de même bien la finalité profonde de l’intrigue même si Matheson et Corman ont privilégié largement le pendule par rapport à l’original qui permettait au puits de faire rebondir la terreur et le suspense in extremis. Finalité redoublée du fait que cette terreur née de la folie et du sadisme l’engendre à son tour chez Nicolas Medina, fils d’un grand inquisiteur qui tortura sous ses yeux sa propre mère soupçonnée d’adultère. Ironie noire de Matheson : Élisabeth Medina se révèle en effet adultère et le payera d’une mort encore plus horrible. Entre ces deux révélations, l’une sous forme d’un très étonnant récit oniriquement traité à l’aide de filtres colorés et d’objectifs déformants, l’autre montrée au présent mais avec un traitement cauchemardesque, la peur a eu largement le temps de s’installer.Les puristes de l’adaptation cinématographique rigoureuse d’une œuvre littéraire peuvent, certes, préférer la plus grande fidélité de l’adaptation réalisée pour la télévision française en 1963 par Alexandre Astruc. Ne regrettons cependant point l'adaptation de Matheson : nous n’aurions pas sans elle les scènes mémorables entre Barbara Steele et Vincent Price. Barbara Steele avait débuté en Angleterre et venait d’être consacrée l’année précédente par sa géniale interprétation dans Le Masque du démon (Italie, 1960) de Mario Bava. Vincent Price était un habitué d’Hollywood, y compris en premier rôle dès les années 1945-1950, et avait déjà interprété des rôles dans le genre fantastique mais c’est bien la série Edgar Poe de Corman qui, de 1960 à 1964 le consacra, à un âge assez tardif, comme acteur vedette du cinéma fantastique : il ne cessera dès lors d’enchaîner les tournages de films d’horreur et d’épouvante de 1960 à 1975, date à laquelle sa carrière ralentit. Il enregistra également sur disques la lecture d’un certain nombre de contes d’Edgar Poe. La présence de Barbara Steele confère à La Chambre des tortures un charme encore plus vénéneux et lui donne aussi une importance historique toute particulière dans l’histoire du cinéma fantastique puisque ce fut le seul film les réunissant. Cette adaptation est d’autant moins une trahison qu’on y retrouve les thèmes de la quête de l’identité, de la solitude et de l’inceste latent, ceux de l’amour d’une femme idéale morte prématurément, du travail de la mémoire, de la révélation d’une vérité plus invraisemblable que tout ce qu’on pouvait supposer, de l’angoisse de la rupture possible d’un ordo rerum par une satanique transgression du mal dans la réalité, transgression favorisée par l’angoisse de la mort, la peur, la folie subvertissant le psychisme du héros : tous ces thèmes sont bien ceux de l’univers littéraire de Poe et ils sont ici remarquablement remis en situation par cette adaptation, finalement novatrice et riche. Splendeur plastique des décors de Daniel Haller, beauté constante du Scope-couleurs et prouesses techniques récurrentes du directeur de la photo Floyd Crosby (A.S.C.) qui apporte à la grande scène du puits et du pendule une touche authentiquement expressionniste, interprétation homogène de haute tenue portée par la présence de deux des plus grandes stars mondiales du cinéma fantastique : Corman, ici producteur et réalisateur, livre un des sommets de la série à tous points de vue.Ajoutons que l’ouverture «abstraite» pré-générique a peut-être inspiré le propre générique de Kaidan [Kwaidan] (Japon, 1964/1965) de Masaki Kobayashi et que le plan final (le «close-up» sur les yeux de Barbara Steele) est l’un des plus virtuoses jamais vus sur un écran. Enfin, notons que la séquence elle-même du générique fut tournée sur une plage située à quelques kilomètres de Los Angeles, celle-là même où Christophe Gans tournera par la suite certains plans de son moyen-métrage Hôtel aux noyés (intégré comme second segment au film collectif Necronomicon (États-Unis-Jap.-Fr., 1994) de Christophe Gans, Shusuke Kaneko et Brian Yuzna) – cf. : son entretien avec David Martinez paru dans Le Cinéphage n°18, Paris, novembre-décembre 1994, p. 28.

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26/10/2008 | Lien permanent

Les Envoûtés de John Schlesinger, par Francis Moury

Crédits photographiques : Tara Todras-Whitehill (AP Photo).
Fiche technique succincteRéalisation : John SchlesingerProduction : John Schlesinger, Beverly Camhe et Michael Childers (Orion Pictures)Producteur associé : Mark FrostScénario : Mark Frost d’après le roman The Religion de Nicholas CondeDirecteur de la photographie : Robby Müller (1.85 DeLuxe)Montage : Peter HonessMusique : J. Peter RobinsonEffets spéciaux : Connie Brink et Tedd RossCasting succinctMartin Sheen, Helen Shaver, Raul Davila, Robert Loggia, Harris Yulin, Richard Masur, etc.Résumé du scénarioÉtats-Unis, 1987 : après le décès accidentel de son épouse, un psychiatre travaillant pour la police s’installe à New York en compagnie de son jeune fils. Il est bientôt convaincu que celui-ci est la proie future d’un rite sacrificiel organisé par une secte de fous criminels, rite dont l’origine est une religion primitive africaine.1848750831-1.jpgCritiqueThe Believers [Envoûtés / Les Envoûtés] (États-Unis, 1987) de John Schlesinger, ici co-producteur et réalisateur, est son avant-dernier très bon film. Il bénéficie de tout le métier accumulé en vingt ans par ce grand cinéaste décédé en 2003 : sa mise en scène marie classicisme rigoureux et effets photographiques ou de montage les plus modernes. La jaquette du DVD de M.G.M. ajoute un article au titre français de sortie en salles : à ce titre français source de confusion, il vaut de toute manière mieux préférer le titre original qui met l’accent non pas tant sur l’aspect passif de la sorcellerie que sur son aspect actif, sur ceux qui «agissent» comme communauté criminelle cimentée par une croyance afin de modifier le monde en fonction d’un rite magique efficace par d’obscurs détours de soumission psychique et d’abandon.Le scénario très impressionnant inspiré du livre The Religion de Nicholas Conde ménage le suspens le plus fort, fonctionne comme une boucle parfaite, un engrenage terrifiant duquel les individus ressortent broyés ou métamorphosés. Le personnage emblématique du film n’est pas tant, de ce point de vue, celui endossé par Martin Sheen que celui joué par Helen Shaver. Dénonciation des sectes religieuses criminelles, vampirisation insidieuse ou ouverte de la modernité rationnelle américaine par une religion primitive venue d’Afrique et implantée dans sa communauté afro-latine, elle-même organisée comme un objet de pouvoir auquel les membres sont prêts à sacrifier leurs enfants pour assurer leur prospérité, fragilité de la conscience humaniste héritée de la civilisation gréco-latine : les thèmes sont vastes, amples, profonds. Ils sont exprimés sous la forme d’un alliage intéressant de film fantastique et de film policier dont le héros est un psychiatre policier : cette double particularité assure d’emblée au spectateur sa moins grande vulnérabilité mais elle est immédiatement battue en brèche, ce qui redouble l’effet d’angoisse, puis de franche terreur. Schlesinger a en outre dosé son casting d’une manière remarquable pour obtenir les effets dramatiques qu’il recherchait : deux stars (Sheen et Shaver), trois seconds rôles puissants (Robert Loggia, Richard Masur, Harris Yulin) et un terrifiant sorcier (Raul Davila ? Le personnage n’est pas nommé mais d’après l’ordre du générique de casting final, nous avons cru comprendre que c’était cet acteur-là) dont la première apparition, lors de son passage en douane, fait toujours froid dans le dos.L’interpénétration de la logique et de l’irrationnel – celle qui est au cœur de la relation entre surnaturel et nature dans la mentalité primitive telle que les grands sociologues et anthropologues l’ont étudiée au début du XXe siècle – est parfaitement illustrée : les apparences, le moindre détail sont ainsi passibles d’une double interprétation selon qu’on est croyant (believer) ou non. L’enfant, immature et passible de cette double mentalité jusqu’à un certain âge, en est le symbole comme la victime désignée et ambivalente. Interpénétration qui repose sur une réalité chiffrée dont le code terrible est synonyme d’une logique sacrificielle finale aberrante mais bien réelle.The Believers demeure un film absolument cohérent, dont la cohérence même renforce l’effet de panique totale. Un grand Schlesinger et un des films fantastiques majeurs des années 1980-1990 à placer quelque part entre Devil’s Bride [Les Vierges de Satan] (Angleterre, 1967) de Terence Fisher, Rosemary’s Baby (États-Unis, 1968) de Roman Polanski et L’Exorciste (États-Unis, 1973) de William Friedkin, inspiré d’ailleurs comme ces trois-là par une œuvre littéraire préalable à son écriture cinématographique.*Cette critique, parue en première version sur le site Écranlarge, avait été initialement rédigée dans le cadre d'un test global du DVD M.G.M. PAL zone 2, à sa sortie vidéo française en octobre 2004.

