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22/12/2007
La Route des Cendres. Sur The Road de Cormac McCarthy, par Jean-Baptiste Morizot
Crédits photographiques : Brian Peterson (The Star Tribune via Associated Press).
«Et il passera dans le pays, opprimé et affamé;
et il arrivera que lorsqu'il sera affamé, il s'irritera
il maudira son roi et son Dieu, et se tournera vers le ciel.
Puis il regardera vers la terre; et voici : angoisse, obscurité, nuit de détresse, ténèbres dissolvantes.
Car n'est-ce pas la nuit pour le pays qui est dans la détresse ?»
Isaïe, 8, 21-23.
«Then he just knelt in the ashes. He raised his face to the paling day. Are you there ? he whispered. Will I see your face at the last ? Have you a neck by which to throttle you ? Have you a heart ? Damn you eternally have you a soul ? Oh God.»
Cormac McCarthy, The Road.
Au moment même où Jean-Baptiste Morizot m'envoyait cet article, je recevais, de la part des éditions de l'Olivier, la traduction française (une fois de plus superbe, par les soins de François Hirsch; une fois de plus, de la part de ces éditions, voici un texte qui a été relu et nous est impeccablement présenté, cela devient rare...) du dernier roman de Cormac McCarthy, The Road.
Je viens de terminer la lecture de ce roman bouleversant, noir, désespéré, horrible, lumineux, que j'évoquerai sans doute en y tentant de déceler une parabole, dont l'évidence fait la force.
Je songeai à l'absolue simplicité, du moins en apparence puisqu'elle est en fait d'une richesse prodigieuse, shakespearienne, de la prose de ce très grand romancier qu'est McCarthy, et l'opposai aux complications inutiles, aux byzantinismes coruscants, aux jeux de mots surnuméraires et lassants, aux petits jeux graphiques qui ne sont franchement pas très originaux, aux fastidieuses digressions d'un Gass, cet écrivain bizarre apparemment incapable, par la froideur (à moins que la traduction de Claro ne trahisse le brûlant texte original...) de son texte monstrueux, Le Tunnel, de faire fondre un flocon de neige tombé sur l'une des centaines de pages de ce livre que je ne parviens tout simplement pas à terminer, alors que La route se lit et ne peut se lire et ne doit se lire que d'une traite, les yeux dévorant les dernières traces de beauté éparpillées dans un monde détruit, l'esprit se demandant si McCarthy n'a pas véritablement jeté dans l'océan du temps, comme le marin de Poe, une bouteille de verre qui serait comme un manuel de survie à l'usage des hommes qui viendront, qui ne nous auront pas connus, qui n'auront rien vu de la beauté fragile et exultante de ce monde, le nôtre, qui nous considéreront comme des fantômes et nous maudiront pour ce que nous avons osé faire à ce monde, pour ce que nous avons osé leur faire, à eux, nos fils.
Il aura fallu attendre sept ans avant que McCarthy reprenne le chemin de l'écriture et donne une suite à Cities of the plain, dernier tome de la Trilogie des Confins dont on aurait pu craindre qu'elle ne fût son ultime travail. Puis il aura fallu patienter deux ans encore pour que No Country for Old Men traverse l'Atlantique et s'échoue sur les terres de France sous le titre pour le moins baroque de Non, ce pays n'est pas pour le vieil homme. Pourtant, malgré cette (relative) lenteur éditoriale, le lecteur francophone peut s'estimer heureux : No Country for Old Men semble bien avoir ouvert un nouveau cycle créatif dans la carrière de l'auteur texan, puisqu'en 2006, seulement un an après son dernier opus, paraissait un nouveau roman sobrement intitulé The Road et dont la traduction ne se sera cette fois pas fait attendre puisque la sortie en est prévue le 3 janvier 2008, aux éditions de l'Olivier, comme il se doit.
En attendant cette parution, je donnerai pour les lecteurs de la Zone un premier aperçu critique de l'ouvrage dans sa version originale; ce qui fera du Stalker l’un des premiers espaces par lequel entrera dans le paysage culturel français une œuvre qui, si les journalistes littéraires ne sont pas tous contaminés par le microbe ridicule mais néanmoins endémique de l'autofiction germanopratine, devrait écraser de sa présence puissante la «petite rentrée» littéraire de janvier.
