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20/02/2006
Pogrom d'Éric Bénier-Bürckel
Je remets en page d'accueil de la Zone l'article que j'écrivis en 2005 sur Pogrom, le troisième roman d'Éric Bénier-Bürckel.
«On n’entre pas dans le château de Silling comme dans un moulin. Les mauvais écrivains, ça ne naufrage pas jusqu’au bout de la nuit, ça se précipite sur les corniches et les remblais, ça a la trouille d’affronter l’innommable, c’est pressé de remonter au grand air confiné du monde en uniforme. Le compte rendu qu’ils donnent de leur courte descente aux enfers, un tout petit crochet interrompu à mi-chemin, est lacunaire et nimbé des plus ridicules abréviations. Ils plaquent les lieux communs sur les plus invraisemblables prodiges, dévaluant sans scrupule tout ce qu’ils expriment.»
Éric Bénier-Bürckel, Pogrom.

«Sur le moment, j'ai dessiné ce que j'ai vu. Puis j'ai cherché à oublier ce que j'avais vu. Mais, en dessous, ça travaillait.»
Zoran Music à Jean Clair.


Viser juste aurait au contraire été chose beaucoup plus aisée en faisant remarquer, tout simplement, que les aventures nihilistes de l'inqualifiable ont été mille et mille fois vécues, et avec une intensité combien plus jouissive et parodique, par Maldoror et, lorsque l'heure fut venue où de prudents Bonhomet remplacèrent les démons des contes gothiques, par le Folantin d'A vau-l'eau de Huysmans, avant même que son surgeon érudit et décadent, Des Esseintes, n'accomplisse en somme la finale débandade du solipsisme irrémédiable.
L'allusion à Folantin et Des Esseintes n'est pas gratuite : l'inqualifiable est de leur engeance même s'il parachève, si je puis dire, la dérive pitoyable du premier sans jouir des ors verbaux que s'amuse à redécouvrir le second dans sa Thébaïde d'esthète. Est-ce si sûr ? Car, enfin, l'inqualifiable, s'il rêve destruction et viols cosmiques, choisit la littérature comme arme, non pas les écrits des doctes ou, inversement (même s'il y a sans doute identité entre les deux...), des imbéciles qui hantent le café de Flore, mais celle qui s'est écrite (continue-t-elle de s'écrire ? Non, semble répondre l'auteur...) avec le sang d'une poignée d'hommes qui ont payé de leur corps, de leur intelligence et, parfois, de leur âme. C'est le langage seul qui peut, en révélant l'immense tartufferie dans laquelle s'endorment et jouissent nos contemporains, hâter en somme l'apocalypse qui, ce n'est pas trop tôt pense l'auteur, fera son affaire de l'extraordinaire et comique prétention chevillée au dernier des représentants de la race humaine. Là, je ne puis que suivre Bénier-Bürckel même si la pente célinienne est trop souvent franchement glissante sous le bolide d'opérette de l'auteur (qui écrit sans rire : «L’ivresse est le toboggan de l’opprobre qui glisse sur les encorbellements de la routine»), lorsqu'il affirme que l'écriture véritable est risque. Bien évidemment lui rétorquera-t-on mais c'est bel et bien le signe de l'indigence de notre âge qu'il faille lui répéter quelques évidences. Lisons-le, prêtons une extrême attention à cet auteur capable d'affirmer, péremptoirement et à bien des reprises : «Quant à vous, vous pensez que pour entrer en littérature, il faut se présenter nerfs à vif, nu, sanglant, hurlant, écorché, en viande toute crue, en piqûres de guêpes, surtout pas en habit d’académie, encore moins en chasuble». La nudité de Bénier-Bürckel est pourtant rien moins que travaillée, voire maquillée d'excréments et de boue. Cette phrase encore est extraordinaire, qui traduit superbement la descente aux Enfers que doit accepter d'accomplir tout écrivain digne de ce nom : «Chaque mot est aimanté par le gouffre qu’il abrite et sur lequel il oscille et tangue comme un radeau à moitié disloqué, toujours sur le point de rompre, de couler et de se faire dévorer par le monstre». Bénier-Bürckel, comme Rimbaud, annonce donc son programme de dérèglement de tous les sens avec un certain panache et, sous la plume, une violence bien réelle, assassine, salutaire, dans le sens où seule elle nous permettra peut-être de sortir de notre profond sommeil. Il y a ainsi du Machiavel dans ce terrible constat même si, ailleurs, il m'a semblé que l'auteur détestait toute forme de nationalisme, en tout cas occidental : «On a tous sa vilaine petite coquetterie à soi. C’est ce désir masochiste que les islamistes et tous les mercenaires en mal de brutalité viennent soulager avec une très consciencieuse et très prévenante malveillance. Qu’ils soient remerciés d’avoir ravivé la flamme nationaliste des vieilles nations européennes à bout de souffle vivant depuis trop longtemps sous la tyrannie des mous».
L'attaque, certes, est rude. Mais alors pourquoi cette impression constante de jeu malsain, de pochades un peu trop travaillées dans les urinoirs, de débordements qui sentent leur pose congestionnée de fort en thème, sous la plume d'un adolescent attardé sans doute quelque peu contaminé de noires lectures ? Comment se fait-il que je ne puisse retenir un soupir de lassitude lorsque le trope de la destruction totale a été égrené une bonne centaine de fois, Bénier-Bürckel n'en finissant pas de nous empiler les «Auschwitz en symphonie concrète», les déflagrations «tout en rafales», les joies «stridente[s] d’agonies», le «chaos interprété par un orchestre philharmonique sous la conduite d’un bourreau SS» ? Voilà bien ce qui me gêne : non pas le programme («Votre langue natale est un pays que vous rêvez de mettre à feu et à sang» ou encore : «C’est dans l’effondrement de soi et de sa langue qu’on se réveille à son propre jour»), finalement moins original qu'il n'y paraît et fleurant bon la décortication patiente des catalogues rimbaldo-mallarméens, que le résultat, simple pétard mouillé plutôt que Saison en enfer et bûcher dans lequel, je vous le jure, je rêve, comme Bénier-Bürckel, de voir rissoler nos gloires littéraires, ces écrivains finalement seuls obscènes à force de nous entretenir de leur insignifiance.
Bénier-Bürckel, au moins, s'il n'a rien de la puissance d'un Céline (voir ce nom, dans certaines des critiques consacrées à Pogrom, m'a fait beaucoup rire), parvient encore à nous indiquer ce que la littérature doit être : une apocalypse, une longue errance «à la lisière de son propre néant» et, ajoute l'auteur avec une belle tristesse, le «chagrin de l’intelligence [forçant] l’homme à se dépasser, comme un impératif fortuit et inévitable cloué dans sa chair».
Finalement, Bénier-Bürckel n'est tout simplement pas à la hauteur de la vérité qu'il a comprise sans être capable de lui donner un corps auquel sans hésitation je donnerai ce nom : un roman.
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