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01/10/2008 | Lien permanent

La Faille de Gregory Hoblit, par Francis Moury

Fiche technique succincteMise en scène : Gregory HoblitProd. : Charles Weinstock (New Line Cinema, Castle Rock Entertainement, Weinstock Prod., M7 Filmproduktion)Scénario : Daniel Pyne et Glenn Gers d’après une histoire originale de Daniel PyneDirecteur de la photo : Kramer MorgenthauMontage : David RosenbloomMus. : Mychael et Jeff DannaCasting succinctAnthony Hopkins (Ted Crawford), Embeth Davidtz (femme adultère de Crawford), Billy Burke (inspecteur Nunally), Ryan Gosling (procureur adjoint Willy Beachum), Rosamund Pike (Nikky), David Strathairn (procureur), etc.Résumé du scénarioLe riche industriel Ted Crawford, un magnat de l’aéronautique, pense s’être vengé de son épouse, et de l’amant de celle-ci qui est un inspecteur de police, en commettant un crime parfait… qui échoue pourtant. Un jeune procureur adjoint, Willy Beachum, suppose le faire aisément inculper pour tentative de meurtre. Il a tort : Crawford ressort libre du tribunal, provoque le suicide du policier mis en cause et parachève le meurtre de son épouse. Alors seulement Beachum mesure à quel point Crawford l’a manipulé et quel danger il représente…Critique«Qu’un homme, tel qu’Adam, soit créé en pleine vigueur intellectuelle, jamais, sans l’expérience, il ne serait capable d’inférer le mouvement de la seconde bille du mouvement et de l’impulsion de la première. [...] Pour Adam, il aurait donc été nécessaire (à moins qu’il ne fût inspiré) d’avoir eu l’expérience de l’effet qui résulterait de l’impulsion de ces deux billes. Il lui fallait avoir vu, en différentes occasions que, quand la première bille heurtait la seconde, celle-ci se mettait toujours en mouvement. S’il avait vu un nombre suffisant de cas de cette espèce, toutes les fois qu’il verrait la première bille se mouvoir vers la seconde, il conclurait toujours sans hésitation à la mise en mouvement de la seconde. Son entendement devancerait sa vue et formerait une conclusion conforme à son expérience passée. Il s’ensuit alors que tous les raisonnements qui concernent la cause et l’effet sont fondés sur l’expérience et que tous les raisonnements tirés de l’expérience sont fondés sur la supposition suivante : le cours de la nature continuera d’être uniformément le même. Nous concluons que des causes semblables, dans des circonstances semblables, produiront toujours des effets semblables. Cela peut à présent valoir la peine de considérer ce qui nous détermine à former une conclusion aux conséquences aussi innombrables. Il est évident qu’Adam, avec toute sa science, n’aurait jamais été capable de démontrer que le cours de la nature doit continuer d’être uniformément le même et que le futur doit être en conformité avec le passé. On ne peut jamais démontrer la fausseté de ce qui est possible; et il est possible que le cours de la nature puisse changer, puisque nous pouvons concevoir un tel changement. Mieux! J’irai plus loin et j’affirmerai qu’Adam ne pouvait pas même prouver par aucun argument probable que le futur doit être en conformité avec le passé [...]»David Hume, Abrégé du traité de la nature humaine (édité, traduit, présenté, annoté par Didier Deleule, éd. Aubier Montaigne, coll. La philosophie en poche, 1971), pp. 51-55.«Milton appartient à la Renaissance et à la Réforme. C’est un érudit. Il connaît saint Jean et Dante, il est pénétré de scholastique médiévale et de néo-platonisme, il a lu de nombreux traités de cosmologie et de démonologie anglais, latins, hébraïques. [...] Comme puritain, Milton tend vers l’arianisme, comme néoplatonicien, vers le panthéisme. [...] Chateaubriand a-t-il raison de dire qu’au fond Milton est panthéiste ? Il le serait s’il était logique et s’il poussait jusqu’au bout ses conceptions d’homme de la Renaissance.»Pierre Messiaen, Satan dans Le Paradis perdu, in Satan (éd. Desclée de Brouwer, coll. Études carmélitaines, 1949 et 1978), pp. 500-501«Pour La Faille, j’ai voulu un rythme et un ton plus audacieux. L’idée de faire un film noir moderne est venue en développant le scénario. Bien que le style soit devenu plus sombre et mystérieux, je ne voulais pas non plus d’une atmosphère trop «film noir». J’étais plus intéressé par une certaine élégance, des reflets de lumière et une palette de couleurs bien spécifique.»Gregory Hoblit, dans le dossier de presse fourni par l’éditeur français Metropolitan Filmexport, le 24 janvier 2008.Fracture [La Faille] (États-Unis, 2007) de Gregory Hoblit introduit une nouvelle et impressionnante figure démoniaque dans le film noir américain contemporain. Ce n’est pas son seul mérite.Le personnage de Crawford, magnifiquement interprété par Anthony Hopkins – ici bien supérieur à son interprétation très surestimée du criminel dans Le Silence des agneaux – possède tous les attributs d’un Diable authentiquement miltonien et faustien : il est bien l’esprit qui toujours nie, il appartient effectivement à cette «Force qui toujours fait le mal mais n’aboutit qu’au bien», explicitée par Goethe. Crawford, d’ailleurs, ne renvoie-t-il pas son dossier d’accusation au procureur en maculant chaque page d’un «non» qui semble tracé en lettres rouges de sang ? Est-ce une nouvelle forme de communication ? lui demande ce dernier, décontenancé en dépit d’une apparente ironie. Peu importe la réponse : la ruse suprême du Diable étant de faire croire qu’il n’existe pas, Crawford apparaît à Beachum comme un original, un fou sympathique, peu dangereux. Le contraire de ce que le spectateur a vu quelques minutes avant lui, dans le film. Le spectateur a une longueur d’avance sur le héros positif : Hoblit a bien retenu la leçon d’Alfred Hitchcock, de Jacques Tourneur, de bien d’autres. Il ne comprend que trop tard que Crawford est une sorte de vide aspirant qui menace la substance même de la création, son intégrité et l’éminente dignité de l’incarnation. Ce vide qui déjà fracture les noms propres inscrits au générique d’une manière terrifiante et incongrue. Cette Fracture qui est conséquence de la faille recherchée passionnément par le criminel en toutes choses comme en tout être et qui donne ses titres (le titre original puis le titre français) au film.Comme le déclare le cinéaste dans le dossier de presse original : «Les machines «à la Rube Goldberg» qui décorent la maison et le bureau de Ted Crawford constituent un élément très important du film. Ces engins de cuivre et de bois sont une métaphore de l’histoire du film et du goût pour la manipulation caractérisant le personnage. [...] D’une certaine manière, sa façon de penser ressemble à celle d’un chirurgien ou d’un horloger suisse : minutieuse et calculée.»C’est peu dire et l’euphémisme est patent. Il y a un pathétique immédiat introduit par l’impuissance révélée au détour d’un dialogue, qui contraste avec le physique vigoureux, puissant de Hopkins. Mais son personnage exhibe trop ses attributs sociaux (richesse, pouvoir intellectuel) pour qu’il ne s’agisse pas d'une compensation secrète. Son inconscient est excessivement visible, donné pour lisible par la mise en scène dès l’introduction. La dimension pathologique du personnage vient ensuite dans l’histoire : elle est réaliste et pour cette raison répugnante. Et puis le récit lui confère bientôt une ampleur cosmologique : si Crawford gagnait définitivement, le monde pourrait vaciller. On le pressent, et le héros positif finalement aussi, vers le milieu du film. Tout le ressort du suspense repose sur cette révélation progressive de l’aspect démoniaque du mal qui habite Crawford – son orgueil étant sa suprême occasion de chute – et sur la manière dont la conscience de Beachum s’ouvre à elle.Il y a dans le film un double mouvement de dévoilement et d’aveuglement, individuel comme collectif : Beachum découvre autant le mal individuel absolu de son antagoniste que le mal généralisé de la société qu’il ambitionnait de rejoindre. Il ne peut lutter efficacement contre celui-là qu’en renonçant aux prestiges illusoires de celle-ci : de fait il sacrifie dès lors l’amour et l’argent – qu’il avait presque réussi à posséder – pour s’y consacrer pleinement. On peut noter une évolution : le jeune avocat joué par Peter Weller dans le beau mais aussi très fonctionnel Shakedown/Blue Jean Cop (États-Unis, 1988) de James Glickenhaus renonçait lui aussi à une carrière privée mais retrouvait grâce à cela un amour de jeunesse. Vingt ans plus tard, celui joué par Ryan Gosling perd les objets qui le séduisaient, y compris l’érotisme absolu et la réussite sociale absolue incarnés par Rosamund Pike. Il ne conserve qu’une rigueur morale retrouvée et une victoire durement acquise, au prix de la perte de tous ses autres repères. Il voit le monde d’une manière neuve, bien que très ancienne puisqu’il était auparavant aveuglé : il y a une dimension «roman d’apprentissage» dans le scénario et cette dimension permet au film de respirer. Les personnages secondaires apparaissent en revanche prisonniers de leurs destins : la femme adultère finit euthanasiée; son amant se suicide; la maîtresse de Beachum renonce à lui par admiration pour l’argent , pour l’éthique protestante. Le prénom de son patron est d’ailleurs, et c’est probablement très concerté, Calvin.Hollywood est sans illusion. Hollywood a aussi de la mémoire.Il faut donc noter que le fonctionnement judiciaire du système américain bénéficie à l’individu innocent mais qu’il bénéficie parfois à l’individu criminel sachant l’exploiter, en lui évitant la punition ou la mort. Hoblit a peut-être médité le génial film noir The Onion Field [Tueurs de flics] (États-Unis, 1979) d’Harold Becker qui en dressait un hallucinant réquisitoire, d’après un fait divers réel. Lorsque Crawford avoue à Beachum qu’il a tiré sur sa femme en la regardant dans les yeux afin de voir la vie les quitter, s’en échapper, il se souvient peut-être d’une confidence de Mario Puzzo concernant le premier assassinat commis par Don Corléone à l’encontre du membre de la « Main noire » new-yorkaise dans le démentiel roman Le Parrain adapté ensuite par Francis Ford Coppola et la Paramount d’une manière inévitablement différente et raccourcie mais qui réussissait à en transmettre la substantifique moëlle à travers les deux premières parties (1972 et 1974) de sa trilogie, la troisième (1990) étant tout aussi remarquable que les deux premières mais entièrement originale par rapport au roman initial. Enfin les rapports de Beachum avec la femme adultère dans le coma sont frappées au coin d’un réalisme et d’un certain anti-matérialisme qui rappelle, le fantastique en moins, les prémisses du Patrick (Australie, 1978) de Richard Franklin.Bref, Hoblit peint – avec un brio technique sur lequel on n’insiste pas : c’est le nec plus ultra de l’image et du son tel que les laboratoires et les techniciens de Los Angeles en sont actuellement capables, et aidé d’interprètes tous excellents – non seulement un Diable mais aussi un enfer et un salut. Son pessimisme et son réalisme ne datent pas d’hier mais cette peinture est assez ample pour pénétrer le récit et les personnages en profondeur, les transformant parfois presque en symboles, mais souvent assez souple (1) pour préserver leur individualité originale. Et elle demeure suffisamment allusive pour que cette peinture ne soit, in fine, comprise que par ceux possédant déjà les références culturelles nécessaires à sa pleine compréhension. La Faille est un film noir américain contemporain qui va bien plus loin que le genre auquel il appartient, tout en le servant à la perfection dans ses tenants et aboutissants.Note(1) Les photos de plateau et d’exploitation de La Faille ne donnent qu’une faible idée de la puissance plastique et dramatique du film : elles la banalisent au lieu de la figurer. C’est a contrario la preuve que le cinéma est davantage un art du temps qu’un art de l’espace même si, heureusement pour les collectionneurs de photos ou d’affiches de films, un heureux équilibrage de renvoi de sens pertinent existe parfois entre documents fixes et film mouvant. Notons aussi que le film va beaucoup plus loin, dans son scénario, que le slogan d’essence juridique qui surdétermine le visage torturé d’Hopkins sur son affiche. Il s’agit de faux-semblants et de pièges qui participent de son essence profonde, en tout cas à prendre comme tels, croyons-nous.

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15/08/2008 | Lien permanent

Michel Onfray ou la dignité des braguettes, par Francis Moury

Crédits photographiques : Jeff J. Mitchell (Getty Images).
L’article que vous allez lire (dont le titre original est : De la nécessité pour la philosophie d'être impopulaire : contre Michel Onfray), signé par mon ami Francis Moury, est à mes yeux remarquable. Il se passe donc de commentaires. Une fois de plus, une fois encore heureusement, avec humour (celui par exemple, rabelaisien, de mon titre…) et colère quelques voix se lèvent contre l’odieux totalitarisme intellectuel que dissipent certaines voix de castrat, que l’on veut nous faire prendre pour des ténors : il y a eu (pardon, il y a encore, le pseudo-philosophe n’étant pas près, hélas, de se derrider à tout jamais dans les esprits de quelques nains verbeux) Derrida, il y a aussi Onfray, jouisseur invétéré du non-sens et gourou d’une communauté inavouable, dite philosophique.
Bonne lecture de ce texte réjouissant et, puisque la mode est aux citations, en voici une, trouvée chez Rabelais justement : «Toujours laisse aux couillons esmorche / Qui son hord cul de papier torche».

«[…] L’absolu sans les formes qu’il prend nécessairement dans l’histoire serait «la solitude sans vie», et l’histoire est ce avec quoi il faut nous réconcilier. La liberté est cette réconciliation même […]».
Jean Hyppolite, Introduction à la philosophie de l’histoire de Hegel, § V Le Monde moderne - État et Individu (Librairie Marcel Rivière et Cie, coll. Bibliothèque philosophique, 1948), p. 94.

«Choisir n’est pas exclure, ni préférer sacrifier».
Charles Maurras, cité par Henri Massis, Au long d’une vie, IV § Maurras ou l’antisystème (Plon préfacée par Thierry Maulnier, 1967), p. 167.


