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27/06/2004
Et un jour Jean-Luc Godard est devenu vieux, par Sarah Vajda

Je pars afin de profiter de quelques jours de repos, de lectures, de marche et de lumière en Bretagne, plus exactement sur l’île de ***. Ensuite Lyon, où je retrouverai peut-être de vieux fantômes, cette orgueilleuse capitale provinciale étant décidément aussi minuscule qu’un grenier. Avant de quitter la Zone (qui parfois, dans mes cauchemars, commence à me sembler plus réelle que bien des gestes et des conversations inutiles accomplis au long de journées sans relief), avant de m’en échapper plutôt, je m’y promène une dernière fois, en vous proposant un beau texte consacré à Notre Musique de Jean-Luc Godard que m’a envoyé la délicieuse et intarissable Sarah Vajda.
***
De Tous les garçons s’appellent Patrick à Notre Musique, Jean-Luc Godard aura accompagné la génération 68, capable, en un plan d’irriter et séduire autant qu’un mortel le peut. Longtemps le cinéaste a tenu sa caméra comme l’homme tient un fusil, un stylo : baroudeur du sens dans un monde de violence, en guerre perpétuelle contre l’Image et le Spectacle. Au fil des ans, le silence a recouvert le discours. Ne demeure qu’un vieux maître, attentif, devant un siècle qui s’éloigne, aux battements du temps.
Désormais, ne l’occupent que la guerre et la paix. Dès la première note, il entraîne son spectateur au cœur d’un discours, sans tangente ou ligne de fuite, hors transcendance et salut, au cœur des ténèbres. Au consommateur saturé d’images, Godard offre l’illusion de la virginité, Notre Musique célèbre l’aurore d’un art. Godard a fini de prêcher la mort, il chante la survie de l’espèce dans la sanctification de l’art : domestication du réel, condition de possibilité de l’entendement.
Magistral, le vieux maître explique ce que sont champ et contre-champ. Liquidé Hawks qui ignore qu’un homme et une femme n’ont ni la même tessiture, ni la même plastique, et modèle leurs images selon un code unique. Pour illustrer sa leçon, il choisit de montrer le retour des Hébreux en terre sainte en 1948 et sur la même plage, quelques mois plus tard le départ des Palestiniens. La Tragédie naît là, dont un champ/contre-champ fixe pour jamais l'origine. Le cinéma tient ce rôle dévolu jadis à Homère. Aux juifs, un écrivain palestinien enseigne que désormais Troie a nom Palestine. Déjà, la posture d’Arafat encerclé évoquait la geste d’Hannibal. Godard est de ceux qui savent comme Victoire et Défaite ont parties liées à la fiction au moment même où l’Histoire est soufferte. Inlassable, après Shakespeare, Grabbe, Büchner, Seghers, Benjamin, le cinéaste tisse un lien, non entre temps et récit ou entre langage et acte, mais entre mythe et présent.
Comme à l’accoutumé, dans le vif du sujet, sans fioriture, sans entrelacs, sans minauderie, Godard se donne à voir en vieil homme blanc.
Lieu de l’action, Sarajevo, ville symbole, capitale des guerres européennes. Sézigue et sa compagne Anne-Marie Miéville se rendent au Salon des écrivains, la nature est costume, elle s’habille avec soin et lutte contre le temps, il balade sa bobine de vieux hibou au bout de la nuit, pas rasé, look de gauche, velours côtelé non repassé. Il s’en revient à Sarajevo pour présenter sa leçon, elle est l’accompagnatrice, gauchiste ou non, l’intellectuel blanc observe la tradition. Tranche de vie, journal d’un artiste, Mes Cahiers. Le vieil homme blanc, par la négative, s’énonce ni Indien, ni juif, ni Palestinien, ni Gitan, l’habitant d’une contrée dont la disparition annoncée dépend, par un lien invisible aux mortels ordinaires, des génocides déjà accomplis et sur le point de l’être. Au moment où l’Europe politique se construit autour de l’épopée du débarquement de Normandie, Godard nous ramène à Sarajevo, à Jérusalem, à Ramage, à Ford Alamo, en Tziganie, à Concord et à Washington, paysages après et avant la bataille. Il est loin le temps où Godard célébrait les Fedayin hurle-haine, sous les yeux enamourés de Jean Genet. Les héros sont fatigués, attention attachée aux seuls récits de ce qui aura été notre contemporanéité et qui déjà se fait futur, hic et nunc, dans la lanterne aux images.
