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03/05/2004
Apocalypse Now / Cœur des ténèbres
Crédits photographiques : Henri Huet (AP Photo).
Tout le monde, sans doute, a vu le film de Francis Ford Coppola, Apocalypse Now, qui laissa une première impression impérissable aux spectateurs de la Croisette où il fut d’abord projeté. En voici une critique par Julien Santa-Cruz qui a eu l’excellente idée de m’adresser son texte. Je tirerai de ce geste une morale, que quelques plumitifs crispés sur leur Point Bac crypto-maurrassien méditeront avec profit : mieux valent, surtout en écriture, celles et ceux qui se décident à écrire plutôt que les Cyrano de la bluette qui ne se privent jamais de critiquer les textes des autres pour la longueur, la présentation, la couleur, la confusion, que sais-je encore ?, textes qui, bien entendu, ne trouveront jamais grâce à leurs yeux d’insupportables moralisateurs et… de stériles rédacteurs.
Bonne critique du film de Coppola ? Oui, à laquelle je reprocherai toutefois de n’aller pas assez loin et d’en rester, malgré quelques éclairs, à la surface psychologique du drame qui se joue dans l’âme malade de Kurtz. Je précise par quelques phrases déjà publiées ailleurs la trame narrative de la nouvelle de Conrad : Avec cette longue nouvelle, Joseph Conrad ouvre – ou plutôt entrouvre, parce que l'horreur ne se révèle jamais qu'à moitié – la porte que notre siècle n'est pas près de refermer : l'ignoble fascination d'une âme entièrement vouée au Mal, qui pourtant ne peut s'empêcher d'éprouver de déchirants remords. Kurtz est un aventurier surdoué, produit idoine de l'Occident qui s'est aventuré dans les profondeurs de la jungle congolaise jusqu'à soumettre une tribu par le seul pouvoir de son éloquence fastueuse et maléfique. Francis Ford Coppola s'est bien évidemment inspiré de la trame de cette œuvre pour son superbe Apocalypse, qui toutefois ne conserve pas la surprenante ambiguïté de l'aventure de Marlow et de Kurtz. Coppola mais aussi, de façon plus souterraine et influente pour notre âge, T. S. Eliot dans ses Hommes creux : «We are the hollow men / We are the stuffed men...», ce sont là les mots du poète que cite d’ailleurs Marlon Brando. Ces mêmes hommes creux, ennuyés, rassasiés par le spectacle de l'horreur, bavards comme l'intarissable Kurtz de Conrad ou le mystérieux monsieur Ouine de Bernanos, reflètent la monstrueuse faconde d'un Hitler et symbolisent admirablement le vacillement et le déracinement spirituels d'une Modernité bavarde et sans âme, prête à suivre les maîtres chanteurs d'une parole devenue folle. Cœur des ténèbres est la parabole d'un âge du monde où l'homme est désormais totalement seul face aux visages grimaçants qui peuplent les cauchemars de Goya, où il est totalement vulnérable aux voix envoûtantes venues des plus profondes ténèbres.
Il est vrai qu’il est plus facile de disserter comme je l’ai fait sur la complexité de la longue nouvelle de Joseph Conrad, Cœur des ténèbres, que de fouiller celle, à mon avis moindre, de l’adaptation pourtant fort originale qu’en a livrée Coppola. Je rappellerai aux intéressés que j’ai écrit un article dans le dernier numéro de L’Atelier du roman, à l’occasion de la parution chez Gallimard d’un fort beau volume regroupant toutes les nouvelles écrites par l’auteur de Lord Jim, article évoquant le sujet réel de Cœur des ténèbres, qui à mon sens n’est rien d’autre qu’une mise en péril (les crétins parlent pompeusement de «déconstruction» : j’explique dans ce papier pourquoi ce derridien procédé d’analyse échoue dans ce cas précis), un vacillement de la parole et donc du socle (l’Être) qui est le sien. Vous pouvez donc vous reporter à ce travail et, pour les réels passionnés (s’ils existent), vous procurer le dernier numéro des Études bernanosiennes (paraissant chez Minard, Éditorat des Lettres Modernes, 10, rue de Valence, 75005) consacré à Monsieur Ouine de Bernanos, roman crépusculaire racontant le délitement du monde occidental, que j’ai tenté de rapprocher du Cœur des Ténèbres.