Un article de Michel Onfray a paru dans Le Monde diplomatique (n°607 d’octobre 2004, pp. 30-31), étrangement intitulé Des clercs médiatiques à l’Université populaire : Misères (et grandeur) de la philosophie. L’auteur est nommé «philosophe» dans une note de renvoi par l’éditeur qui nous annonce qu’il va d’ailleurs publier un Traité d’athéologie aux éditions Grasset en 2005.
Que cache ce titre ? Si on s’en tient à lui en résistant au désir bien naturel de lire ce dont il est le titre, il semble en partie inspiré par le dialogue des années 1845-1846, de nature philosophique autant que politique, entre Proudhon et Marx – dialogue sur lequel on doit absolument lire la magistrale thèse de doctorat es-lettres (dirigée par le grand Henri Gouhier) soutenue à la Sorbonne par l’ancien Recteur de l’Institut Catholique de Paris, Monseigneur Pierre Haubtmann (1912-1971), Pierre-Joseph Proudhon, sa vie et sa pensée (1809-1849), III, 2 La «philosophie de la misère» et la «misère de la philosophie» (édition posthume Beauchesne, 1982, pp. 617-781). Il peut aussi renvoyer à La trahison des clercs dénoncée en son temps par Julien Benda, dénonciation elle-même dénoncée par la suite, soit dit en passant, par Henri Massis à Uriage en 1940 dans son article Les conditions du redressement français (op. cit., p.151). Mais encore ?
Pour le savoir, il faut comme d’habitude lire la suite et la lire intégralement : ça vaut tout de même le détour et on a rarement lu ça alors qu’on croyait ne plus pouvoir être surpris ! La marque indélébile de sa perversion proprement morale (marque indélébile tout autant de la perversion insigne de l’intellect puisque tout est lié comme on le sait depuis… : ah ! On vous laisse faire l’effort personnel de vous ressouvenir ! Vous vous en souviendrez vite si vous êtes un honnête homme !) s’y révèle très vite. Elle est tapie au centre des 10 lourdes colonnes (pas les sept piliers de la sagesse, on vous prévient tout de même…) réparties sur deux pages (illustrées d’une caricature fantastique de Grandville datée de 1840 représentant des hommes à têtes d’animaux dans une «scène de café») qui le constituent, un peu cachée par d’obscurs feuillages épineux mais dite finalement explicitement, clairement, simplement, avec une naïveté qu’on pourrait juger roborative par l’absurde, si on était aussi optimiste que Nietzsche dans ses bons moments. Mais on serait plutôt en ce moment dans l’état d’esprit inverse : notre optimisme est alimenté par la reconnaissance de ce fait très simple lui aussi, celui de la pertinence et de la justesse jamais prise en défaut de la nécessité d’être absolument pessimiste. Donc impopulaire. Mais un point très consolant pointe déjà : cet article d’Onfray se lit très vite, rassurez-vous, en dépit d’une apparence contraire. Sa netteté, sa sûreté de démonstration nous rendent heureux mais pas pour les raisons qui pourraient faire plaisir à son auteur. Revenons-en donc à sa thèse si misérable, elle, et dans laquelle on trouvera tout sauf la gloire et la grandeur. Au fait, au fait !
Après une opposition rapide de deux modèles de philosophes résumant tout autant le cours supposé de son histoire, celui du sage antique aboli par le christianisme qui modifie définitivement l’activité philosophique en une activité non plus «vitale» mais «de cabinet», opposition qui serait historiquement définissable par les appellations de «lignage existentiel» et de «lignage de cabinet», et même incarnée par celle entre Épicure (qu’Onfray admire visiblement) et Heidegger (qu’Onfray déteste visiblement) ou un philosophe qui l’est «24/24H sur 24» et un qui l’est «aux heures de bureau», les choses se précisent davantage. On retombe sur la vieille idée du philosophe déchiré entre la solitude absolue et l’obédience au pouvoir en place, l’insertion dans la société et la politique. On a droit en guise d’illustration à des esquisses historiques typiques de la seconde catégorie : Platon et le tyran Denis, Jean Guitton et Philippe Pétain, Kojève et Salazar (ah bon ? Je croyais que c’était un agent double déchiré entre l’OTAN et le parti communiste ? Mais oui… vous vous souvenez, il y a quelques années, de cet article du Monde… non ? Bon, tant pis !), Jacques Attali et François Mitterrand (si ! Attali placé au même niveau que Platon et Guitton : incroyable mais vrai !) et quelques autres du même acabit. On a ensuite droit à la position d’un problème au sens bergsonien : l’intellectuel peut-il parler à la télévision sans se compromettre comme intellectuel ? Problème résolu parce qu’il est bien posé, semble-t-il : puisque la télévision est un nouveau moyen technique de parole, l’intellectuel doit en user, oui pourquoi pas, sans jamais oublier qu’elle est un lieu de pouvoir puisqu’un locuteur brut auquel on ne peut répondre, qu’on peut juste écouter. D’ailleurs cette bonne position est la seule partie du texte qui nous donne satisfaction : elle conclut sur une possible faute du spectateur paresseux, rétif à la parole philosophique télévisée par paresse. Paresse qui est explicitement assimilée par Onfray à une faute morale autant qu’intellectuelle. Il y a deux types de philosophes, il y a deux types de récepteurs à sa parole (télévisée ou non). Très bien, on a compris. Reste le problème de l’offre et de la demande. Quelle philosophie pour celui qui en demande, qui en a le désir ?
Tout ce qui précède était déjà inquiétant mais à partir de ce passage, le raisonnement devient «grave» au sens aristotélicien qui est aussi celui de l’actuelle utilisation argotique de ce terme comme qualificatif.
Car à cette «demande» d’une partie du «public» (c’est ainsi que ce nouveau problème est posé – d’une manière commerciale alors qu’il vomit comme de bien entendu les commerçants et leur système capitaliste inhumain – et là il est évident qu’il est très mal posé !) la philosophie universitaire corrompue ne peut – nous dit-on là – évidemment plus répondre et elle doit laisser la place à une philosophie contre-universitaire, marginale mais vivante, authentique, subversive, actuelle. Courant symbolisé, par exemple (Onfray en cite bien d’autres : son panthéon nous est révélé à cette occasion) par un Derrida parlant sur LCI ou par l’Université populaire de Caen fondée en 2002 par Onfray (si on a bien compris ?) qui enseigne tout sauf, bien sûr, l’historiographie classique de la philosophie, cette «tyrannie des idéalismes platoniciens, chrétiens et allemands». L’ontologie aristotélicienne ? «Sophisteries et rhétoriques absconses» nous dit Onfray qui précisait déjà – il faut ici citer hélas in extenso pour bien prendre la mesure du mal : «Laissons de côté l’Université, qui reproduit le système social, enseigne une historiographie fabriquée par elle et pour elle sur mesure – platonisme, idéalisme, christianisme, scolastique, thomisme, cartésianisme, kantisme, spiritualisme, hégélianisme, phénoménologie et autres occasions de ne pas trop toucher au monde comme il va…». Onfray préfère à ces courants ceux qui promeuvent une «pratique existentielle, joyeuse et politique de la philosophie» telle que les ont symbolisée à ses yeux ses maîtres en résistance et en déconstruction de «la fable chrétienne». Il s’agit de qui au fait ? Voici la réponse : «[…] l’archipel préchrétien vu du côté anti-platonicien, atomiste, matérialiste, cynique, cyrénaïque [sic], épicurien […] gnostiques, épicuriennes renaissantes et humanistes [sic], […] pensée baroque des libertins» [du Grand Siècle, est-il précisé], avant de continuer dans les années suivantes sur le principe chronologique. Le but ? Montrer l’existence occultée par l’institution d’une philosophie alternative, critique, radicale, hédoniste, praticable, utile et existentielle».
L’existentialisme est un humanisme ! Sartre ne pensait pas en 1945 qu’on le prendrait au mot à ce point-là, lui qui avait tout de même étudié assez sérieusement à l’Université même si, comme on sait, Simone avait eu l’agrégation plus facilement que lui : normal c’était un «castor», Simone ! Mais enfin un castor qui n’a tout de même jamais écrit La nausée ni L’imaginaire. Bref, l’Université populaire de Caen a un programme tout tracé : nier la tradition philosophique universitaire, nier l’histoire totale de la culture occidentale pour la soumettre à une infâme dichotomie opérée par un scalpel fabriqué en 2002 (mais dont le modèle déposé est nettement plus ancien) qui en coupe les morceaux les plus nobles au profit d’on ne sait quel restant qui ne s’est jamais défini que par opposition à ce positif préalable, dont l’existence philosophique passionnante (bien sûr que les Gnostiques sont passionnants, et Sade, et tous ceux qui travaillent dans les marges : c’est évident ! On le savait déjà et depuis longtemps aussi : depuis le début, pour vous dire ! Car le début est toujours marginal puisqu’il est toujours opposition !) n’est possible que parce qu’elle est pourtant justement déterminée par ces constructions majestueuses et parfois non moins aporétiques qu’elle a combattues. Vogue la galère ! Ben-Hur potentiels de Caen, enchaînez-vous quand vous voulez ! Vous vous retrouverez peut-être même gladiateur à Rome, vainqueur des jeux du cirque médiatique : qui sait ? «Borriquito como tu, yo sé mas que tu !» : proverbe populaire espagnol qu’on apprend aux enfants. Que sais-je ? Revoir un peu le génial Nazario [Nazarin] (Mexique, 1959) de Luis Buñuel d’après Perez Galdos pour souffler un peu : avoir de l’air ! Ou Halloween [La nuit des masques] (États-Unis, 1978) de John Carpenter, en sens inverse. Sade, mon prochain : oui. Pierre Klossowski a raison et son texte (1947 et sa conclusion refondue en 1961) est le plus beau et le plus profond jamais écrit sur Sade (avec celui de Deleuze dans sa Présentation de Sacher-Masoch, complémentaire d’ailleurs) mais Jésus-Christ aussi est mon prochain, et le démon aussi est mon prochain ! Onfray a raison lorsqu’il dit qu’il y a du philosophique ailleurs que dans la philosophie : dans le cinéma, dans la littérature. Mais il a tort de vouloir séparer ces bourgeons de leur plante nourricière, du tronc de l’arbre des Principes cartésiens. La racine, la sève, la plante, les feuilles et les fleurs : Goethe et Schelling et Hegel en ont parlé : la philosophie systématique allemande ne cesse d’en parler. La philosophie française ne cesse d’en parler, même si autrement. Onfray, lui, veut qu’on y aille avec un sécateur et qu’on coupe le résultat sans tenir compte de l’origine.
On préfère à cette université populaire, pour notre part, on vous le dit franchement, sinon le cercle absolu du Savoir hégélien (pourtant si beau parce que parfait et peut-être, d’ailleurs, strictement vrai !) qu’elle ne nous propose donc plus ni par sa forme ni par son contenu, encore le cours d’Astronomie Populaire d’Auguste Comte et le Discours qui le préfaçait. On préfère aussi, pendant qu’on y est, le Cours de philosophie positive de 1830-1842 et même le Système de Politique positive de 1851-1854 sans parler du reste, des écrits de jeunesse au testament ! Comte : l’Aristote des temps modernes, le Hegel français. La gloire française de la philosophie dont la statue fut ignoblement souillée pendant des années place de la Sorbonne alors qu’il incarne l’essence même de la Sorbonne comme sa finalité profonde : honorer l’homme en honorant ses grands hommes, honorer l’homme en honorant sa culture positive, ses religions historiques, l’histoire de sa culture, de sa philosophie, de son dialogue avec le sacré comme avec l’inhumain, avec le désir comme avec la nature. Le positivisme comme système glorifiant la totalité hiérarchisée de la culture humaine des origines à nos jours, glorifiée parce que hiérarchisée et jugée suivant des valeurs universelles, «catholiques» et «rationnelles». Onfray ne veut ni d’Aristote, ni de Hegel, ni de Comte ! Il les coupe avec son sécateur. Une université d’été pour les jardiniers du dimanche ? En plein soleil ? Alors que l’oiseau de Minerve prend son envol la nuit, c’est bien connu ! Seul dans la nuit, dans le noir, il parcourt le monde, y compris le Monde diplomatique. Mais il n’y trouve rien à manger : il revient affamé. Il est bon qu’il en soit ainsi.
La nourriture a un goût colombien en ce moment justement ! Elle est dispensée par la noble attitude d’un solitaire, d’un marginal, d’un auto-exclus de la plus haute lignée : celle du génial colombien, du penseur puissant de Bogota, la ville à flanc de montagne où il fait en général frais et humide toute l’année. Une ville dure et énergique où a vécu celui que je veux nommer, celui qui vient de nous être révélé récemment par notre cher Juan Asensio. Nicolás Gómez Dávila (1913-1994) pour tout dire – lui qui avait tout lu, qui avait lu les uns que sépare indûment Onfray de ces autres, eux qui ne doivent former qu’une seule communauté constituante par essence de la philosophie comme éthique non moins que comme savoir, comme attitude non moins que comme solitude, comme sagesse non moins que comme science et que comme système de la science – lui qui se considérait comme un modeste scholiaste des siècles de sagesse. Sagesse accumulée depuis Socrate qu’il définissait comme le premier réactionnaire authentique par son rejet du pragmatisme populiste – on ne parle pas ici du vitalisme ni de William James : on en est hélas bien loin car le contexte ne s’y prête même pas et Gómez Dávila ne nous en voudra pas d’outre-tombe s’il nous lit mais hélas, il sait que nous l’eussions fait avec plaisir dans d’autres circonstances : «Como no ?» – ce Socrate-là donc, ce maître spirituel qui permit à Platon de constituer le platonisme en système synthétique de toute l’histoire de la philosophie grecque depuis Parménide et Héraclite. Donc à Aristote de constituer le sien par la suite ! Donc à saint Augustin et à saint Thomas et à tous les autres de constituer le leur ! Jusqu’à nos jours, un fil rouge glorieux, solitaire, compréhensif, synthétique, dialectique parce que loin du peuple, parce que comprenant la situation du peuple, parce que méprisant la situation du peuple, parce qu’exhortant le peuple à sacrifier son appartenance au peuple pour l’élever au salut individuel, en l’amenant au seuil de la valeur, du sacré, de la mort, de l’opposition au réel, en l’amenant à la nature aporétique du réel ! Nicolás Gómez Dávila est dans la lignée d’Héraclite parce qu’il écrit fragmentairement, parce qu’il écrit volontairement fragmentairement, parce qu’il écrit son mépris du peuple et que du même coup il écrit son amour de l’homme comme homme lorsqu’il s’éloigne du peuple pour redevenir un homme : proche mais éloigné, simple mais sibyllin, amical mais hautain, charitable mais méprisant. Nicolás Gómez Dávila ou l’anti-Michel Onfray. Le véritable remède de La pharmacie de Platon que Derrida n’a pas trouvé parce que tout en lui s’opposait à ce qu’il le trouvât, ce Derrida cité naturellement par Onfray comme un grand philosophe ! Tout est naturel dans cette histoire médiatique : rien n’est surnaturel. C’est pour ça qu’il y a un problème et il n’y a pas besoin d’avoir lu Lévy-Bruhl pour le savoir ! Le pauvre Lucien Lévy-Bruhl, l’un des plus grands historiens de la philosophie qui ait jamais enseigné à la Sorbonne et pas seulement l’un de ses plus grands anthropologues et sociologues – même s’il l’est bien aussi ! –, s’il savait ce qui se passe aujourd’hui, il se retournerait dans sa tombe et peut-être est-ce exactement ce qu’il est en train de faire : qui sait ?
Onfray prétend couper le peuple des sources vives de la philosophie et ne lui donner comme nourriture spirituelle que les marges, les pierres, les berges hasardeuses à travers lesquelles l’eau passe malgré tout, toujours, car la source (oui; comme dans le film de Bergman homonyme : alimentée par la mort reçue ou donnée, et le sacrifice subi ou consenti destiné à régénérer le monde humain) est si puissante que rien ne l’empêchera de jaillir et de se répandre, chacun pourra toujours y boire. Il veut techniquement, pédagogiquement (une pédagogie de la partialité, de la coupure, de la mort même de la culture comme totalité signifiante : l’absolu contraire peut-être jamais conçu de l’idée pédagogique, même dans les utopies les plus aberrantes du passé qui en général niaient plus simplement la pédagogie pour lui substituer autre chose alors qu’ici on nous affirme qu’il s’agit en effet d’enseigner) tuer l’histoire de la philosophie, annihiler la mémoire de l’histoire de la philosophie pour lui redonner une nourriture qui soit non plus spirituelle mais matérielle, non plus matériale au sens schelerien mais matérielle au sens des pierres qui tombent, de la loi de la gravité et des chocs des corps. Il ne veut plus que l’élite du peuple se révèle par un effort de lecture mais au contraire que les lectures exigeant cet effort «contre-nature» ne lui soient plus enseignées. Il veut que le peuple ne lise que ce qui, selon lui, doit l’intéresser au sens le plus abject : celui du plaisir et de l’intérêt vital et politique immédiat, permettant la satisfaction de ses instincts et de ses