À Sarajevo, arrêt sur images. Quatre figures s’imposent, abandonnées parmi les figures du délaissement contemporain : Indiens venus réclamer, au nom du mythe, du western, de l’épopée que leur long génocide s’interrompe, Sarah une jeune israélienne voudrait rencontrer l’ambassadeur de France à Sarajevo ; Olga une juive russe qui n’atteindra la Palestine que pour y mourir et enfin, aux carrefours, des gitanes, pythies du Nouveau comme de l’Ancien Monde, témoignent, muettes, de la place accordée en Europe annoncée et venue aux irréductibles. Les Indiens, une habitude, parlent peu. Godard met en image l’écart entre leurs oripeaux modernes, fashion indian + jean et les plumes qu’ils portent au cœur. Leur verbe est poésie, eux seuls savent « les hommes fils du vent » et que le vent féconde la plaine ; eux seuls parlent la langue du Mayflower, celle de John Ford ou de Mark Twain, ils sont l’Amérique : ceux qui, à Withman, ont soufflé ses Feuilles au vent, qui, à Thoreau ont donné l’étrange désir de vivre en solitude dans une cabane à Concord, ceux enfin qui ont tenu la main d’Hukelbery Finn le long de son apprentissage de la vie. Sarah l’Israélienne est la petite fille d’un juif français sauvé par l’Ambassadeur du temps où il agissait comme un juste, elle est venue ici à l’hôtel Hilton de Sarajevo dans le seul but de le décider à venir en Israël, que la France cesse de tenir Israël comme ennemi. Nous ne connaîtrons pas sa réponse : demain peut-être aura-t-il cessé d’être ambassadeur. Reste Olga. La jeune fille, de ses yeux clairs, défie le monde : qu’il lui donne une raison de ne pas se suicider et elle vivra ! À Godard, elle tend un DVD que l’égotique ne regardera qu’après sa mort. Les artistes sont gens fort occupés et ce n’est pas le moindre mérite de Notre Musique que d’avoir mis en abyme l’attitude type du vieil artiste ou du philosophe déjà célèbre. Oeuvrant pour l’Humanité, un peu de courtoisie, de sympathie seraient un comble. Godard est rentré de Sarajevo, il cultive son jardin, range des pots en serre, comme il classe des images. Au crépuscule, le cinéaste donne à voir le jardin de l’abbé Mouret, celui que Franju nous fit découvrir naguère, s’adonne au plaisir de contempler celle que nul ne saurait juger selon les catégories du bien et du mal : la nature, quand le téléphone sonne. L’interprète de Sarajevo, un juif de nulle-part, né en Égypte, élevé en France, revenu à l’Est, lui apprend la mort d’Olga. La jeune fille, au lieu de vendre La Pravda dans les rues de Paris ou de Jérusalem en chantonnant : Qu’est ce que je peux faire, j’sais pas quoi faire, est entrée dans un cinéma de Jérusalem, où elle a menacé de se faire sauter si l’on ne parvenait pas à un accord avec les Palestiniens, invité les spectateurs à sortir à l’exception de ceux qui voudraient témoigner en sa compagnie. Demeurée seule, on le comprend, dans la salle obscure, les tireurs d’élite de Tsahal l’ont tirée à bout portant. Dans son sac, ils ne trouveront que des livres… Godard a mis à nu l’inconscient de la jeunesse juive et israélienne, sa volonté farouche de paix, son incompréhension d’être intégrée à la flotte des Grecs partis vaincre Troie. Hasard de la distribution, Troy et Notre Musique sont sortis en même temps qui disent la même histoire : des populations déplacées, des villes ravagées, des maisons ensevelies qui demain, seront un poème. Qui de Jérusalem ou de Rhamala périra ? L’avenir appartient aux vaincus quand l’histoire est dite par les vainqueurs, cette aporie offre au film son énergie et éclaire, clandestine, le passé recomposé.