***
Lauréate du prix Pulitzer, The Road est, je crois, une œuvre qui marque une inflexion dans la carrière de McCarthy. Elle surprendra en tout les cas les habitués du romancier américain. En effet, si les USA forment une fois encore le cadre géographique de la narration, l'époque décrite tranche en revanche avec tout ce que McCarthy a pu explorer auparavant. Car il ne s'agit ici ni d'un western, ni d'un thriller contemporain, pas plus que d'un roman d'inspiration sudiste. Il s’agit en fait d’une sorte de récit d’anticipation relevant du genre post-apocalyptique – au sens courant et biblique du terme; l’histoire d’un père et d’un fils qui traversent une Amérique dévastée par une catastrophe dont on ignore tout.
Sur ce pays brûlé et stérile ne cesse de tomber une cendre d'origine inconnue qui se mélange aussi bien à la pluie qu'à la neige sale qui entrave leur progression. Cette cendre ne se contente pas de recouvrir le sol, elle imbibe également chacun des nuages plombés qui opacifient le ciel d’une chape impénétrable, elle oblitère un soleil disparu dont le jour perce à peine et n'éclaire plus ce monde désespérément froid et gris. Les derniers restes de couleurs sont ceux des rêves de l’homme qui a connu le monde d’avant et dont les souvenirs sont une torture qu’ignore le fils, né après la catastrophe.
La menace de la mort et les atrocités possibles planent sur le moindre mouvement des personnages et forment l'arrière-plan de maints dialogues, introduisant à chaque page un sentiment de danger palpable et poisseux, surtout dans la première moitié de l'ouvrage. Dangers si terribles, cannibalisme, viols, tortures, esclavage, que le père pense sans cesse à ce moment où, sur le point d'être faits prisonniers, il lui faudra tuer son fils avec une des deux balles de revolver qui lui restent afin de lui éviter l'horreur que promet l'emprisonnement. Ce père, dont on ne saura jamais le nom, pas plus que celui du fils, ce père qui tousse sans cesse et crache du sang, lorsqu'il se lève la nuit et s'éloigne du bivouac pour cacher à son fils la maladie qui le ronge, révèle dans l'isolement ses pensées terribles qui concernent le fait qu'il lui faudra tuer son fils avant de mourir pour ne pas le laisser seul en ce monde. Il y a aussi ce pathétique épisode dans lequel, sur le point d'être rattrapés par des esclavagistes et projetant de partir de son côté pour les tromper, il donne le pistolet à son fils et lui explique comment le mettre dans sa bouche et tirer, avant de lui faire promettre de se tuer au cas où les hommes mauvais arriveraient à le capturer.
Les deux personnages n’ont pour toute possession qu’un caddie, un pistolet donc, quelques couvertures, une lampe à pétrole et leurs vêtements. Ils descendent vers le sud à cause des hivers trop froids et dorénavant mortels dans la contrée où ils vivent. Voyage sans grand but si ce n’est la survie, et encore, incertaine, car ils ignorent tout de ce qu’ils vont trouver sur la côte. Chaque soir, ils se réchauffent devant un feu, s’ils peuvent en faire un qui ne soit pas visible et dangereux pour leur sécurité; dans le cas contraire le père et le fils se serrent dans les bras l’un de l’autre pour tenter de se réchauffer. Pathétiques gestes de survie rendus avec une simplicité de moyens inimitable. Le père qui veille le fils, les maigres pains de maïs qu’ils se partagent, la nourriture fermentée et froide en trop petite portion, la toux sanglante que le père cache et crache, tout est peint avec une justesse accablante. On sait que l'écriture de McCarthy fait des merveilles quand il s'agit de dire la matérialité des gestes, la corporéité de l'existence, les sensations brutes. Chaque menu geste, la moindre sensation, l'évidence des actions sont toujours rendus avec un luxe de détails et une économie de moyens étonnants. Qu'on pense à la longue description de l'opération médicale sur Boyd dans Le grand passage (2), où les gestes du médecin et ses outils sont tous parfaitement décrits sans qu'il soit besoin de faire du Robbe-Grillet. Même lorsqu'il s'agit de décrire des scalps, des meurtres, des paysages impossibles, Méridien de sang (3) savait être extrêmement convainquant, presque trop diraient certains des eunuques zélateurs d'Angot, incorporant le lecteur dans son déchaînement de violence avec un art il est vrai troublant et un effet de réel des plus dérangeants. Qu'on imagine donc ici la marche à travers la forêt, les bivouacs montés sous une vieille bâche perméable, le feu qu'il faut faire partir et le bois qu'il faut ramasser, tout autant de gestes simples, nécessaires à la survie et si évidents qu'à leur lecture on ne peut qu'être totalement fasciné par l’histoire de ces personnages, les suivant dans leur fuite, ressentant leurs tremblements de froid, effrayés lorsqu’ils sont effrayés. C'est d'ailleurs une des grandes force du style de McCarthy : ne mettant pas de distance entre les gestes des personnages et ce qu'ils sont, la narration, qui suit leur point de vue, nous incorpore sans médiation à leur propre vie.