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23/10/2004 | Lien permanent

Le Romantisme allemand de Douglas Sirk, par Francis Moury

À propos des trois coffrets Douglas Sirk édités par Carlotta en 2007, 2008 et 2009 : Coffrets n°1 et n°2 : huit films (1953-1959) de la période américaine; coffret n° 3 : quatre films (1935-1937) de la période allemande.
«Tout amour croit à deux éternités, la sienne et celle d’autrui. S’il craint de jamais mourir, c’est que déjà il est mort. Pour notre cœur, c’est tout un, que l’objet aimé disparaisse, ou bien son amour. Celui qui doute de notre éternité, lorsque se brise devant lui, pour toujours, un beau cœur, prête du moins à sa perfection l’immortalité au sein d’un être supérieur et retrouve au ciel, dans une constellation, l’ami qui disparut sous la terre obscure. L’homme – qui s’interroge toujours trop rarement, et trop souvent les autres – nourrit non seulement des penchants secrets, mais encore des convictions secrètes, s’imaginant qu’il croit aux idées opposées, jusqu’au jour où les violentes émotions du sort ou de la poésie mettent à nu brusquement, sous ses yeux, le fond de son âme.»Jean-Paul Richter, Choix de rêves, L’Anéantissement (1796), introduction par Claude Pichois, préfacé et traduit de l’allemand par Albert Béguin (José Corti, coll. Romantiques, vol. n°8, 1964), p. 133«La Guerre, comme un géant de fer, s’avança parmi ces alanguis, et, s’enfuyant aux accents de sa voix terrible dont retentissaient les montagnes, ils cherchaient la protection de leur mère, en qui ils avaient cessé de croire. Mais, avec la foi, leur revint cette vérité : la prospérité ne peut naître que de la force, le combat fait rayonner la divinité, comme la mort fait rayonner la vie ! Oui, Ludwig, voici venue une époque fatale […] nous percevons clairement, de nouveau, la voix de la puissance éternelle.»E. T. A Hoffmann, Kreisleriana, Le Poète et le compositeur (1815), préface d’André Schaeffner, traduction d’Albert Béguin (Gallimard, N.R.F. 1949), pp. 250-251.«Le somnambulisme dans l’action même, l’action considérée comme une forme de somnambulisme, était une idée chère à von Schubert, qui l’avait reçue de Ritter. On trouve, dans une lettre de celui-ci à Franz von Baader, cette curieuse idée : «Toutes nos actions sont de l’espèce du somnambulisme, c’est-à-dire des réponses à des questions et c’est nous qui interrogeons.» Le cas de Penthesilea, de Friedrich von Homburg, de Kätchen, illustre ce jeu de questions et de réponses, lancé à la volée entre le conscient et l’inconscient, la veille lucide et le sommeil somnambulique. Du dialogue entre les deux personnalités composant le même être, entre sa «moitié claire» et sa «moitié ténébreuse», ressort la connaissance de cette vérité totale, dont l’ «être du jour» et l’ «être de la nuit» ne possèdent que des fragments.»Marcel Brion, L’Allemagne romantique, Henrich von Kleist (Albin Michel, 1962), p. 63.«Il y a une expression que je trouve merveilleuse et qui, à mon avis, exprime la totalité de l’art, ou au moins son langage : «seeing through a glass darkly» […]. Cela veut dire que tout, même la vie, vous est inévitablement ôté, on ne peut saisir ni même toucher cette impression, on ne peut atteindre que ses reflets. Si vous essayez de saisir le bonheur lui-même, vos doigts ne rencontrent qu’une surface de verre.»Douglas Sirk, extrait d’un entretien accordé aux Cahiers du Cinéma, n°189, avril 1967, cité par Michael Henry, Douglas Sirk in Dossiers du cinéma, Cinéastes, vol. 3 (Casterman, Belgique, 1974), p. 175.
Un mot préliminaire sur la biographie de Detlef Sierk (parfois orthographié «Detlev» sur les génériques allemands) qui signera ses films américains «Douglas Sirk», nom sous lequel on le connaît davantage chez nous. Elle le mérite car elle est, par certains de ses aspects, aussi impressionnante que celle de son contemporain et compatriote cinéaste Fritz Lang. Les deux hommes étaient d’une égale culture. Une grande différence les sépare sur le plan esthétique : Sirk a récusé l’expressionnisme allemand alors que Lang l’a génialement illustré. Un grand point commun les rattache sur le plan thématique : ils s’intéressent à l’idée tragique du destin. Tous les deux, enfin, ont quitté volontairement l’Allemagne nazie au sommet de leur gloire pour travailler outre-Atlantique dans des conditions artisanales avant de revenir en Europe au crépuscule de leur vie.Né Detlev / Detlef Sierk à Hambourg en 1900 de parents danois, puis étudiant en histoire de l’art, en philosophie, en droit aux universités de Munich, Iéna et Hambourg, il commence par la littérature (il publie une traduction des Sonnets de Shakespeare en 1922), poursuit par la mise en scène de théâtre (il dirige un répertoire complet de l’antiquité à ses contemporains : Sophocle, Kleist, Ibsen, Oscar Wilde, Brecht, Shaw, Pirandello) et devient cinéaste produit par la prestigieuse U.F.A., la plus important société de production allemande des années 1930. Sierk y adapte aussi bien du Selma Lagerlöf (La Fille des marais, 1935) que du Ibsen (Les Piliers de la société, 1935) ou des scénarios plus originaux et surréalistes (Zu neuein ufern [Paramatta, bagne de femmes], 1937, La Habanera, 1937). Il s’échappe d’Allemagne par la Hollande puis rallie la France, et finalement les États-Unis où il signe d’abord avec la Warner, puis avec la Columbia, enfin avec la Universal pour laquelle il réalise ses films américains les plus célèbres de 1950 à 1959. Il rentre ensuite en Europe, malade, et se fixe en Suisse tout en reprenant la mise en scène de théâtre à Munich et à Hambourg. Il meurt en 1987 à Lugano.Des quatre films allemands présentés par le dernier coffret – qui n’épuisent pas filmographiquement cette période : voir infra notre note n°5 – qui vient de sortir en ce mois de décembre 2009, le meilleur, le plus surprenant encore aujourd’hui est, bien évidemment, La Habanera, qui était un film admiré par les Surréalistes pour des raisons évidentes : la prégnance du désir obscur, inconscient, sur l’apparente rationalité des actes, sur les exigences sociales s’y manifeste d’une manière onirique. Zara Leander, la plus grande star du cinéma nazi, y défaille d’extase en contemplant son futur amant sauver un torero blessé en affrontant le taureau à sa place. Tandis que résonne la «habanera» chargée d’une mystérieuse tension issue des profondeurs, tandis que la fièvre monte sur l’île et tue, le spectateur se doute que la mort sera le prix à payer pour l’avoir entendue. Le sujet du film est digne de Bunuel et de Dali réunis, son traitement est objectif, rigoureux, discrètement lyrique : un plan de temps en temps sculpte le symbole, le reste est retenu. Efficacité préservée d’une manière intelligente jusqu’aux séquences voulues ouvertement fascinantes, filmées pour provoquer le sentiment philosophique de l’extase, de l’annihilation de soi.Paramatta, bagne de femmes (en partie un film de prisons de femmes… situé en «exotique» Australie), La Fille des marais, Les Piliers de la société, sont, en revanche, typiques de cet étonnant mélange de lourdeur et de finesse qui caractérise l’âme germanique. Sierk expérimente des enchaînements, des effets de montage classiques, attendus, rebattus mais qui sont aussi de temps en temps transcendés par la beauté pure de tel ou tel plan : Sierk privilégie les extérieurs naturels, et son surnaturalisme naît discrètement de la contemplation des personnages en situation dans leur cadre authentique. Les travaux agricoles régénérant – à la manière de ceux décrits par Thoreau que Sierk admirait et qu’il voulut même imiter durant deux ans en Californie – La Fille des marais, les dangers des tempêtes marines permettant le rétablissement moral des dégénérés Piliers de la société, la chaleur accablante, infinie, du nouveau rivage où les détenues occidentales de Paramatta fabriquent des balais vendus dans la rue au son d’un appel mélancolique. Dans tous les cas, le destin se joue des hommes et des femmes, la temporalité les malmène, l’irrationalité les assomme, le hasard tragique ou comique les mène où il le veut. Le héros ou l’héroïne de Sierk peut surmonter ou assumer son obscur héritage de passions : qu’il en soit écrasé ou qu’il en ressorte transfiguré, son trajet n’aura pas été choisi ni rationnel.Ce romantisme essentiellement allemand dans ses déterminations et ses conséquences se développe sous la forme de la tragédie d’une manière visible à travers ce qu’on nomme – d’une manière au fond impropre : c’est le grand mérite de Michael Henry de l’avoir aperçu avec netteté dès 1974 – les mélodrames de Sirk durant sa période américaine. Les mélodrames de Sirk ne sont pas davantage mélodramatiques – en dépit des signes externes, contingents de leur appartenance à ce genre mineur qui hésite entre l’opéra et le roman photos en permanence – que les drames psychologiques, les comédies dramatiques ou les films noirs américains de Fritz Lang ne le sont durant la même période : leur perspective est bien celle de la tragédie grecque originale, donnée une fois pour toutes comme paradigme de la culture nécessaire à l’homme moderne.Un signe ne trompe pas : Douglas Sirk (Hitler’s Madman, 1942) comme Friz Lang (Hangmen also die [Les Bourreaux meurent aussi], 1943) tournent à l’aurore de leur période américaine, l’histoire véridique de l’assassinat de Heydrich par les résistants tchécoslovaques. La manière dont ils le font tous les deux est chargée de tragique autant que de romantisme, et, dans le cas de Lang, d’expressionnisme : voir le plan où Brian Donlévy se cache dans l’ombre tandis que les soldats S.S. à sa recherche se déploient, célèbre plan qui est aussi l’une des meilleures photographies de plateau du film. Sirk donne un portrait saisissant de Heydrich tandis que Lang ne le montre que brièvement avant son assassinat mais peint ensuite une ville de Prague déchirée entre les ténèbres et la lumière, tenaillée progressivement par la terreur des représailles SS. (1)Durant sa période Warner puis Columbia, Sirk tourne un peu tous les genres, comme Lang : western, films noirs psychanalytiques ou historiques, comédies dramatiques. Il tourne même un péplum sur Attila (Le Signe du païen) moins connu en France que celui tourné par Pietro Francisci en coproduction franco-italienne à la même époque de l’autre côté de l’Atlantique. Mais la pureté de son inspiration devient mature lorsqu’il passe à la Universal. Il a le génie du casting : il reprend en 1956 Fred McMurray et Barbara Stanwyck – qui étaient liés dans la mémoire des spectateurs américains par leurs rôles d’amants criminels dans le classique film noir Double indemnity [Assurance sur la mort] (1944) de Billy Wilder – et les transforme, lui en père de famille et elle en femme d’affaire renonçant à assumer les conséquences familiales de la renaissance d’une liaison de jeunesse, vingt ans après. Chacun retourne à sa solitude, in extremis, substituant volontairement le souvenir et la mémoire au réel qui devenait possible mais qui est refusé. Le plan où McMurray se sent assimilé à un robot, semblable à ceux que son usine fabrique pour les enfants, et qui le fait croiser sa création en marche tandis que lui s’immobilise devant une fenêtre, impuissant, piégé par le désir inassouvi, est typique de la lourdeur germanique qui maintient son emprise sur la syntaxe de Sirk. Et pourtant, sa narration est régulièrement un modèle de dynamisme et de légèreté : le mélange est très curieux. Il s’intègre sans effort à l’esprit d’efficacité de la mise en scène américaine. C’est tout autant vrai concernant All I Desire avec la même Barbara Stanwyck en danseuse de cabaret lassée, aspirant à redevenir une mère de famille qu’elle a quittée autrefois en lui faisant croire qu’elle était devenue actrice classique. La passion des Américains pour la psychanalyse freudienne, durant les années 1945-1955, apporte en outre une coloration évidente à des scénarios qui interrogent constamment les conséquences œdipiennes – parfois névrotiques - des choix effectués par les protagonistes : chez Sirk, on parle souvent de son enfance, et les enfants, les adolescents, sont pris au sérieux, sont des personnages à part entière.À mesure que les années passent, les thèmes de Douglas Sirk deviennent plus sombres : alors que Vidocq (A Scandal in Paris, 1946) ou le médecin auquel est révélé un Secret magnifique (1954) manifestaient ou rencontraient certains aspects diurnes, positifs de l’existence, parvenaient à la paix ou du moins à un modus vivendi avec l’existence, l’aviateur qui a bombardé un orphelinat allemand durant la Seconde guerre mondiale (Battle Hymn [Les Ailes de l’espérance], 1956) puis se retrouve à nouveau bombardant des civils coréens durant la Guerre de Corée, tente de se racheter sans être certain d’y parvenir. Des hommes d’affaires riches sont névrosés ou épousent des névrosées incapables de leur assurer le bonheur : la solitude est leur lot final, leur passion engendre la mort (Écrit sur du vent, 1956), d’anciens pilotes de la Première guerre mondiale jouent leur vie à pile ou face, lassés de tout et de tous, contemplés par un jeune écrivain alcoolique (2) fasciné par un destin qu’il croit vouloir modifier un instant, alors qu’il ne veut en réalité que le transcrire fidèlement (The Tarnished Angels [La Ronde de l’aube], 1957) d’après le roman Pylône (1935, traduit en français en 1946) de William Faulkner. Anecdote savoureuse à rajouter au dossier de ce dernier film, au raffinement plastique si esthétisant qu’il pourrait paraître distancé alors qu’il est pourtant, comme d’habitude chez Sirk, totalement lyrique et sincère : selon Michael Henry (3), Sirk lisait à l’acteur Robert Stack des passages de T. S. Eliot sur le plateau, entre deux prises.Un chef d’orchestre allemand d’origine italienne, affligé d’une intime malédiction familiale incarnée par la maladie d’une proche, tombe amoureux d’une jeune Américaine dans Interlude [Les Amants de Salzbourg], 1957 : ils se rencontrent durant sa direction du Vénusberg de Tannhäuser ! Le film est un remake en CinemaScope-couleurs d’une Veillée d’amour de John M. Stahl réalisé en 1939 à Hollywood. Le fait qu’il ait été tourné en 1957 lui donne une toute autre densité, qui échappait inévitablement au film de Stahl, par ailleurs excellent technicien. Sous la pellicule apparente du roman-photo mélodramatique, Sirk réalise une sorte d’ode à l’Allemagne éternelle, maintenue musicalement fidèle à son essence par-delà la Seconde guerre mondiale et ses ravages. Ce que la belle actrice June Allyson est venue découvrir n’apparaît pas immédiatement clair, ni à elle-même ni aux autres : une sorte de confrontation spirituelle avec l’Allemagne, par-delà la guerre qui a eu lieu. Et le fait qu’elle ait effectivement eu lieu colore tout le film d’une amère sensation : les paysages allemands filmés en écran large 2.35 CinemaScope pour la Universal sont apaisés, magnifiés plastiquement par les cadrages impeccables du directeur de la photographie William Daniels, mais un orage peut brusquement les modifier. Sirk le filme alors comme un symbole de cataclysme davantage que comme un orage. Et le fait que la première rencontre des amants soit placée par Sirk sous le signe de l’opéra de Wagner le plus tourmenté (4) n’est pas un hasard : il renvoie à sa conception intime du monde telle qu’elle est constituée l’année où il tourne ce remake. (5)Les deux derniers longs-métrages hollywoodien de Sirk sont consacrés à la chute de l’Allemagne durant la fin de la Seconde guerre mondiale (Le Temps d’aimer et le temps de mourir, 1958 d’après le roman de E.M. Remarque avec qui il se lia d’amitié durant le tournage) et au racisme qui mine de l’intérieur les possibilités d’intégration au «social way of life» de l’Amérique (Mirage de la vie, 1959). De retour du front russe en 1944 pour une permission de trois semaines, le soldat Graeber (6) découvre certes l’amour au milieu d’un Berlin en ruine mais il mourra en Russie, assimilé mécaniquement aux Nazis dont il se démarquait pourtant par toutes les fibres de son être moral. Une séquence célèbre – la meilleure du cinéma de Sirk, peut-être – est celle où Graeber rencontre un officier d’archive nazi (admirablement joué par Klaus Kinski en dépit de la brièveté du rôle) cherchant à scruter sa connaissance réelle de la situation intérieure et extérieure. En 1959, Sarah Jane renie sa mère noire pour tenter de s’intégrer au monde de son employeuse blanche, célèbre actrice jouée par… Lana Turner, sorte d’ange blond compatissant mais impuissant face à la mort et à la désolation qui vont l’accabler : cruauté totale du scénario, sans porte ouverte ni «happy end».«J’ai toujours été intrigué par les problèmes de la cécité. Un de mes projets les plus chers étaient d’ailleurs de faire un film qui se passerait dans un asile réservé aux aveugles. Il n’y aurait que des gens sans cesse en train de tâtonner, essayant de saisir des choses qu’ils ne voient pas. Ce qui me semble très intéressant ici, c’est de tenter d’aborder des problèmes de cet ordre grâce à un moyen d’expression – le cinéma – qui, lui, ne se soucie que des choses vues» (Sirk in Cahiers du cinéma, n° 189, op. cit. supra).Un intérêt manifeste pour la vision de l’obscur, si proche des ambitions mystiques, gnoséologiques d’un Novalis ou d’un Jean-Paul Richter, directement hérité de la vision des oracles aveugles dans les religions préhelléniques, une évolution vers une volonté d’ouvrir finalement les portes de l’Enfer : on saisit que le romantisme allemand de Douglas Sirk n’a donc nullement été atténué par son séjour américain. On peut même affirmer, sans grand risque d’être contredit, qu’il s’y est au contraire épanoui assez librement d’une manière souvent inattendue.Notes(1) La violence graphique très impressionnante du relativement méconnu mais pourtant tout à fait remarquable Operation : Daybreak [Sept hommes à l’aube] (G.-B., 1975) de Lewis Gilbert renouvelle encore ce même sujet, décidément porteur d’inspiration aux grands cinéastes, en offrant une version en outre historiquement encore plus proche de la réalité, produite avec des moyens financiers très supérieurs à ceux dont disposaient Sirk et Lang. Le scénario est basé sur le roman historique Seven Men at Daybreak [Sept hommes à l’aube] d’Alan Burgess qui reposait sur de très rigoureuses recherches d’archives et sur de nombreux entretiens avec les témoins ou acteurs historiques encore vivants. Paru en 1960 en édition originale anglaise, traduit chez Albin Michel en 1962 par Marie Tadié, repris en éd. J’ai Lu, coll. «Leur aventure», en 1964.(2) Joué par Rock Hudson, l’acteur fétiche de Douglas Sirk durant son âge d’or américain, Sirk qui lui donne ses plus beaux rôles durant cette période Universal qui constitue une catégorie à part entière au sein de leurs filmographies respectives. Michael Henry avait très justement remarqué que les acteurs parlaient toujours un ton plus bas dans les films de Jacques Tourneur : cette remarque peut s’appliquer à Rock Hudson dirigé par Douglas Sirk. Le début de La Ronde de l’aube est, à cet égard, exemplaire : Hudson empêche une brute de martyriser un enfant sans élever la voix. Sa présence au monde est non moins simultanément une sorte d’absence au monde auquel il demeure cependant rattaché par sa volonté d’écrire.(3) Michael Henry, fiche Douglas Sirk in Dossiers du cinéma, Cinéastes, vol. 3, éd. Casterman 1974, p. 173. Notons que Monique Nathan, Faulkner par lui-même (Éditions du Seuil, coll. Microcosme, section Écrivains de toujours, 1963-1969), ignore totalement, dans sa filmographie de Faulkner (où elle mentionne autant les films sur lesquels Faulkner a travaillé comme scénariste ou adaptateur que ceux adaptés, avec ou sans lui, de ses propres romans) l’existence de La Ronde de l’aube. C’est le seul point faible d’un livre par ailleurs admirable.(4) «Du Vaisseau fantôme à Parsifal, en passant par Tannhäuser, le thème de la rédemption par l’amour revient continuellement dans l’œuvre de Wagner; mais c’est sans doute dans Tannhäuser que le conflit entre le bien et le mal, l’esprit et la sensualité, l’amour pur et la passion, se trouve à son point culminant, et ceci, dès la très belle ouverture où le chemin qui mène de la faute au pardon, puis au salut, est déjà annoncé, et se développera magnifiquement dans la bacchanale de Venusberg qui lui fait suite.» Françoise Vincent-Malettra, présentation musicologique rédigée pour l’édition française 33T de Wagner, Lohengrin (Prélude), Tannhäuser (Ouverture et Venusberg), Siegfried-Idyll (C.B.S., coll. Grands interprètes, réf. CBS-75143, Columbia Symphony Orchestra dirigé par Bruno Walter, 1876-1962).(5) La musique, lien universel entre les êtres et les civilisations, est un thème d’élection du cinéaste dès ses débuts : voir l’analyse de son Schlussakkord (1936 donc situé au centre de sa période allemande, après les adaptations littéraires de 1935, avant les scénarios originaux de 1937) par Jacques Lourcelles, in Dictionnaire du cinéma : Les films (Robert Laffont, coll. Bouquins, 1992, p. 1331), qui demeure un de ses meilleurs commentateurs français. Période allemande qui ne fut découverte réellement par les cinéphiles, selon lui (cf. sa notice sur La Habanera, op. cit., p. 669) qu’en 1972 à l’occasion d’une rétrospective à Édimbourg puis à Londres. Cependant, on doit mentionner qu’il y eut en 1938 des projections de La Habanera en VOSTF à Paris. Cf. : Alexandre Mathis, Allers sans retour (Edite, 2009) dans la première partie duquel l’assassin Roger Verdière assiste à l’une d’entre elles, quelques jours avant son arrestation.(6) Joué par John Gavin, qui incarnera peu de temps après, avec la même finesse, Jules César dans le Spartacus de Stanley Kubrick et l’amant de Janet Leigh dans le Psychose d’Alfred Hitchcock.