Godard ignore que tous les juifs du monde se savent, par habitude, condamnés, ce sont les goyim généreux qui écrivent en l’honneur de Tsahal, les juifs ne se reconnaissent ni dans le petit, le moyen ou le grand Israël, ils se sentent l’âme de ces gitanes, aux carrefours des villes de la Diaspora, ni tout à fait européens ni tout à fait juifs. Ils songent que les Indiens ont bien de la chance de se savoir, fils du vent quand eux en ont fini de se croire brebis du troupeau de Yahvé. Trop d’immolations, trop de sombres récits… Longtemps, ils s’étaient crus Troyens, Énée, portant sur leur dos Anchise, le vieil escagasseur qui commande que l’on quitte toutes les îles jusqu’à la terre promise. Longtemps, ils ont marché pour Ascagne et voilà qu’Ascagne n’est jamais devenu Iule. Pas de royaume en ce monde pour eux, ni en Israël, ni ailleurs. Hélas, la City, la Bourse, la banque, en un mot, la matrice n’est pas le domaine de tous : plombiers, électriciens, mères de famille, ferrailleurs, marchands, garagistes, intellectuels, artistes : les juifs sont hommes à l’image du monde, ni tout à fait sur hommes ni tout à fait sous hommes, consciences trois fois malheureuses, ignorant souvent jusqu’au nom de leurs grands-parents, racinés où l’on ne veut plus guère d’eux, déracinés qui se refusent à croire en la Promesse.
Notre Musique est admirable en cela qu’il dénude le problème de la guerre et de la paix sans infléchir aucune solution. Quand un militant meurt, un artiste renaît.
Premier tableau, l’Enfer : notre monde, images de guerre, fulgurante beauté du réel existant que banalise à l’envi jeux vidéo et journal télévisé. Godard est au sommet de son art, caméra maîtrisé, le spectateur voit ce que l’homme a cru voir, le réel se déchire, l’image lui offre une vie nouvelle. Deuxième tableau : Sarajevo détruite et vivante, ruines où la vie s’organise. Sarajevo est Troie, Carthage, Berlin, Dresde ; Sarajevo est l’aboutissement, de l’histoire humaine. Troisième tableau, le plus étrange, le plus troublant, censé être le film d’Olga : une forêt où des jeunes gens aimables et polis viennent se promener, Walden ou la Vie dans les bois, coquin de Godard ! Or, il se trouve que ce paradis est gardé par de beaux marines au regard d’enfants… Olga a désiré mourir pour ne vivre ni en Enfer ni au Paradis gardé par les Marines…
Et toi spectateur que désires-tu ?
Godard promène sur l’écran noir la lampe de Clouzot dans le Corbeau : où est l’ombre ? Où est la lumière quand champ et contre-champ ordonnent l’ordre et le désordre mondial, où nul n’est plus tout à fait ni bourreau ni victime, où le mal a le visage du bien, l’exigence de la pureté, la raison de l’opprimé et le bien la déraison de l’universel conquérant ?
De la beauté de cet objet qu’est Notre Musique renaît la part de lumière. Le monde est obscur qui, dans la chambre obscure, devient lumière. Peu de films possèdent cette grâce et nous pardonnerons à Godard de citer Levinas à bout portant, d’ignorer que la Shoah ne change pas le visage de la philosophie juive et comme Levinas et ses satellites ont négligé l’entremêlement de l’histoire et de la théologie, en les déplaçant dans le seul domaine de la métaphysique. Nous lui pardonnerons de nous offrir, parfois, de médiocres cours de philosophie. De lui, présents précieux, nous recevons des images justes.
Le cinéaste a célébré son art, certain que lui seul illumine la ténèbre de l’Histoire. Nous sortons du ciné, envoûtés, réconciliés avec l’humanité. L’absurde s’éloigne un instant : quand chacun de nous est, le sait, le subit, sujet d’Auschwitz et d’Hiroshima, quand le Capital a joué aux dés notre royaume et l’a perdu, nous demeure l’art : littérature, philosophie, danse, chant, musique, qu’importe. L’humanité est une patrouille perdue qui retrouve son chemin et sa voie sous le fléau de la beauté. Sidérés, caressés, branlés, nous jouissons, nous vivons, esprits et corps comblés.
C’était ça la Révolution, camarade, t’en souvient-il ? Il fallait avoir filmé Léaud et Karina dans La Chinoise pour mêler à l’effroi du vieil homme blanc ce frémissement d’insurrection, ce tremblement juvénile, dans la vieillesse du monde occidental.
