« Cinéma et eschatologie chez George A. Romero, 1 : de 1968 à 1985, par Francis Moury | Page d'accueil | La bataille d'Occident et Congo d'Éric Vuillard »
07/06/2012
Paniques martiennes
Crédits photographiques : NASA/JPL/University of Arizona.
Cette note a été mise en ligne le 30 mars 2005.
Mars la rouge.
Également, sur Fahrenheit 451.
«Les noms que nous donnerons aux canaux, aux montagnes, aux cités glisseront dessus comme l'eau sur les plumes d'un canard. Peu importe la façon dont nous y toucherons, nous ne toucherons jamais Mars.»
Ray Bradbury, Chroniques martiennes.
Eagle Crater, Anatolia, Endurance Crater, Argo, Alvin, Jason et, maintenant, le cratère Vostok, voici quelques-unes des destinations exotiques visitées par le petit robot Opportunity, jumeau de Spirit (les dignes successeurs des missions Viking 1 et 2 et de Mars Pathfinder), tout au long d'un périple qui aura duré plus de 390 sols (ou journées martiennes) et qui... continue.
Les différentes images proposées ici, au demeurant fort banales d'aspect, évoquent cette exploration d'une terre fascinante et, finalement si peu connue malgré les yeux électroniques qui, en orbite autour de Mars, ne cessent de cartographier ses merveilles (par exemple la sonde européenne Mars Express). Mais si une carte n'est pas le territoire, encore moins l'espace inconnu qui s'étend à perte de vue devant le robot explorateur, et inconnu justement parce que l'homme ne le connaît pas, ne l'a pas encore parcouru, foulé, apprécié, intégré à sa propre histoire et à celle de l'humanité tout entière, la longue histoire de ses folies et de ses rêves, parce qu'il n'a pas risqué sa vie pour en découvrir les secrets et tenter de se rapprocher de l'horizon inaccessible, parce qu'il n'a tout simplement pas joué son âme, comme, il y a quelques siècles, la pariaient, avec une facilité déconcertante, les explorateurs du Nouveau Monde, parce que, pour employer une image que chérissait Paul Claudel, il n'a aucune co-naissance de et avec la planète rouge.
Autant dire que nous ne savons rien de Mars si ce n'est ce que nous en apprennent des dizaines de milliers de clichés : une poussière de connaissance, en somme, je l'ai dit, rien. Et quand bien même la chimère d'un savoir total, sur un autre monde (alors que nous savons si peu de choses sur notre propre planète), continuerait d'agiter les glandes de nos ingénieurs et autres indéfectibles experts d'un progrès indéfini de l'humanité, comment ne pas se rendre à l'évidence que Mars, comme tant d'autres mondes que nous explorerons, ne vaut que par le miroir qu'elle tendra à notre âme ? Car, sur Mars comme autour de Solaris, l'homme ne fait évidemment que poursuivre, désespérément, son mystère, questionner son âme plus vaste que l'univers, brûlée par les sables des déserts illimités du premier monde, sondée jusqu'aux confins de la folie par les intentions impénétrables du second. L'homme se fiche de Mars comme de tant de terres qu'il a dévastées mais jamais il n'oubliera de questionner avec angoisse le miroir que lui tendra la planète aux déserts ocres, non parce qu'il serait affligé d'une mémoire d'éléphant mais parce que, tout simplement, il ne peut se débarrasser de lui-même.
Sols 360 et 361.
De sorte que l'une des visions les plus réalistes de la colonisation future de la planète rouge, vision bien évidemment inspirée par les jeux de miroir que disposa pour notre enchantement Bradbury, c'est encore Philip K. Dick qui nous la donne, dans l'un de ses romans les plus injustement méconnus (qui fera écrire à son auteur : «J'avais trouvé mon mode d'expression, je m'en satisfaisais, je vivais de lui, mais j'ai essuyé une défaite avec ce livre. Si je l'avais vendu à, disons, Viking, Harper and Row ou Scribner's, j'aurais alors considérablement progressé et je serais allé vers un type de roman plus cultivé, plus profond. C'est là quelque chose que j'ai tendance à oublier et dont je ne parle pas souvent. J'avais oublié cette défaite»...), Glissement de temps sur Mars (Martian Time-Slip, écrit en 1962 et publié en 1964), d'abord paru sous la forme d'une nouvelle, Nous les Martiens (All we Marsmen, 1953). Dans un avenir proche, alors que la Terre envoie vers Alpha du Centaure ses explorateurs les plus entraînés, les colons installés sur Mars sont abandonnés à leur sort, sous le pouvoir de l'ONU qui se charge du contrôle de l'eau, la denrée la plus rare sur la planète asséchée. Jack Bollen, réparateur de machines, en fait le personnage principal du roman (et, comme toujours chez Dick, anti-héros absolu), a été schizophrène et pense que l'école, en recréant sur Mars des conditions de vie terrienne qui n'existent même plus sur la planète d'origine et a fortiori sur Mars, va créer une nouvelle génération de schizophrènes. Bollen sombrera de nouveau dans plusieurs crises de schizophrénie, peut-être sous l'influence délétère de Manfred Steiner, lui-même atteint de cette maladie qui le fera partir vivre chez les Bleeks, les derniers survivants autochtones que les nouveaux colons traitent comme s'il s'agissait de bétail. Pour Dick, Mars, comme la vision finale d'un Manfred Steiner déshumanisé et transformé en machine, est l'enfer mental où pourrit l'univers tout entier, dévoré par la rongeasse.
Sols 366 et 379.
De sorte encore qu'Ursula Le Guin, dans Plus vaste qu'un empire (Vaster than empires and more slow, nouvelle reprise dans New Dimensions n°1, anthologie de Robert Silverberg, 1971) avance l'idée assez troublante que la colonisation de mondes lointains ne pourra se faire qu'à la condition que les explorateurs non seulement acceptent les risques de la folie dus à un confinement de longue durée dans un vaisseau spatial mais qu'ils soient... fous avant même que l'équipage ne quitte la terre. Qui sait peut-être si ce n'est pas la découverte de quelque monde étrange qui guérira, alors, l'âme et l'esprit malades de ces colons futurs, les enfants de nos enfants ? Et qui pourrait douter, de la même façon, de la réponse immédiate et lapidaire à cette précédente question, comme nous le voyons dans les premières nouvelles constituant les splendides Chroniques martiennes de Ray Bradbury ?
Et, pour finir, une dernière image qui je crois est moins la fascinante photographie d'un monde dont nous ne savons donc pratiquement rien que celle de notre propre trouble et vertige, prise par Opportunity durant le Sol 407...
Ajout du jeudi 7 juin 2012, sol 2965.