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04/01/2010 | Lien permanent

M le maudit de Fritz Lang, par Francis Moury

Crédits photographiques : Szolt Czegledi (EPA).
Á propos de Fritz Lang, M le maudit (Édition Films Sans Frontières, Paris, mars 2015 : un Blu-ray multirégions A-B-C, image restaurée au format original 1.17 compatible 16/9, son restauré Dolby Digital VOSTF et VOSTA, chapitrage, aucun supplément).

M le maudit NB 2.jpgM [M le maudit, Allemagne, 1931] était le film préféré de Lang, ainsi qu'il le confiait au couple joué par Brigitte Bardot et Michel Piccoli en 1963 dans Le Mépris de Jean-Luc Godard où Lang interprète son propre rôle, en bon français dans le texte. M fut le seul film de sa première période allemande sur lequel il obtint de son producteur une liberté totale : choix du sujet, des acteurs (certains étant d'authentiques criminels que Lang avait rencontrés autour de la Berlin Alexanderplatz), des décors. Le titre initial (Les Assassins sont parmi nous) ne fut pas retenu à la demande de l'administration allemande et, sans doute, du parti nazi : la lettre M étant la première lettre du mot «meurtrier» et tenant un rôle essentiel dans le scénario, fut admise en remplacement. Le plan final (auquel Lang tenait tant car il lui semblait justifier, à lui seul, le film) des trois mères en pleurs, réclamant qu'on surveillât davantage les enfants allemands, manquait dans certaines copies exploitées : le Blu-ray édité par Films sans frontières, a été «mastérisé» à partir d'une copie intégrale dans laquelle ce plan final est bien visible.
C'est assurément un des films de Lang relevant le plus du cinéma fantastique par son thème (la criminalité psychopathologique) comme par son traitement expressionniste (à cause de certains effets photographiques mis au point par le directeur de la photo Fritz Arno Wagner et de l'interprétation de certains acteurs, notamment Peter Lorre (1)) au suspense parfois insoutenable bien qu'il soit enchâssé dans un réalisme documentaire strict (le film est inspiré par l'affaire réelle de Peter Ku[e]rten, le «Vampire de Düsseldorf»), alternant avec quelques pointes de comédie noire ou cynique permettant à peine de soulager l'atmosphère.
Lang, questionné par William Friedkin en 1975 (2) sur le thème de M, a voulu une fois de plus lever toute équivoque : le criminel de M est le pire criminel possible et la peine de mort est justifiée à son encontre. On n'entend, certes, pas la sentence rendue contre lui par les juges mais elle ne fait guère de doute dans l'esprit du spectateur de 1931, moins naïf que celui d'aujourd'hui. Cependant, et Lang insiste également sur ce point dans son entretien avec Friedkin, le sujet de M n'est pas un sujet policier mais un sujet métaphysique, à savoir le problème du mal comme tel au sein de la société comme dans le cœur de l'individu. Lang précise qu'il avait demandé à sa scénariste Théa von Harbou d'imaginer le pire criminel possible : un tueur d'enfants. Et un criminel dont les actes seraient d'autant plus atroces dans l'esprit des spectateurs, que Lang s'interdisait strictement de les montrer à l'écran, laissant le soin à ceux-ci de prolonger les terrifiantes ellipses de sa mise en scène.
Dès lors que la pègre décide de se substituer à la police, durant une séquence au montage virtuose alternant images et dialogues de deux réunions simultanées tenues par la police et la pègre au même sujet (comment arrêter (version police) ou comment tuer (version pègre) au plus vite possible le fou assassin?), la dualité morale se retrouve portée au niveau social, non plus seulement individuel. L'image de la main, symbole du film dès son affiche originale, est utilisée de plusieurs manières qui lui confèrent à chaque fois, avec un nouveau propriétaire, une nouvelle signification. La main gantée du chef de la pègre qui s'abat sur la carte de la ville, la main à la craie blanche qui frappe le criminel au dos afin de le marquer, la main anonyme et blanche du policier qui arrête «M» in extremis alors qu'on allait le lyncher : ce lourd symbolisme visuel est directement hérité du cinéma muet. Mains agentes ou patientes, criminelles ou légales : la mise en scène les rend équivalentes en signification d'une manière ironique très pessimiste.
M le maudit NB 4.jpgCette équivalence latente génère une angoisse que le symbolisme expressionniste est chargé de porter à son paroxysme : le «bourgeois démoniaque» incriminant son alter-ego au cours d'un dîner paranoïaque; l'image du ballon (parfois à forme humaine) symbolisant l'enfant mais aussi la fugacité et la fragilité de la vie humaine; l'ombre menaçante du tueur recouvrant l'enfant jouant près de la colonne affichant l'annonce de la police; l'aveugle ayant le premier la claire vision de la vérité : autant d'éléments hérités eux aussi directement du cinéma expressionniste allemand muet, et parfaitement intégrés dans ce film sonore. Le thème de l'aveugle clairvoyant renvoie, par-delà les siècles, à la tragédie grecque classique. La tension est renforcée par une construction scénaristique assez rare : l'action du premier tiers de M est répartie sur une période indéfinie pouvant se chiffrer en semaines voire en mois, donnant d'abord à M l'aspect d'un documentaire policier réaliste très ample, décrivant minutieusement les différents moments de l'enquête et les différentes strates de la société. Vers la 56e minute environ, à partir du moment où l'aveugle reconnaît l'air classique sifflé par le fou, l'action s'accélère et son unité devient totale durant les presque 54 minutes qui suivent, pratiquement en temps réel. Seuls les deux derniers plans (le plan des juges puis celui des mères) retrouvent une temporalité plus lâche et imprécise, presque analogue à celle du chœur dans la tragédie grecque.
Sur le plan métaphysique, c'est le génial acteur Peter Lorre qui porte le film. La dualité humanité / bestialité est incarnée dès qu'on entend sa voix sirupeuse et douce tandis que son ombre noire se projette sur l'affiche qui dénonce ses méfaits. Lang s'avère, d'emblée, un virtuose du montage images et sons, montage dont la technique était d'introduction très récente. Dualité confirmée lorsqu'il s'observe peu de temps après en grimaçant, face à son miroir : ce plan est une des plus célèbres photos d'exploitation originale allemande du film. Elle l'est par la mélodie classique qu'il sifflote : son interruption ou sa reprise marque la terrifiante emprise de sa pulsion meurtrière, à laquelle il voudrait échapper mais qui le possède d'une manière quasiment démoniaque. Le sommet du film est le discours du monstre s'auto-analysant face à ses juges-bourreaux criminels «de droit commun» : il avoue, le corps et le visage déformés par l'horreur mise à jour par son propre discours, la vérité du mal qui le possède, qui le met en marge de l'humanité, tandis que sa peur d'être assassiné augmente encore l'effet produit sur le public. Durant cette séquence, Lang utilise la technique du plan de coupe : certains criminels du «jury» hochent la tête, reconnaissant la vérité de la confession du tueur, la réelle force des pulsions contre lesquelles eux-mêmes n'ont pas su lutter en leur propre temps.
L'universalité du mal est plastiquement renforcée par le montage : les hommes sont les enfants de Caïn, selon l'expression qu'emploiera plus tard, en 1948, un des protagonistes de son Secret derrière la porte, consacré également au thème de la criminalité psychopathologique, comme y sera aussi consacré son While the City Sleeps [La Cinquième victime] en 1956 au sujet duquel je renvoie à mon article paru ici-même : https://www.juanasensio.com/archive/2013/04/20/l-ultime-diptyque-americain-de-fritz-lang-francis-moury.html
M le maudit NB 54.jpgDans l'histoire du cinéma, M de Lang a connu une assez riche postérité, parmi laquelle il faut au moins signaler trois œuvres : d'abord le «remake» de Joseph Losey tourné à Los Angeles en 1951, ensuite Le Vampire de Düsseldorf (France-Italie-Espagne, 1965) de et avec Robert Hossein qui serre la réalité historique de plus près mais lui confère une esthétique alliant réalisme et fantastique (Hossein dont c'est le meilleur film comme cinéaste et comme acteur, admirait autant le film de Lang que le remake de Losey), enfin le Fear City [New York 2H du matin] (États-Unis, 1983) d'Abel Ferrara qui reprend la structure du film de Lang et au sujet duquel je renvoie à mon article sur Stalker il y a déjà plus de dix ans : https://www.juanasensio.com/archive/2004/04/30/fear-city-les-tenebres-d-abel-ferrara-francis-moury.html

Note additionnelle sur le M (1951) de Joseph Losey

IMG_2924.jpgTourné à Hollywood vingt ans plus tard (également réédité par Films sans frontières, mais en DVD uniquement) et sur lequel Robert Aldrich était assistant-réalisateur, on peut noter que ni Losey ni Lang ne souhaitaient que ce «remake» vînt au jour : Losey, en pleine période de «Liste noire», honora au mieux la commande alimentaire du producteur Seymour Nebenzal qui pensait que le seul moyen de faire passer le cap de la censure au film était de le présenter comme un remake explicite d'un film classique allemand. Cela ne suffit d'ailleurs pas pour l'empêcher d'être censuré dans plusieurs États américains, peut-être en raison du fétichisme du criminel, visuellement davantage accentué que chez Lang. Le générique américain ne créditait ni Lang ni Théa von Harbou pourtant auteurs de l'histoire originale. L'action était transposée du Berlin de 1931 à Los Angeles et à San Francisco en 1951 (extérieurs naturels américains dotés d'une belle présence plastique) mais certains emprunts directs au film allemand sont visibles, assumés par Losey qui n'en faisait pas mystère : l'escalier en colimaçon où une mère appelle son enfant, pressentant sa mort, par exemple. Losey a précisé, dans un entretien accordé à Michel Ciment, que son point de vue sur le meurtrier était différent de celui de Lang : selon Losey, ce n'était pas un monstre mais un malade que la société avait l'obligation de soigner. La prestation de l'acteur David Wayne (sans lien de parenté avec l'acteur John Wayne) était honorable mais demeure inférieure à celle de Peter Lorre, notamment durant la scène finale. Tel qu'en lui-même, le film de Losey est un assez bon film noir américain des années 1950 – il en a le réalisme, la sécheresse et la dureté narrative, l'efficacité violente qui caractérisent la plupart des classiques du genre de cette époque –, mais il souffre de la comparaison avec l'original allemand qui le surpasse tant du point de vue de la conception que de celui de l'exécution.