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24/06/2004
Quelques chevaliers de la Table ronde

« La corruption de l’homme est suivie par la corruption du langage. Quand la simplicité du caractère et la souveraineté des idées sont rompues par la prédominance des désirs secondaires […], et que la duplicité et le mensonge prennent la place de la simplicité et de la vérité, le pouvoir exercé sur la nature en tant qu’interprète de la volonté est perdu jusqu’à un certain point ; on cesse de créer de nouvelles images, et les mots anciens sont détournés pour représenter des choses qui ne le sont pas ; on se met à employer de la monnaie de papier quand il n’y a plus d’or ni d’argent dans les caisses ».
Ralph Waldo Emerson, La Nature
Lectures de plusieurs revues dont Médias, qui ne démérite pas comme je l’avais une première fois affirmé, n’ayant fait alors que parcourir quelques pages, ce qui suffit assez, bien souvent, pour se faire une idée assez précise de la qualité du travail proposé. La mise en page, d’ailleurs, est très claire, les photos assez soignées bref, on peut respirer. J’ai surtout apprécié l’entretien avec Marcel Gauchet qui évoque l’idée d’un « journalisme supérieur », aberration qui me paraît parfaitement creuse, un bon écrivain étant à mes yeux le plus grand des journalistes possibles, que dire alors d’un très grand écrivain si l’on songe à Bernanos, Malraux ou Mauriac qui donnèrent dans le journalisme. Un journaliste, inversement, fût-il le souverain pontife de ce minuscule État ayant sa propre législation discrétionnaire, ses bordels, sa police et ses cachots, ne sera dans le meilleur des cas qu’un piètre écrivain. Reste que le patron du Débat a parfaitement raison de souligner, après combien d’autres cependant, que le petit monde du journalisme français « est peuplé de militants qui ont trouvé dans les médias un autre emploi du mode de pensée militant ». L’article cosigné par Robert Ménard et Pierre Veilletet sur la guérilla des altermondialistes contre l’info est tout simplement excellent, dans lequel on peut lire cette description parfaitement valable de notre époque – à l’exclusion du premier membre de phrase (et encore) – alors qu’elle s’appliquait au monde des années 70-80 : « coalition hétéroclite de régimes communistes, de despotes afro-asiatiques et d’intellectuels occidentaux tiers-mondistes » qui tente, par tous les moyens qui sont à sa disposition, de jeter au large un filet au maillage ultra-serré afin d’éviter que quelque poisson indiscipliné ne lui échappe.
Alors que Chantal Delsol, dans un bel article pour l’enquête menée par Le Figaro sur l’identité française, affirme, pour une fois de façon assez claire et sans louvoyer, qu’il nous faut « redessiner sans les perdre les référents qui nous ont construits », Richard Millet, dans un magnifique texte (Le Dernier Écrivain) paru dans la nouvelle série des Cahiers de La Table ronde, écrit sans ambages qu’il voit « s’effondrer la grande verticalité européenne au profit d’une horizontalité parcellaire : la fin du christianisme, c’est-à-dire de la littérature telle qu’elle nous a portés jusqu’en ce nouveau siècle d’où elle semble se retirer […] ». L’idée est intéressante (mais certes pas neuve) qui affirme que la littérature (et plus largement, à mon sens, l’art tout entier) n’a strictement plus rien à dire si la déserte la préoccupation de la transcendance. La suite mérite d’être notée qui évoque un affaiblissement de la puissance politique française concomitante d’une langue qui tous les jours perd de son sang, idée ingénieusement exposée par un autre auteur des Cahiers, François Taillandier : « La France est entrée dans la fadeur du reniement de soi, dans l’extraordinaire réticence de langue, ne nommant plus le monde, ce qui continue de s’entendre en français ne répondant déjà plus de moi, n’étant plus à la langue qui m’a constitué que le bruissement même de ma disparition et à la phrase française ce que le rock et ses dérivés sont à la musique savante ». Tout est dit et dans une langue très maîtrisée qui n’est pas, heureusement, le pidgin télégrammique (ou le sabir télégraphique pour les esthètes...) employé par Nicolas Rey dans un texte insignifiant. A mon sens, c’est l’affaiblissement de notre langue qui réduit notre pays à n’être plus qu’un inlandsis de médiocrité, une toundra intellectuelle fière de ses quelques maigres arbustes. Il y a autre chose dans la constatation faite par Richard Millet : un effacement progressif de l’écrivain au monde, qui déserte la place publique piaillante de cris et de réclames pour s’enfoncer en son âme avec pour seule compagne la langue, autant dire non seulement et à l’évidence la France, toute la France depuis, au moins, les Serments de Strasbourg rédigés en 842 mais aussi les autres pays, leur histoire, les liens entre ces derniers et notre pays, l’univers tel que notre langue nous l’a donné à voir et comprendre. Le « sentiment de la langue » est ainsi une recherche, mieux, une quête que j’hésite à nommer mystique, une plongée dans « l’épaisseur d’une langue » qui a (pardon, qui aurait puisqu’elle ne l’a plus guère…) « le goût du secret et l’évidence cachée du monde ».
