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19/09/2012

De l'esprit de lâcheté et de l'usurpation

Crédits photographiques : Kevin Lamarque (Reuters).

Remise en une, puisqu'elle évoque indirectement Maurice G. Dantec dont j'ai pu mesurer, une nouvelle fois, la fragilité, de cette note qui a paru initialement au mois de septembre 2005.

«Lorsque de certaines idées se sont associées à de certains mots, l’on a beau démontrer que cette association est abusive, ces mots reproduits rappellent longtemps les mêmes idées».
Benjamin Constant, De l'esprit de conquête et de l’usurpation


Rappel
Études sur le langage vicié.

Lecture passionnée, haletante, de L'esprit de conquête et de l’usurpation que Benjamin Constant publia en 1814, livre fulgurant dont Calasso cite de très larges extraits dans sa Ruine de Kasch.
Entre tant d'analyses qui étonnent par la justesse de leur prescience, me retiennent les lignes que l'auteur d'Adolphe a écrites pour définir le despotisme, tout en prenant soin de différencier ce phénomène de l'usurpation qui est, dans son esprit, une parodie. Le mot n'a pu que me rappeler les analyses spectrales qu'Armand Robin consigna dans La Fausse parole à propos du mauvais génie de la propagande communiste, qui est de contrefaçon. Voici ce qu'écrit Constant : «Le despotisme étouffe la liberté de la presse; l’usurpation la parodie. Or quand la liberté de la presse est tout à fait comprimée, l’opinion sommeille, mais rien ne l’égare. Quand au contraire des écrivains soudoyés s’en saisissent, ils discutent, comme s’il était question de convaincre; ils s’emportent, comme s’il y avait de l’opposition; ils insultent, comme si l’on possédait la faculté de répondre». Constant poursuit avec ces phrases que nous pourrions lire comme une étonnante préfiguration non seulement des aveux imaginaires que les juges des procès de Moscou exigeaient de leurs prisonniers mais, en fin de compte, également comme une vue impitoyable de notre époque où triomphe le mandarinat insidieux de la petite-bourgeoisie : «Le despotisme, en un mot, règne par le silence, et laisse à l’homme le droit de se taire. L’usurpation le condamne à parler; elle le poursuit dans le sanctuaire intime de sa pensée; et le forçant à mentir à sa conscience, elle lui ravit la dernière consolation qui reste encore à l’opprimé». Car c'est la force de ce livre que d'avoir compris cette évidence, dont nul ne paraît vouloir s'apercevoir : le Mal n'est rien, rien de plus qu'une parole vide, s'il n'a d'abord tenté de ravir notre volonté et notre parole, non pour les détruire mais, en quelque sorte, pour les parodier ou, selon ce verbe éminemment poétique, les chantourner...
Et que dire, pour finir, de cette fulgurance qui, si elle pouvait être connue, plus encore, lue de nos petites âmes douillettes de censeurs (journalistes lyncheurs, artistes recycleurs, hommes et femmes de réseaux, écrivaillons goncourables, bien souvent les mêmes, se connaissant tous par la magie de l'échange des bons procédés et des maîtresses, jeunes et vieilles demi-mondaines de naissance et vagues attachées de presse à la cervelle bouillie...), creuserait jusqu'au vertige le vide qui les nourrit : «L’ami perfide, le débiteur infidèle, le délateur obscur, le juge prévaricateur, trouvèrent leur apologie écrite d’avance dans la langue convenue».
Cette noria de mots salis, truqués ne peut pas être la langue d'un peuple jeune mais, nouvel éclair de Constant, le babil monotone de vieillards fatigués de tout et d'abord de l'infini des possibles qu'ouvre la langue splendide et tendue au-dessus du tohu-bohu grondant.
Oui, après avoir pu discuter quelques heures avec Maurice G. Dantec, hagard, fatigué d'avoir accordé tant d'entretiens qui ne seront point lus et de paroles qui ne seront point comprises ni même écoutées, après avoir découvert, en un éclair, la gentillesse et la fragilité immenses de cet homme sur lequel tant de gnomes osent cracher, gentillesse et fragilité qui sont la carapace des violents réels, je veux dire la violence salvatrice de ceux qui écrivent parce que leur parole est action, j'ai su, cette fois-ci avec une évidence irrécusable, que rien n'arrêterait l'homme en lutte mortelle contre la parole putanisée de nos bavards.
C'est la putain bien sûr qui, montée sur sa bête magnifique, gagnera la partie, je connais assez la puissance du Mal, ses capacités infinies de métamorphose, pour ne pas me faire la moindre illusion.
Je connais aussi, surtout, notre immense lâcheté. Ne suis-je pas le frère chétif et pâle du plus petit de nos modernes Judas ? Mais je sais une chose, qui m'empêche de désespérer tout à fait : l'honneur de l'écrivain de race n'est point de triompher ou de remporter une victoire, fût-elle de courte durée, contre l'Hydre aux bouches sans cesse renaissantes.
Non, son honneur est de se lever, d'avoir osé se lever, cette image se confondant dans mes souvenirs avec celle de ces deux soldats anonymes qui, dans The Thin Red Line de Terence Malick, sont fauchés par les balles sitôt que l'ordre de la charge est donné, la scène se déroulant dans un splendide paysage d'herbes ondulant sous le soleil.
Dans le regard que les deux hommes ont un instant échangé avant de tomber, j'ai lu la peur, la résolution soudaine et, avant tout, la certitude tranquille de la mort rôdant comme un lion cherchant qui dévorer.

Mais ils ont fait face, ils ont dominé leur peur et se sont levés.

Voilà l'homme.