Notes
(1) Peter Lorre émigra ensuite, comme Lang, à Hollywood. Lorre revint en RFA pour y signer Der Verlorene [L'Homme perdu] en 1951. L'échec de cet unique film noir très langien d'esprit et plastiquement beau, mit un terme à son ambition de cinéaste mais il fut parallèlement un acteur remarquable dans certains films noirs désormais classiques (Le Faucon maltais (1941) de John Huston, The Chase [L'Evadée] (1946) d'Arthur Ripley, Quicksands [Sables mouvants] (1949) d'Irving Pichel et, surtout, dans certains classiques du cinéma fantastique tels que Mad Love [Les Mains d'Orlac] (1935) de Karl Freund, The Beast With Five Fingers [La Bête aux cinq doigts] (1946) de Robert Florey, Tales of Terror [L'Empire de la terreur] (1962, écrit par Richard Matheson : Lorre joue dans le conte central réunissant les intrigues des deux histoires extraordinaires d'Edgar Poe, Le Chat noir et La Barrique d'Amontillado) de Roger Corman, The Raven [Le Corbeau] (1963) de Roger Corman, The Comedy of Terrors (1963) de Jacques Tourneur.
(2) Cet entretien, accordé à Friedkin par Lang peu de temps avant la mort de ce dernier, constitue le plus précieux supplément de la remarquable édition française (2007) collector 2 DVD Wild Side Vidéo de l'authentique film fantastique de Lang qu'est House By the River (1949). C'est l'un des titres (avec le Ministry of Fear [Espions sur la Tamise] adapté en 1943 du roman de Graham Greene) qu'il convient absolument de rajouter à la filmographie (trop) sélective relevant du genre, établie en son temps par Jean-Marie Sabatier dans Les Classiques du cinéma fantastique, seconde partie, chapitre intitulé Fritz Lang (Éditions Balland, 1973, p. 232).

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02/11/2015 | Lien permanent

Twins of Evil de John Hough, par Francis Moury

1560399417.jpgDracula dans la Zone.





Dans une région reculée d’Autriche, vers le XVIIIe siècle (1), le pasteur Gustav Weil et sa confrérie religieuse brûlent vives des filles suspectées de sorcellerie et de vampirisme, fléaux dont les ravages augmentent dans les environs de leur village. Le comte Karnstein, protégé par les plus hautes autorités de Vienne, ressuscite accidentellement, à l’occasion d’une cérémonie sataniste, son ancêtre vampire Mircalla Karnstein morte en 1547. Elle le vampirise. Les deux nièces de Weil, Frieda et Maria devenues orphelines, quittent Venise pour se réfugier chez lui : Frieda est fascinée par le comte Karnstein tandis que l’instituteur Anton – qui réprouve les chasses aux sorcières menées par Veil – est fasciné par Maria. Weil craint que toutes deux ne soient des proies potentielles pour Karnstein. Or, l’une des deux devient effectivement et rapidement la victime consentante de Karnstein. Le temps joue dangereusement contre l’autre…

Les Sévices de Dracula BBT affiche FR.jpgTwins of Evil [Les Sévices de Dracula] (G.-B., 1971) de John Hough est l'un des derniers grands Hammer Films de la période finale (1970-1975 environ) de cette firme : il est le troisième volet de ce qu’on a surnommé «la trilogie Karnstein» comprenant également The Vampire Lovers (G.-B., 1970) de Roy Ward Baker et Lust For a Vampire) (G.-B., 1971) de Jimmy Sangster. Des trois titres, Les Sévices de Dracula fut le seul à avoir été exploité en France au cinéma, et avec succès. Ce premier film fantastique signé John Hough est aussi son meilleur : ni The Legend of Hell House [La Maison des damnés] (G.-B., 1973) d’après le roman de Richard Matheson, ni Incubus (Canada, 1982) qui sont assez bons tous les deux et méritent d'être connus, ne retrouveront cependant une telle rigueur et une telle inspiration plastique. Il existe de Twins of Evil une affiche de pré-production et un jeu de photos couleurs d’exploitation, estampillées Twins of Dracula : la filiation mythologique ne fut pas seulement le fait du distributeur français bien que le scénario ni les dialogues ne mentionnassent nullement ce nom.
Direction artistique riche et soignée, photo sophistiquée signée Dick Bush, musique symphonique inspirée composée par David Whitaker, casting remarquable : cet unique film de Hough tourné pour la Hammer Film est à la limite budgétaire de la série A et de la série B tant il est luxueux et plastiquement somptueux. Le scénario de Tudor Gates, inspiré par le roman fantastique Carmilla (1872) de Sheridan Le Fanu, aurait pu être signé Jimmy Sangster tant il est huilé et calculé, à la fois démentiel et rigoureux. Outre le vampire féminin Carmilla / Mircalla, il reprend le personnage du noble débauché et sataniste victime de sa passion, ici joué par Damien Thomas mais déjà illustré par celui joué par Ralph Bates dans Taste the Blood of Dracula [Une messe pour Dracula] (G.-B., 1969) de Peter Sasdy, personnage lui-même héritier de celui interprété par David Peel dans The Brides of Dracula [Les Maîtresses de Dracula] (G.-B., 1960) de Terence Fisher. Un point cependant sur lequel la rigueur mythologique de Tudor Gates est prise en défaut : les vampires se déplacent le jour sans craindre les rayons du soleil ni s’en protéger. Curieuse hétérodoxie alors que pour le restant, la mythologie classique est assez respectée et que l’un de ses éléments, l’impossibilité pour le vampire de se refléter dans un miroir, y est notamment le moteur de plusieurs séquences splendides du point de vue plastique. Autre point sujet à discussion mythologique : l’une des sœurs étant devenu vampire, refuse de vampiriser l’autre, prend ses précautions afin de n’être pas tentée de le faire et le lui avoue presque, aveux seulement compréhensibles par le spectateur, mais dont la signification demeure ignorée par son interlocutrice.
Twins20of20Evil20-20BTS2007.jpgLes deux sœurs Mary et Madelaine Collinson, érotiques jumelles et excellentes actrices, jouent d’une manière très raffinée dans un registre qu’on pourrait nommer celui des «embarras de l’identité» (2). David Warbeck trouve ici son premier grand rôle en instituteur humaniste qui finit par être convaincu de l’existence du vampirisme, en dépit de ses réticences face à la cruauté de la confrérie exterminatrice dirigée par Weil. La sœur de l’instituteur est interprétée par Isobel Black qui incarna elle-même une vampire presque dix ans plus tôt dans cet autre classique de la Hammer qu’est l’original et plastiquement si beau Kiss of the Vampire [Le Baiser du vampire (G.-B., 1962) de Don Sharp. Dennis Price donne vie à un proxénète alcoolique et calculateur qui finit victime de sa propre cupidité. Peter Cushing trouve ici l'un de ses derniers très grands rôles : celui d'un inquisiteur puritain et fanatique, obsédé par le mal mais constamment torturé par l’idée d’avoir peut-être brûlé des innocentes. Sans oublier les actrices secondaires, aux noms aujourd’hui oubliés mais qui incarnaient la «Hammer Glamour» (l’érotisme Hammer) qui ne fut pas pour rien dans le succès mondial connu par cette firme.
Le niveau de cet érotisme est typique de la Hammer des années 1970, mais ne se limite pas à un aspect graphique (ce qu’on nommait «nu intégral» dans les critiques françaises de cette période charnière). Il influence aussi l’intrigue en profondeur et lui permet de multiplier les symbolismes les plus troubles. L’inceste vampirique d’outre-tombe entre le noble décadent et sa défunte parente vampire instaure certes une dimension perverse, mais surtout il ouvre une brèche dans la rationalité, elle-même redoublée par la dualité (3) entre les deux jumelles, l’une devenant vampire, l’autre demeurant pure mais que leur apparence permet de confondre aisément au point que le suspense de la dernière partie du film repose d’abord sur une science des contraires que seule la mise en scène révèle à temps au spectateur, toujours un peu plus tard aux protagonistes. Ce redoublement est ici particulièrement efficace, calculé visuellement d’une manière souvent circulaire, mathématiquement glacée mais menée à un train d’enfer, grâce à une gestion intelligente du montage du temps et de l’espace.
Le niveau de violence graphique est typique de la Hammer Film des années 1970 : bûchers, cérémonies satanistes sanglantes, tortures, combats provoquant d’atroces blessures sans oublier la décapitation spectaculaire d’un vampire par Cushing qui découle directement de celle d'Ingrid Pitt par le même Cushing dans The Vampire Lovers.
Ce film de Hough est, en outre, indispensable à celui qui s’intéresse à la filmographie du roman original de Le Fanu qui donna lieu à des adaptations variées relevant d’esthétiques et de niveaux dramaturgiques eux-mêmes divers : mentionnons simplement Et mourir de plaisir (Fr.-Ital., 1960) de Roger Vadim, et La Cripta e l’incubo [La Crypte du vampire] (Ital., 1964) de Camillo Mastrocinque.

Note technique sur l’édition DVD collector Elephant 2014
Les Sévices de Dracula BBT FR 5  .jpgL’image cadrée en 1.77 est donc légèrement recadrée puisque le film est tourné en 1.66 ou bien en 1.85. Les sources anglaises divergent sur la question du format original (question à peine évoquée dans les différents tests de l’édition bluray américaine alors qu’on se pique d’y être pointu sinon pointilliste, mettant leurs auteurs respectifs dans la situation d’un critique d’art ne se préoccupant guère de savoir quel était le cadre original d’un tableau ou bien dans celle d’un critique musical ne sachant pas quel nombre exact de pages comportait telle ou telle partition symphonique), mais il est certain que ce n’était pas le 1.77, puisque ce format date de l’invention des télévision 16/9, qui correspondent, selon les manières de le mesurer à du 1.77 ou à du 1.78. L’image est cependant nettement plus belle, plus définie, plus précise, que celle de Comtesse Dracula (G.-B., 1970) de Peter Sasdy, chez le même éditeur : meilleur état chimique de la copie, remastérisation plus soignée ? Toujours est-il que le fait est patent : les rideaux rouges de la Rank sont bien plus brillants et rouges au début de Les Sévices de Dracula qu'au début de Comtesse Dracula dans la même collection !
VF d'époque et VOSTF enregistrées : offre nécessaire et suffisante pour le cinéphile français. Galerie d’affiches et de photos très décevante, à portion congrue : à peine 10 documents alors que sur Google Images, on en trouvera des dizaines tous plus beaux les uns que les autres, sans oublier le défunt site The Hammer Collection.net auquel j'avais d'ailleurs collaboré en son temps. Attention à une erreur dans le résumé du scénario au verso de la jaquette et de l’étui : les deux orphelines jumelles ont voyagé depuis Venise, pas Vienne, pour se rendre chez leur oncle après le décès de leurs parents. La VF et la VOSTF concordent sur ce point lors de la séquence de la diligence qui les présente.
La présentation de A. Schlockoff (qui fut le fondateur en 1970 de la Convention du cinéma fantastique, tenue d’abord à Nanterre puis à Paris) couvre correctement tous les aspects du film, ses jugements sont pertinents, ses anecdotes sont de première main : il a connu Peter Cushing, a rencontré John Hough, a présenté la «trilogie Karnstein» en France à défaut d'avoir pu la faire intégralement distribuer. Une seule objection nous semble à la rigueur pouvoir lui être opposée : le rôle tenu par Dennis Price et la prestation de cet acteur me semblent valoir mieux que ce qu’il en dit. Je laisse par ailleurs les thuriféraires de la période 1970-1975 du cinéaste Jesus Franco lui répondre, concernant son jugement sur ladite période de sa filmographie !

Note historique sur l'emploi du terme gothique en histoire de la littérature et du cinéma fantastique
Ce terme est aujourd'hui employé par plusieurs exégètes (y compris A. Schlockoff dans sa présentation historique et esthétique des Sévices de Dracula) pour qualifier une partie des films fantastiques de la Hammer, à tort. Les films fantastiques de la Hammer n’ont rien à voir avec l'art religieux gothique du XIIIe siècle et assez peu à voir avec le «roman gothique» anglais tel que l’histoire de la littérature fantastique anglaise ou les études de Maurice Lévy, voire les préfaciers de la Bibliothèque de la Pléiade (son édition en 2014 d’une traduction française du Frankenstein de Mary W. Shelley, cinquante ans après celle parue dans la belle édition belge Gérard & Cie, Bibliothèque Marabout, Série fantastique) pouvaient le définir. Un Hammer Film n’a, en réalité, pas grand-chose à voir avec Le Château d’Otrante (en dépit de son appellation originale sur la couverture de «gothic tale» en… 1764) d’Horace Walpole ni avec Le Moine (1796) de M. G. Lewis. On sait que les Frankenstein produits par la Hammer Film (bien plus encore que ses Dracula) entre 1957 et 1973 ne sont nullement des adaptations mais des variations n’empruntant qu’un point de départ, un argument certes toujours «prométhéen», à Mary W. Shelley (4).
La Hammer situe à des périodes très variées ses sujets originaux ou adaptés de sources littéraires ou mythologiques. Son univers esthétique (selon les genres traités comme à l’intérieur d’un même genre) appartient majoritairement à la période moderne de l’histoire, donc à la période comprise entre le XVIe et le XXe siècle, selon les scénarios, sa période de prédilection étant l’ère victorienne (seconde moitié du XIXe siècle) mais pas exclusivement. Un même scénario peut couvrir plusieurs siècles différents, par exemple celui du Chien des Baskervilles (G.-B., 1959) de Terence Fisher dont l’action se situe à la fin du XIXe siècle mais dont l’ouverture a lieu un ou deux siècles plus tôt. Sans parler de la série initiée par le remake par Terence Fisher (G.-B., 1959) du classique La Momie (USA, 1933) de Karl Freund (adapté d’un roman anglais des années 1830 relevant autant de la science-fiction que du fantastique, mais dont seul l’aspect fantastique fut préservé par l’adaptation cinéma), remake qui insère une séquence antique égyptienne en flash-back (procédé repris par Michael Carreras en 1964, par John Gilling en 1965, par Seth Holt et Michael Carreras en 1971). Sans parler non plus des films préhistoriques de la Hammer où temps historique et temps mythique peuvent se chevaucher parfois d’une très étrange manière, comme dans le beau et méconnu Les Femmes préhistoriques (G.-B., 1966) de Michael Carreras. Seuls (et encore... à la limite, car il faudrait vérifier précisément la date de l'action) les films d'aventures médiévales de la série Robin des bois produits par la Hammer Film (parmi lesquels le Sword of Sherwood Forest [Le Serment de Robin des bois] signé Terence Fisher) pourraient être passibles de ce qualificatif.
Même remarque, en passant, pour la très riche mais mal nommée collection gothique chez Artus Films : même le chef-d’œuvre de Margheriti I Lunghi capelli della morte [La Sorcière sanglante] (Ital., 1964) qui y est réédité, ne peut, stricto sensu, s'avérer passible de ce qualificatif puisque son action se déroule à la fin du XVe siècle donc après le Moyen Âge qui s’achève, comme on sait, au XIVe siècle. Il ne faut alors pas confondre le sujet de l’action, sa matière et son temps historique. Ce n'est pas non plus parce que The Haunting [La Maison du diable] (USA, 1963) de Robert Wise se déroule dans un château dont une partie est réellement gothique, d’autres néogothiques, que c'est un film gothique : son action prend place au XXe siècle, pas au Xe siècle ni au XIIIe siècle !