Quoi qu’il en soit ce premier numéro de la nouvelle série est prometteur et je me dois de saluer, quelles que soient mes critiques, la volonté de deux hommes, Denis Tillinac et Jean-François Colosimo, qui ont permis la renaissance de ce qui fut une très belle revue. Je signale d’ailleurs, pour finir, les textes de Jean-François Colosimo – sorte de journal aussi métaphysique (mais tout de même bien moins salonnard) que celui de Michel Crépu est littéraire – et de Philippe Muray même si la partie purement littéraire de la revue, je l’ai dit avec Nicolas Rey mais aussi Gabriel Matzneff et Yves Charnet, s’avère la plus décevante.
***
Voici une critique rédigée par Luc-Olivier d’Algange sur Saint-Bernard (Éditions Pygmalion-Gérard Watelet, 1998) de Philippe Barthelet.
Le spectacle du monde moderne ne laisse de rendre plus merveilleux les temps où l'esprit se manifestait avec une royauté si naturelle que les circonstances historiques et profanes ne cessaient d'en recevoir l'empreinte et, parfois, d'en être bouleversées. Quel monde étrange et lointain que celui où la parole humaine, dévouée à ce qui la dépasse était entendue avec révérence ! « La connaissance de Dieu, écrivit Saint-Bernard, est la cause que l'homme est quelque chose ». Philippe Barthelet, dans le livre qu’il a publié sur Saint-Bernard, dans la collection Chemins d'éternité dirigée par Olivier Germain-Thomas, précise ainsi le propos : « L'homme n'est que pour autant qu’il connaît Celui qui est. Dans la mesure même où elle est d'ordre supra-individuelle, l'autorité spirituelle est infaillible par définition ».
Faire le récit de la vie de Saint-Bernard, c'est bien autre chose qu'une biographie. Certaines existences sont prédestinées. Or, qu'est-ce qu'une prédestination, sinon une victoire sur le déterminisme ? Ces éclatantes destinées, écrivit Bernanos à propos des hommes qui se sont haussés jusqu'à la sainteté et furent transfigurés par elles « échappent, plus que toutes les autres, à n'importe quel déterminisme : elles rayonnent, elles resplendissent d'une éclatante liberté ». Le récit d'une existence prédestinée exige de l'auteur l'exercice à la fois de la vision panoramique et de la vue plongeante. Il faut tenter de rendre compte, en même temps, de l'horizontal et du vertical. Relever ce défi, c'est comprendre les traces d'un cheminement humain comme l'empreinte d'un sceau divin. Philippe Barthelet montre, avec exactitude, que chaque moment de la vie de Saint-Bernard est une victoire sur le hasard. Cette victoire, il importe de nous en souvenir, fut aussi longtemps celle de la Couronne de France. Lorsqu'une vie humaine est haussée à une certaine intensité de ferveur et d'abandon, il peut arriver qu'une conversion du regard change le plomb si lourd et si immobile de l'entendement humain en un or fluant d'entendement divin. C'est à cet instant-là que les signes deviennent Symboles.
Tout est dans le mystère de l'oraison. L'oraison est à la fois prière et parole. La possibilité même de retrouver l'oraison dans l'écriture témoigne de la générosité divine. Nous nous hasardons dans les phrases, portés par une exigence vague et peu à peu la grammaire et l'étymologie nous laissent entrevoir l'Ordre divin. « La Prière est l'échelle de Jacob, écrit Philippe Barthelet, le lien vivant entre tous les mondes ; la prière est la véritable parole de l'homme, que les anges écoutent ».