Bonne lecture quoi qu’il en soit de l’article de Julien Santa-Cruz. Je signale, pour les passionnés de ce film culte, dont je suis, qu'il existe un livre assez fouillé rédigé par Peter Cowie aux éditions Le Cinéphage, intitulé Le petit livre de Apocalypse Now.
«Comme pour les Grecs et la guerre de Troie, il est permis de penser que la guerre du Viêt Nam n’avait comme autre «finalité» porteuse de «sens» que de permettre l’éclosion d’Apocalypse Now en tant qu’œuvre cinématographique.»
Maurice G. Dantec, Le Théâtre des opérations.
Plus de vingt ans après Apocalyse Now, voici Apocalyse Now Redux; œuvre plus longue de 53 minutes par rapport à sa version initiale. Constitué de séquences rajoutées, de plans resitués, d’un son et d’une image retravaillés, ce film est encore plus extrême que son prédécesseur. C’est en réalité le film dont avait rêvé Francis Ford Coppola mais qu’il n’avait pu monter pour des motifs de rentabilité économique et surtout en raison des frustrations accumulées. Cette réactualisation est l’occasion de vérifier que Apocalyse Now mérite amplement son statut de «monument du cinéma».
Le chef-d’œuvre de Coppola est une plongée hallucinante de l’autre côté de la conscience, celui où la Raison n’a plus d’emprise et encore moins de signification. Apocalypse Now est un trip non pas aux frontières mais bien au centre de la folie. Pris dans et par la guerre du Viêt-Nâm, les GI’s américains sont happés par les situations les plus traumatisantes et doivent à chaque instant franchir de nouvelles barrières psychiques et physiques. Les limites supportables ne sont pas les mêmes pour tous mais de toute façon le rejet ultime de soi, des autres, de l’humain n’est jamais bien loin. Tous sont de potentiels Kurtz en puissance.
Le colonel Kurtz lui a déjà atteint son point de rupture pour verser dans «l’horreur, l’horreur». Démoli par quelque chose qui le dépasse en tant qu’entité humaine, il s’est abandonné avec désespoir et abomination dans le monde de la Mort. Retiré dans la jungle, nouveau messie d’un peuple primitif, il conduit sa propre guerre en bourreau impitoyable. Le capitaine Willard remonte la rivière avec pour mission secrète d’éliminer cet animal déraisonnable. Oui, mais Willard est fasciné par Kurtz. Une attraction irrépressible a pris possession de lui. La cause en est simple : plus ou moins consciemment Willard voit dans le colonel un ascendant spirituel, un parent en quelque sorte. L’esprit du capitaine évolue lui aussi sur un fil de rasoir et nous pressentons (lui aussi sûrement) qu’il peut basculer à tout moment au-delà de sa sphère de contrôle. La scène du début dans sa chambre lorsqu’il s’imagine au combat en est sans nul doute la preuve.
Le trajet en bateau en direction du sanctuaire de Kurtz se transforme en odyssée crépusculaire. Willard et ses hommes sont témoins, acteurs, victimes de péripéties plus tordues et terribles les unes que les autres. Le cheminement sur l’eau guide la progression dramatique elle-même née d’un enfoncement toujours plus en avant dans le territoire de la folie humaine.