Notes
(1)Wikipedia version anglaise (en général d’un niveau méthodologique et épistémologique supérieur à sa petite sœur française) ne se hasarde pas à dater l’action et n’a pas tort d’être prudente. Sur Internet Movie Data Base, on assure gaillardement que tout cela se déroule au XIXe siècle sans en donner aucune preuve. Les sites anglophones consacrés à la Hammer Film ne précisent en général pas du tout la date de l’action des films qu’ils chroniquent, cette précision devant leur apparaître prosaïque. En réalité, les éléments de la direction artistique (costumes, accessoires, extérieurs sélectionnés) plaident plutôt pour le XVIIe ou le XVIIIe siècle, mais il faudrait tout de même, pour en avoir le cœur net, savoir ce qu’en disait le dossier de presse original ou le dossier de presse français : si un lecteur collectionneur en dispose, qu’il nous éclaircisse !
(2)Voir Vincent Descombes, Les Embarras de l’identité (éditions Gallimard, coll. NRF-Essais, 2013) dont on pourra bientôt lire la chronique ici-même.
(3)Dualisme dont les implications symboliques et mythologiques auraient sans doute intéressé Simone Pétrement (Le Dualisme chez Platon, les Gnostiques et les Manichéens, éditions PUF, collection B.P.C., 1947), sans parler de la fortune alchimique du thème durant la Renaissance, par exemple dans le théâtre anglais de Shakespeare.
(4)Voir L’Angleterre fantastique de Defoe à Wells, 22 contes de revenants et de terreur choisis et présentés par Jacques Van Herp (éditions Marabout S.A., Verviers, Belgique 1974) dans l’introduction duquel Van Herp, citant des extraits de la thèse de Maurice Lévy sur le roman noir gothique anglais (ce même Maurice Lévy qui écrivit une remarquable étude sur Lovecraft ou du fantastique, parue en 1972 chez U.G.E., collection 10/18) distingue d’une manière assez souple les périodes suivantes de la littérature fantastique anglaise : pré-gothique (Defoe), gothique, post-gothique, pré-victorien, victorien, post-victorien, annonciateurs des temps nouveaux (Wells). L’héritier direct du roman gothique anglais au cinéma est, selon Van Herp, l’expressionnisme allemand muet tandis que la Hammer film ne relève selon lui que très partiellement de l’esthétique gothique, proche en réalité, si on veut un point de comparaison, du surréalisme littéraire et pictural. Ce qui permet, en passant, de comprendre pourquoi Paul Eluard pouvait s’enthousiasmer autant pour King Kong (USA, 1933) de E. B. Schoedsack et Merian C. Cooper que pour Le Château d’Otrante de Walpole. Cependant Van Herp commet aussi l’erreur habituelle : réduire la Hammer Film à ses reprises des classiques de l’âge d’or de la Universal (Dracula, Frankenstein, le loup-garou, la momie, le fantôme de l’opéra) en négligeant tout le reste. Réduire la littérature fantastique anglaise à sa période gothique, c’est commettre la même erreur que réduire l’histoire du cinéma fantastique à la Universal Pictures. Croire que la Hammer Film illustre le roman noir anglais gothique, c’est être victime d’une erreur de perspective esthétique comme historique. Il suffit d’ailleurs de songer, pour prendre la mesure de l’erreur, que les adaptations fidèles du roman de Mary W. Shelley ne furent pas produites par la Universal Pictures ni par la Hammer mais par d’autres sociétés de production.

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25/09/2015 | Lien permanent

Friedrich Nietzsche par lui-même, par Francis Moury

Photographie (détail) de Juan Asensio.
«Je ne me sentais plus vivant; je me retrouve,
Je marche, je revois le but sacré, j'éprouve
Le vertige divin, joyeux, épouvanté,
Des doutes convergeant tous vers la vérité;
Pourtant je hais le dogme, un dogme c'est un cloître.
Je sens le sombre amour des précipices croître
Dans mon sauvage cœur, saignant, blessé, banni
Calme, et de plus en plus épars dans l'infini.»
Victor Hugo, La Légende des siècles, §LV Les Grandes lois (circa 1875) (édition Garnier frères, Classiques Garnier, 1974), p. 736.

«Le destin de mes idées suivra une très lente et longue voie – je crois même, pour m'exprimer de manière quelque peu blasphématoire, que ma vie ne commencera qu'après ma mort, et que, durant ma vie, je resterai mort. Et c'est ce qui est dans l'ordre naturel des choses !»
Nietzsche, lettre n°188 (de Gênes, le 19 janvier 1882) à Ida Overbeck (à Bâle), op. cit., p. 162.

«Voilà, cher et vieux compagnon, mon alter ego qui arrive, et tu peux à ta guise t'entretenir avec moi, te disputer avec moi, gronder, être heureux et regarder au-delà de tous les nuages. Ce serait dommage que ce ne fût pas exactement un livre pour toi – je ne saurais, dans le cas contraire, comment sur cette terre procurer de la joie à quelqu'un. Tu y trouveras tous mes ingrédients; laisse de côté ce qui te blesse et prend en bloc tout ce qui te donne du courage. Je ne sais pas, par ailleurs, comment te remercier de ta riche et noble lettre – je dois consacrer chaque quart d'heure que m'accordent ma tête et mes yeux, au service d'une grande tâche et rêve toujours dans mon âme de rendre ainsi le mieux possible service à mes amis.»
Nietzsche, lettre n°120 (de Sils-Maria, le 4 juillet 1881) à Erwin Rohde (à Tübingen), ibid., p. 103.


31908319756_7b6fa12ae1_o.jpgNotes de lecture sur Friedrich Nietzsche, Correspondance tome IV (janvier 1880-décembre 1884) , texte établi par G. Colli et M. Montinari, traduction et notes sous la responsabilité de Jean Lacoste (éditions Gallimard, NRF, 2015).

Ce tome IV de la Correspondance de Nietzsche correspond dans l'histoire de sa philosophie à Aurore (1881), au Gai savoir (1882), à la première et la troisième parties (1883-1884) de Ainsi parlait Zarathoustra, mais aussi à l'idée première (1882) du posthume La Volonté de puissance, rédigé à partir de 1886. Il se situe donc au cœur de la courbe d'activité créatrice qui va de 1879 (date à laquelle Nietzsche prend congé de sa chaire de philologie à l'université de Bâle pour raisons de santé) à 1889 (année où une attaque cérébrale met pratiquement un terme à son activité d'écrivain). Plus anecdotiquement, ce volume IV correspond aussi à la période où Nietzsche, Paul Rée et Lou-Andréas Salomé décidèrent de former une curieuse «trinité» dont la photographie bien connue du petit chariot, témoigne plastiquement d'une étrange manière (1). L'amour déçu de Nietzsche pour la jeune fille augmenta sans doute ses tendances dépressives mais constitua, sans doute aussi, un aiguillon artistique et théorique. Au total, l'influence de Lou fut certainement néfaste à sa fragile santé, provoqua de regrettables tensions familiales, augmenta sa solitude sociale alors que, paradoxalement, sa philosophie était progressivement admirée aussi bien en Allemagne qu'en Amérique du Nord, en France aussi bien qu'en Angleterre. Une date philosophique à noter, en outre, dans l'histoire des techniques : Nietzsche est un des premiers utilisateurs célèbres avérés de la machine à écrire offerte, sur sa demande expresse, par sa sœur et que Paul Rée lui apporte en mains propres à Gênes où il faudra d'ailleurs la réparer dès son arrivée. Son prix est élevé, son fonctionnement aléatoire mais les yeux très fragiles de Nietzsche apprécient beaucoup ce secours matériel à l'écriture au point que son utilisation favorise parfois sa veine poétique, veine si méconnue en France encore aujourd'hui alors qu'elle est, avec sa veine musicale, un des éléments essentiels de son génie si typiquement allemand. Durant cette période, Nietzsche vit dans les montagnes suisses (notamment à Sils-Maria en Engadine), dans les ports italiens (à Gênes et à Venise), dans les villes balnéaires françaises ou siciliennes (à Nice, à Messine) : il se considère citoyen du monde comme tout intellectuel occidental nourri de stoïcisme classique (il lisait avec passion Sénèque et Marc-Aurèle), citoyen européen ensuite, citoyen allemand enfin. La question fondamentale qu'il s'est posée et qui est à la source de toute sa philosophie est un problème qui relève de la philosophie de l'histoire autant que de l'histoire de la philosophie : il l'aborde par le biais de la philologie grecque dans La Naissance de la tragédie, rédigé vers 1870 : quel rapport profond existe-t-il entre la tragédie grecque antique, la philosophie de Schopenhauer et les opéras de Wagner ? Le hasard, au moment où nous écrivons ces lignes, fait bien les choses car nous lisions hier l'un des rares articles intéressants produits par la crise financière grecque (2) qui est aussi une crise politique européenne. Johann Chapoutot y écrit : «Les philosophes, Hegel, puis Nietzsche ou Martin Heidegger, ne jurent que par la Grèce». Certes mais on ne peut s'en tenir à une simple positivité référentielle sans mentionner de quelle période de la Grèce il s'agit. Bien sûr Hegel, Nietzsche et Heidegger se réfèrent constamment à la Grèce, bien sûr ils considèrent la Grèce comme un moment-clé dans l'histoire du monde antique et dans l'histoire de l'esprit antique et, bien entendu aussi, un Allemand de leur époque peut apprécier à sa juste valeur le parallélisme politique existant entre la Grèce antique et l'Allemagne moderne, consistant en une commune structure composée par une confédération de cités libres et concurrentes plutôt que par une grande nation centralisée correspondant à l'empire napoléonien, cet empire issu d'une révolution française qui est un objet constant de fascination et de répulsion aux yeux des penseurs politiques allemands depuis Fichte jusqu'à Marx et Nietzsche. Le fil rouge qui relie Hegel, Nietzsche et Heidegger, relativement à la Grèce, est pourtant philosophiquement avéré, clair, évident, constant : la lumière originelle qui filtre dès l'aube de la pensée grecque, celle qui donne naissance à la dialectique de l'esprit du monde, se trouve selon eux trois d'abord chez les Présocratiques. L'avènement du concept et de la réflexion conceptuelle chez Socrate puis chez Platon, marque pour eux trois une sorte de décadence (3), une perte irrémédiable de vitalité : la réalité originelle du conflit entre un (Parménide) et multiple (Héraclite), entre ordre et chaos, entre être (si on l'identifie à l'un) et néant, entre Apollon et Dionysos diminue d'intensité, perd de sa vigueur lorsqu'elle est relayée non plus par l'aphorisme et l'intuition poétique mais par le concept et l'entendement discursif. Platon lui-même semble l'avoir bien ressenti, d'où son recours au mythe et aussi à l’Éros lorsque la géométrie, la dialectique sophistique et la logique s'avèrent insuffisantes au dévoilement qu'il vise. Aristote a également mis en lumière l'aspect aporétique de la logique et de la raison qui demeurent des moyens insuffisants à la saisie du réel, comparées à la théologie comme à l'expérience. Le rationalisme grec n'arrivera ensuite plus à retrouver, à ressaisir cette étincelle originelle et originaire qui était d'emblée donnée dans toute la puissance de son opposition démoniaque, au sens le plus grec du terme. Le passage au concept de l'entendement est certes, selon Hegel, une nécessité interne mais il est non moins également un moment qui doit être dépassé : ce dépassement, Hegel (4) a tenté de le saisir comme un processus dialectique immanent, Nietzsche et Heidegger (5) le ramenant pour leur part à une contingence historique qu'il est cependant du devoir de l'homme moderne de penser pour effacer l'oubli de l'être, la perte de sa vitalité, de la substance qui était au début, et qui s'est progressivement perdue. Hegel, en un effort systématique gigantesque et qui n'a jamais été dépassé depuis, a voulu allier la vie et la mort au sein d'un système de la totalité se réfléchissant par lui-même totalement en chacune de ses facettes; Nietzsche puis Heidegger renoncent en apparence à cette ambition systématique hégélienne mais, en réalité, tous les trois la conçoivent de la même manière fondamentale, comme une colossale anamnèse, modifiant progressivement et en profondeur le sujet conscient qui s'y livre et s'y reflète. En relisant et en repensant les Présocratiques, l'homme allemand se régénère donc à la source grecque originelle de l'Occident, et il se régénère d'une manière nouvelle, enfin pleinement consciente de sa propre histoire. Nietzsche a critiqué sa propre discipline universitaire (la philologie) lorsqu'elle était considérée comme une fin scientifique en soi : son unique valeur est, selon lui, d'être un outil (efficace) pour le philosophe, un réel marteau permettant d'enfoncer les clous dans les baudruches de l'Occident moderne, de creuser l'ancienne terre, d'y faire à nouveau sourdre l'eau vive, l'air pur, le feu vif, de libérer ses énergies enfouies. De ce travail généalogique pourrait surgir un nouvel homme : nouveau en apparence seulement, car la loi de l'histoire est un éternel retour du même. Cette alternance fatidique (qui était déjà, sous une forme dialectique sophistiquée, celle du système de Hegel, celle de sa philosophie de l'histoire comme celle de sa philosophie de l'histoire de la philosophie) doit être non seulement acceptée mais voulue : elle seule nous console de notre tragique imperfection, de notre mauvaise conscience, elle seule redonne de la valeur à notre vie, de la joie à notre cœur. Or, l'aurore de la pensée grecque, donc l'aurore de la pensée occidentale, ce sont les Présocratiques... pas Socrate. C'est donc cette lueur-là qu'il faut ressaisir, penser aujourd'hui : l'énergie qu'est la vie, la dépense d'énergie qu'est la mort, ne s'opposent qu'en apparence. Empédocle déjà l'avait montré : l'Amour et la Haine, Éros et Thanatos sont, par leur alliance, le principe irrationnel mais moteur de l'histoire individuelle, collective, cosmique. Ce que Nietzsche écrit à ses amis Franz Overbeck et «Peter Gast», à Lou-Andréas Salomé, à sa sœur, à sa mère parfois, qui sont les témoins admiratifs ou médusés d'une révolution qu'ils comprennent, refusent ou saisissent à demi-mot, c'est que cette réalité est non seulement toujours la nôtre (celle du Rohde de Psyché (6) et déjà aussi celle du poète Hölderlin dans La Mort d'Empédocle), mais qu'elle force, en outre, à modifier notre échelle actuelle de valeurs pour être comprise. Le socialisme, la paix, la démocratie, la science, la morale, les religions du renoncement à la vie sont des idoles édifiées par le nombre des faibles et des dégénérés au dépend de l'individu d'élite; ce sont des idoles dont le crépuscule est visible si on envisage correctement ce que fut vraiment l'aube antique qu'elles ont insidieusement remplacée. Erwin Rohde, avec une étrange sûreté dialectique, fait part à Franz Overbeck de son sentiment sur Aurore : le livre de Nietzsche lui apparaît, bien à rebours de son titre, comme «triste et crépusculaire» parce qu'il n'en saisit que le premier aspect, alors seul visible à la plupart de ses contemporains, celui de la négation, du renoncement, de la critique systématique du monde moderne. C'est l'héritage incisif des moralistes français classiques (de Pascal à Chamfort et Rivarol) et des Cyniques grecs dont Nietzsche fut un grand lecteur. Le second aspect, celui d'une rénovation, d'une construction, d'une édification d'une nouvelle table des valeurs, apparaît progressivement à Nietzsche lui-même, dans ses œuvres suivantes (Le Gai savoir marque ici le tournant fondamental mais il fut d'abord considéré par Nietzsche comme l'achèvement d'un ensemble philosophique allant de Humain trop humain à Aurore) et dans ses lettres qui sont réellement le miroir de sa pensée au travail. D'où leur fascinante actualité, au sens le plus aristotélicien du terme, celui d'un passage à l'acte de ce qui n'était qu'en puissance. Sur le plan matériel, il y a un index précis des lettres mais il manque à ce volume un index des noms et des œuvres (littéraires, plastiques, musicales) citées. Les notes sont placées en fin de volume : on eût, par commodité, préféré qu'elles le fussent en bas de page, d'autant plus que Lacoste traduit assez régulièrement de précieux fragments des réponses des correspondants de Nietzsche. Une rupture à signaler avec les tomes antérieurs : la numérotation des lettres de ce tome IV reprend à partir du chiffre 1. Rupture correspondant, nous précise Lacoste, à celle de l'édition allemande du même tome : pour quelle raison ? On l'ignore mais on attend avec le plus vif intérêt la parution en traduction française des lettres de la période 1884-1889. Enfin, quelques coquilles repérées (dans la lettre 119 : «… entre votre mains...») mais l'ensemble se recommande par une traduction soignée et une grande précision historique et bibliographique.