De cette perspective métaphysique où le Symbole rayonne, Philippe Barthelet, parce qu'il sait construire et orienter son propos, nous porte un témoignage précis, dans la lignée de René Guénon, avec cette exactitude mathématique qui unit le sens des rapports et des proportions avec l'effusion lumineuse du sentiment poétique. Ainsi, à propos du Symbole de la fête des Rois : « La kabbale hébraïque, telle que le Moyen-Age l'a connue, l'ésotérisme chrétien en a sucé le lait et il semble qu'en ce domaine tout ou presque soit à redécouvrir ; beaucoup de rapprochements que l'on se hâte de déclarer fortuits s'y éclaireraient d'une toute autre lumière. On observe par exemple que le lis, en hébreu Havatseleth symbolise la Shekinah ou présence divine et qu'il a la même valeur que le miel, Nöphet, soit 350. Le lis et le miel sont attribué à la Vierge par la liturgie chrétienne, et Saint-Bernard, doctor mellifluus – qui fait couler le miel – est, par tradition le protecteur des Lis, soit de la Couronne de France, laquelle appartient à Dieu comme l'a rappelé Jeanne d'Arc. Couronne que le roi Louis XIII a consacrée, ou mieux translatée, à Notre-Dame ».
L'intérêt de telles considérations est de montrer que ce qui paraît si lointain, si éloigné de nous par la tristesse étrange du monde moderne, est en même temps fort proche. Non seulement nos villes et nos livres sont pleins de témoignages de la vérité justement orientée mais encore, au cœur de chacun, pour peu qu'il n'eût point été gagné par le nihilisme, demeure quelque ressouvenance et quelque pressentiment d'un élan chevaleresque. « Il est au vrai deux sortes de chevaleries, écrit l'auteur, la terrestre et la célestielle, la chevalerie selon Lancelot et la chevalerie selon Galaad, – l'ancienne et la nouvelle, comme il y a selon Saint-Paul le vieil homme et l'homme nouveau. L'ancienne est la chevalerie de naissance et de caste ; elle n'est que la préfiguration charnelle de l'autre, la spirituelle, où tout prend sens et figure véritables [...]. C'est encore la leçon très-oubliée du symbolisme : le sens obvie, banal, technique peut avoir raison, il aura toujours moins raison dans son ordre subalterne que le sens profond, secret, "poétique" si l'on veut, prophétique à coup sûr, qui replace chaque chose particulière dans sa juste perspective, apprend à voir en elle un hiéroglyphe de l'invisible et à déchiffrer l'univers comme un blason de Dieu ».
L'ouvrage donne au chercheur épris de l'art du déchiffrement (qui se distingue du banal dénombrement, comme l'interprétation se distingue de l'explication) des éléments premiers et primordiaux. Notre temps n'est que trop enclin au délire d'interprétation. Il importe désormais de se reporter à l'essentiel. Les plus vastes champs du savoir ne valent que s'ils s'ordonnent et désignent un centre, qui est la Sapience. Le style vient servir la Sapience en donnant à la pensée l'élégance et la précision qui font de la quête de la Vérité une aventure digne d'être vécue. De toutes les aventures humaines, la chevalerie spirituelle est celle qui donne avec le plus d'exactitude au mot orientation sa signification aurorale et libératrice. L'ouvrage s'adresse ainsi au premier titre à celui qui s'interroge sur le sens du passage entre l'histoire et la Légende.
Toute vie prédestinée fleurit dans la Légende. Sa corolle d'or s'épanouit dans le supra-sensible. « Saint Bernard, écrit Philippe Barthelet, a quitté l'histoire pour le conte, quand le conte est devenu le refuge de toute sainteté opérative et médiatrice dans l'ordre temporel. La légende bernardine – legenda, ce qui doit être recueilli, et lu – a refleuri bientôt dans la Quête du Graal, dont l'auteur anonyme a fait de Galaad le double poétique de l'abbé de Clairvaux, au point que tout le roman peur se lire comme une nouvelle Vita Bernardini dépouillée des contingences de la biographie : non pas recomposition délibérée après coup sous le déguisement de la littérature, ce qui eût permis tout juste de produire un très-piteux roman ; mais infaillible coïncidence de l'allégorie et de l'histoire dans l'unique réalité du symbole ».