L’absence d’une intrigue continue laisse place à un enchaînement de scènes fantasmagoriques sur fond de musique rock (The Doors) ou de Wagner. On peut y voir la volonté de Coppola d’illustrer implicitement la déconnexion de Willard (et des autres) avec la réalité. Ainsi l’équipage croise la route de Kilgore, un colonel fantasque, obsédé par le surf et qui aime respirer l’odeur du napalm au petit matin. La composition de Robert Duvall est grandiose, à la hauteur du film. Autre séquence surréaliste : celle du spectacle des playmates avec lesquelles les hommes de Willard batifoleront plus tard, cette dernière scène ayant été rajoutée par rapport à la version de 1979. Tous ces résidus illusoires de l’American way of life (surf, playmates) sont incompatibles avec le milieu hostile de la jungle. L’idée impossible de reproduire, voire d’imposer, une culture à la nature sauvage et à ses habitants paraît désarmante de naïveté. Et pour les soldats américains, dépourvus de leurs repères géographiques, culturels, la (leur) civilisation s’éloigne chaque jour davantage. Rien ne les a préparés à ce qu’ils doivent affronter puisqu’«on est puceau de l’horreur comme on l’est de la volupté» (Céline). L’obsession de la mort violente et soudaine, l’état de guerre permanent guident chaque pensée et action des soldats, nourrissant ainsi un sentiment de terreur d’autant plus fort que l’ennemi reste le plus souvent caché à leur vue. Les seuls nuisibles qui s’offrent au regard des GI’s sont les éléments naturels dont la menace pesante, et à travers elle celle des «Viets», devient une réalité insupportable : alternance d’un soleil asphyxiant et de myriades d’eaux de pluie, feuillages verts épais, étendues de boue, tigre, nuit… En se substituant à la moiteur des végétaux, le méphitisme de la guerre a pris possession, au sens presque magique du terme, de la jungle tropicale. Le carnage à l’œuvre au sein de cet écosystème entaché de sang peut apparaître comme la transposition imagée non pas d’un effritement mais bien d’un abattement des valeurs suprêmes de la civilisation occidentale. L’édifice «civilisation» n’aurait donc pas la solidité de l’immortalité mais la fragilité d’une construction humaine.
Au sein de ce tumulte destructeur, la pause de Willard dans une famille de colons français traditionalistes en résistance contre le mouvement d’émancipation de la population locale (Cambodge) paraît paradoxalement bien apaisante voire décalée. Willard assiste à des dissensions politiques, fait l’amour, fume de l’opium…Cette séquence elle aussi absente du montage initial témoigne du désir de Coppola de donner une perspective; politique et historique à son œuvre. Surtout, l’une des idées essentielles d’Apocalypse Now est mise en avant, celle de l’impossible réductibilité de l’essence humaine à une vision manichéenne : Roxanne (Aurore Clément) dit à Willard voir en lui à la fois le bien et le mal.
Chaque séquence du film marque une étape supplémentaire dans ce voyage au cœur des ténèbres[1], et nous rapproche chaque fois un peu plus du but ultime : le Noir absolu. Ce voyage est double. Il est intérieur, c’est la quête initiatique de Willard; il est aussi extérieur, c’est le visible, l’horreur concrète. L’expédition est l’illustration d’une régression tant morale que politique. Willard et ses hommes abandonnent des terres dites civilisées et s’éloignent progressivement de cet espace protégé pour s’aventurer dans des lieux obscurs où s’éclipsent les repères socialement construits. La dérive spatiale aquatique s’accompagne d’un recul temporel dont le point d’aboutissement est la rencontre tant attendue avec le représentant de cette furie d’un autre âge, Kurtz.
Le dépérissement de la civilisation moderne, et peut-être même de l’idée de société humaine, Kurtz souhaite le parachever par un anéantissement total et brutal non sans concomitance avec la jouissance morbide d’un nihilisme opérationnel. Arrivé au terme de son périple, Willard peut-il éliminer un homme devenu un monstre mais qu’il admire à peine inconsciemment ? Seul Kurtz connaît la réponse.
Dans son sanctuaire, Kurtz a instauré une « putain d’idolâtrie païenne » où indigènes, soldats fidèles et un photographe hippie (rôle parfait pour Dennis Hopper) le vénèrent. La prestation brève mais dense de Marlon Brando, controversée à tort, reste mémorable. Il parvient à mettre son physique colossal au service de l’état d’esprit de Kurtz. Le crâne rasé, le visage plongé dans la pénombre, une carrure de Boudha… il est tout simplement effrayant[2]. Son indestructibilité est matérialisée, sa violence intérieure aussi.
Difficile de définir l’état de santé mentale de Kurtz ; il ne paraît pas fou mais sa conscience (son esprit ? son âme ? son cœur ? son cerveau ?) est habitée par une folie saine. La nuance est de taille. Le colonel conserve une réelle lucidité qui lui donne une maîtrise et une responsabilité totales sur ses actes sanguinaires. Il est en quelque sorte victime d’une fugue psychogénique[3] dans le sens où il évolue dans un univers mental différent ; à l’image de son temple funèbre où aux côtés de corps pendus et décapités gisent des têtes éparses. Kurtz est son propre démon et par un engrenage pervers il se veut le tyran de tous les autres. Il a expérimenté l’horreur et celle-ci le lui a bien rendu en polluant ce qui faisait de lui un homme, sa raison.