Notes
(1) On peut remarquer que le cinéaste Victor Fleming, dans sa version cinématographique de 1941 adaptant le court roman (ou la longue nouvelle) de Stevenson, L’Étrange cas du Dr. Jekyll et de Mr. Hyde, s'est peut-être inspiré de cette célèbre photographie mais... en l'inversant et en lui conférant la grâce du mouvement et des effets spéciaux : l'acteur Spencer Tracy qui interprète le double rôle, rêve qu'il fouette, du haut de son char, ses deux cavales érotiques figurées par les belles Lana Turner et Ingrid Bergman. Sur Lou-Andréas Salomé, je recommande H.F. Peters, Ma sœur, mon épouse- biographie de Lou-Andréas Salomé (Gallimard, NRF-Bibliothèque de l'inconscient, 1972).
(2) Voir ici.
(3) Nietzsche a cependant réhabilité Socrate et Platon durant ce que Charles Andler, qui demeure son meilleur exégète français, a nommé sa «période intellectualiste». Cf. Charles Andler, Nietzsche, sa vie et sa pensée, tome 5, Nietzsche et le transformisme intellectualiste : la philosophie de sa période française (troisième édition Bossard, 1922, puis réédité à la NRF-Bibliothèque des Idées chez Gallimard). Charles Andler, assez curieusement, fut socialiste alors que Nietzsche méprisait le socialisme. Autre curiosité, déjà remarquée par les historiens et certains anciens élèves de l'E.N.S., le normalien Andler, historien émérite de la philosophie allemande, fut refusé à l'agrégation de philosophie mais fut reçu à celle d'allemand. Son œuvre majeure demeure pourtant bien cette étude monumentale d'histoire de la philosophie sur Nietzsche, qu'il mena selon la méthode historique classique de Gustave Lanson.
(4) Sur Hegel, voir mes articles sur La Vie et la mort du système de G.W.F. Hegel et sur Le Rationnel et l'irrationnel dans la pensée allemande.
(5) Sur Heidegger, voir mes articles Heidegger ex cathedra 1 et Heidegger ex cathedra 2.
(6) Concernant le Psyché de Rohde, je signale au lecteur mon article sur La Destinée de l'âme antique selon Franz Cumont.

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12/02/2017 | Lien permanent

Identité ou réalité selon Vincent Descombes, par Francis Moury

Photographie (détail) de Juan Asensio.
À propos de Vincent Descombes, Les Embarras de l’identité, éditions Gallimard, coll. NRF-Essais, 2013.
LRSP (livre reçu en service de presse).


«Qui et d’où es-tu parmi les hommes ? Où sont ta cité et tes parents ?»
Homère, L’Odyssée (chant X, v. 326, traduction Leconte de Lisle, cité par Vincent Descombes, op. cit.), pp. 139 et 271.

«Grand Dieu ! Pourquoi suis-je moi ?»
Stendhal, Le Rouge et le Noir (1830) (Livre II, §XXVIII, édition de P.-G. Castex, Classiques Garnier, 1979), p. 397.


IMG_4778b.jpgQuel point commun entre ces deux questions, la première posée chez Homère par la sorcière magicienne Circé à Ulysse, la seconde que se pose Julien Sorel à lui-même chez Stendhal ? La notion de l’identité. Il ne faut pas s’étonner que Vincent Descombes s’intéresse aux problèmes (aux «embarras») qu’elle pose : en 1978, il les avait déjà abordés dans ce qui demeure une de ses meilleures synthèses (1). Il s’était, en outre, intéressé à Proust à nouveau et tout naturellement convoqué ici. En 2004, il s’était explicitement intéressé au problème du sujet dans un essai au sous-titre très biranien (2). Dix ans plus tard, à l’occasion de trois conférences données à Vienne en 2010 et de son séminaire à l’E.H.E.S.S. (3), on peut dire que Les Embarras de l’identité constitue le second volet d’un diptyque puisque Descombes y traite non seulement de l’identité subjective mais encore de l’identité collective.
Car s’il s’agit d’abord, à partir des divers langages identitaires «inclusifs» ou «exclusifs» survenus sur la scène sociologique et politique du monde moderne et du monde contemporain, de reprendre les fondements du concept d’identité au sens analytique et logique du terme (le principe d’individuation aristotélicien, celui de la propriété des termes dans la Logique de Port-Royal, et autres sujets classiques bénéficient d’aperçus incisifs et d’une belle remise en situation contemporaine), Vincent Descombes passe ensuite, dans la seconde moitié de son livre, aux deux volets majeurs que ce concept ouvre simultanément, d’une manière inextricable et circulaire : l’identité individuelle du sujet personnel puis celle d’une société ou d’un groupe social au sein de cette société.
De l’argument du poète Épicharme sur le Vaisseau de Thésée, rapporté par Diogène Laërce et par Plutarque (ce vaisseau composé de planches qui s’usent avec le temps et qu’on remplace progressivement au point que, matériellement, le temps fait qu’il ne s’agit plus du même navire bien qu’on le nomme cependant toujours de la même manière) à la méditation autant post-aristotélicienne que pré-existentielle et pré-phénoménologique de Pascal sur les éléments constitutifs du moi dans sa pensée n°323 de l’édition Brunschvicg, c’est tout l’aspect subjectif de la question qui est envisagé. Clément Rosset y est, parmi d’autres penseurs français contemporains, cité. Des théories anthropologiques d’Evans-Pritchard aux théories politiques de Rousseau sur le pouvoir constituant et à celles de Cornélius Castoriadis (4) sur le cercle logique du pouvoir instituant, c’est tout son aspect objectif qui est étudié. L’ensemble constitue une passionnante coupe diachronique autant que synchronique à travers l’histoire classique de la philosophie et aussi à travers celle des sciences humaines et des sciences politiques. Comment puis-je dire «je» à mon propos ? Comment pouvons-nous dire «nous» ? À qui voulons-nous dire «je» et «nous» lorsque nous le disons ? Nous mesurons bien les enjeux politiques, psychologiques, sociologiques, religieux, polémologiques de ces questions analytiques.
Un léger bémol tout de même, concernant la question de l’identité physique, celle des objets du monde physique : il aurait fallu, sinon discuter, au moins mentionner le monumental livre Identité et Réalité d’Émile Meyerson qui reposait dès 1908, sur le plan de la philosophie des sciences et du relativisme d’Einstein, la question de l’individuation et de la substance soulevée par Aristote. Il n’est, en effet, pas certain que la physique moderne soit en mesure de garantir davantage que l’ancienne la permanence de la substance en tant qu’objet matériel susceptible de recevoir des qualités le définissant. Sur ce point, celui qui avait le mieux lu Descartes, ce n’était peut-être pas Gaston Bachelard mais bien plutôt Étienne Gilson : l’objet mathématique n’a pas la certitude ontologique du Cogito, l’objet physique même n’a pas la permanence du cogito. Or ce cogito lui-même repose sur un Dieu, pouvoir instituant per se retrouvé par une intuition cartésienne héritée en droite ligne de saint Augustin et de saint Anselme, donc héritée d’Aristote, contrairement à ce qu’un Léon Brunschvicg s’obstinait à vouloir prouver. Et raison pour laquelle le même Brunschvicg avait, pour le coup et cette fois-ci, très bien inspiré, tout à fait raison de renvoyer le lecteur de la pensée n°323 de Pascal à la pensée n°483 (5).
Un bémol aussi concernant la psychanalyse freudienne : on n’est pas convaincu que la philosophie analytique anglo-saxonne la remplace d’un point de vue philosophique. Une citation de Wittgenstein (provenant de son cours à Cambridge en 1946-1947) ouvre le livre : elle est pertinente du point de vue logique, dialectique, topique mais ce point de vue analytique et logique ne saurait remplacer le point de vue freudien concernant le sujet du sujet, concernant donc le sujet en tant qu’individu. S’il y a un système qui a placé l’individu et l’identité au cœur de ses préoccupations, ce n’est pas tant celui du Cercle de Vienne que celui de la psychanalyse de Vienne ! D’ailleurs, je le mentionne en passant, Vincent Descombes aurait pu tirer quelque chose d’intéressant de la grande controverse identitaire lancée par Freud dans Moïse et le monothéisme, à l’occasion de sa réflexion sur l’aspect mythique des fondateurs de peuples et des fondateurs de rites structurant leurs cultures. Bref… nous avouons partager les réticences d’Anna Freud envers la critique d’Erikson contre Freud, critique longuement analysée par Vincent Descombes.
Les différents cercles logiques et les différents cercles tautologiques méticuleusement et précisément reconstitués par Descombes au fil de ses conférences, ici revues pour l’édition sous forme de livre mais toujours très vivantes (on y sent bien la parole orale, qualité toute socratique) ne sont résolus qu’in extremis et d’un point de vue de philosophie politique seulement. Cet ultime point de vue convoque de belles analyses sur Voltaire et Rousseau, sur Marcel Mauss et Durkheim, sur Cornélius Castoriadis enfin, sans oublier des noms plus confidentiels tels que ceux de Louis Dumont (6). Le reste de l’ouvrage – qui fait tout le préalable du livre, et presque toute sa matière en quantité – demeure préservé par Vincent Descombes comme aporétique. Faut-il le dire ? J’avoue que ce restant-là, tel qu’il est exposé et pour un réaliste tel que moi qui suis assez réticent à la philosophie du langage mais assez ouvert à l’empirisme logique des Anglo-Saxons contemporains, demeure à mes yeux le plus excitant et le plus stimulant. Une précision : la position de Hegel, qui est une position charnière entre l’ancien et le nouveau monde de l’identité, dans ses Principes de la philosophie du droit est analysée et bien remise en situation, historique et logique à la fois. Elle couvre un des aspects du problème et il fallait absolument la mentionner, d’autant que des positions plus récentes (celle de Nietzsche et celle de la phénoménologie de Heidegger, pour ne citer que celles-là dont Descombes ne parle pratiquement pas… mais il est vrai que Les Embarras de l’identité n’est pas un traité, c’est un essai rassemblant trois conférences) en découlent métaphysiquement.
Sur le plan matériel, le livre est muni d’un apparat universitaire : remerciements remettant en situation chronologique et historique les conférences ici rassemblées, bibliographie, notes, index des noms cités (je signale qu’y manquent Hérodote mentionné p. 209 et Jürgen Habermas mentionné p. 231), index des notions citées.

Notes
(1) Vincent Descombes, Le Même et l’Autre, 45 ans de philosophie française 1933-1978 (éditions de Minuit, coll. Critique, 1978).
(2) Vincent Descombes, Le Complément de sujet, Enquête sur le fait d’agir de soi-même (Gallimard, NRF-Essais, 2004).
(3) École des Hautes Études en Sciences Sociales.
(4) Une anecdote personnelle à propos de Castoriadis : vers 1970, mon cher parrain le Dr Francis Pasche nous avait rapportés en souriant que son épouse et lui avaient été servis, à l’occasion d’un dîner chez le fondateur de Socialisme ou barbarie, par des valets en gants blancs.
(5) Cf. sa note 2 à la pensée n°323 dans son édition des Pensées et Opuscules de Pascal (coll. Classiques Hachette), p. 478.
(6) Louis Dumont, Homo Hierarchicus (Gallimard, 1966).

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