Willard n’a finalement pas le choix : il lui faut exécuter le maître de ces lieux cadavériques. Telle est la volonté de Kurtz. Pour cela il revêt involontairement ou non l’apparence du colonel, ce qui renforce le processus d’identification, mais contrairement à ce que laissait penser la version présentée à Cannes en 1979 Willard ne prend pas sa place sur le trône de la mort. Lucide, il choisit le voyage du retour. N’est-il pas trop tard ? Son corps, son esprit ne sont-ils pas à tout jamais contaminés par tant d’atrocités vues et vécues ? Par son parricide a-t-il éliminé le Kurtz qui sommeillait en lui ?
Quant au vœu final et posthume du colonel «drop the bomb and kill them all» on sait que Coppola a tourné l’explosion du repaire et qu’il s’est servi, un temps seulement, des images comme générique de fin. Ici le choix définitif du cinéaste a été de ne pas les montrer et de faire défiler le générique sur un fond noir. Au spectateur de choisir son camp. Personnellement, j’aime à penser que la lassitude, l’écœurement de Willard l’ont emporté sur ses pulsions, sur sa montée d’adrénaline post-parricide.
La puissance visuelle, sidérante, du film fait écho à son ampleur dramatique. Qu’il s’agisse d’un bombardement expressionniste à l’étendue spatiale illimitée, de l’atterrissage d’hélicoptères sur fond de fumées roses ou jaunes, de la vision nocturne d’un pont illuminé par les artifices… le souffle épique de ces séquences confère à Apocalypse Now une aura toute particulière, indépassable en soi. Ce maelström philosophique, visuel, sonore, atteint des sommets jusqu’alors vierges, l’Olympe du septième art.
Apocalypse Now Redux est bien plus qu’un film de guerre. Il n’en est même peut-être pas un du tout. Une fois évacuées les considérations politiques, culturelles, lyriques, morales, visionnaires, etc., Apocalypse Now peut se définir comme l’exploration cinématographique d’un continent cérébral terré, celui de la folie destructive. Le film est une expérience psychologique définitive, ultime. Existe-t-il un degré de tolérance cérébrale au-delà duquel la conscience humaine ne serait plus apte à penser « normalement » l’action mise en œuvre par cette même conscience ? L’intelligence humaine ne saurait ainsi tout éprouver, elle serait «traumatisable». Coppola démonte le mécanisme par lequel l’entreprise de destruction de l’autre peut devenir autodestructrice. La question du pourquoi de la destruction, de l’anéantissement d’une forêt tropicale en une fraction de seconde n’est pas directement posée. Elle l’a été par une autre œuvre forte, The Thin Red line de Terence Malick qui en ce sens constitue un complément idéal au film de Coppola. Reste à trouver la réponse…
L’ambition démesurée, la complexité dramatique et philosophique, l’esthétisme «opératesque» font définitivement de Apocalypse Now (Redux or not) un objet d’art. Comme toute œuvre de cette dimension, elle porte en elle le germe du chaos qui se reflète dans son créateur[4] et dans sa création[5]. L’essence d’Apocalypse Now respire le chaos, le napalm.
Notes :
[1] Apocalypse Now a été inspiré à Coppola par une nouvelle de Joseph Conrad intitulée Cœur des ténèbres.
[2] À quand la diffusion de son monologue improvisé d’une durée intégrale de trois quarts d’heure… ?
[3] Expression utilisée par l’agent de presse de David Lynch pour définir son film The Lost Highway.
[4] Ici j’entends l’attitude dictatoriale de Coppola qui ferait passer Kubrick pour un enfant de chœur. N’a-t-il pas déclaré : «L’autorité appartient à une seule personne et c’est moi», OU «Quiconque éprouve un doute ou un sentiment négatif en se demandant si je sais ce que je fais ne devrait pas travailler pour moi».
[5] Je fais référence aux aléas (le mot est faible) du tournage du film aux Philippines : tempêtes à répétition et destruction du décor, climat tropical humide insupportable, malaise cardiaque de Martin Sheen. Enfin, l’un des monteurs du film menaça de brûler le négatif et envoya au réalisateur de petits sacs de cendres…