The Roadsuit en l'occurrence le point de vue du père. La narration nous manifeste les tourments de son âme, son amour pour l'enfant, sa faiblesse devant la violence omniprésente, son impuissance face aux dangers et ses angoisses au souvenir du passé, décrivant tragiquement le maigre rempart qu'il essaie, tant bien que mal, d'incarner entre son fils et les forces de la dévolution qui ont pris possession de ce qu'on n'ose encore à peine nommer un monde (et nous verrons que cet effacement du monde et du langage est au cœur du roman). Ce père désespéré et tourmenté est un homme que rien ne retient à la vie si ce n'est son fils, qui est l'unique justification de son existence. McCarthy sait suggérer cet amour, salvateur en quelque sorte puisqu'il retient l'homme au bord du suicide, par ces dialogues épurés qu’il aime tant et qui en disent plus long que n'importe quel développement. Ils sont ici plus nombreux dans la mesure où le petit garçon pose des questions, parle, marchande. Les okay, of course you can, it’s all right du père paraissent amplement suffire pour répondre aux demandes et atténuer les frayeurs de l’enfant, autant de manifestations de son amour et de son dévouement total envers son fils.
Qu’il nous suffise de citer le début de l'ouvrage, où en quelques lignes se dessinent le climat d'un monde mort, la condition misérable des deux hommes et la tendresse d’un père pour son fils : « When he woke in the woods in the dark and the cold of the night he'd reached out to touch the child sleeping beside him. Nights dark beyond darkness and the days more gray each one that have gone before. Like the onset of some cold glaucoma dimming away the world. His hand rose and fell softly with each precious breath. He pushed away the plastic tarpaulin and raised himself in the stinking robes and blankets and looked toward the east for any light but there was none » (p. 3).
Le roman égraine sans cesse des confrontations entre le père qui veut visiter des maisons sur leur route et le fils qui en a peur, et qui pleure et supplie pour ne pas y aller. Une fois sur deux, l'enfant a raison et l'horreur et les dangers s'abattent sur eux. Et il faut que le père lui demande pardon et le réconforte, avant qu'à la fois suivante tout recommence; les plaintes, l'obligation, les demandes de pardon. Dialogues qui scandent le récit de leur tension continuée qui croise la terreur du gosse et l'obligation déchirante qu'a le père d'aller chercher une nourriture vitale dans des lieux éventuellement mortels. Il y a comme une parabole de l'histoire humaine dans ces discussions portant sur des lieux qu'il faut se décider à investir avant qu'on ne connaisse leur nature délétère ou salvatrice, selon qu'ils renferment de quoi manger ou recèlent des hommes mauvais.
«What is this place, Papa ?
It's the house where I grew up.
[…]
Are we going in ?
Why not ?
I'm scared.
Dont you want to see where I used to live ?
No.
It'll be okay.
There could be somebody here.
I dont think so.
But suppose there is ?
He stood looking up at the gable to his old room. He looked at the boy. Do you want to wait here ?
No. You always say that.
I'm sorry.
I know. But you do» (p. 25).
It's the house where I grew up.
[…]
Are we going in ?
Why not ?
I'm scared.
Dont you want to see where I used to live ?
No.
It'll be okay.
There could be somebody here.
I dont think so.
But suppose there is ?
He stood looking up at the gable to his old room. He looked at the boy. Do you want to wait here ?
No. You always say that.
I'm sorry.
I know. But you do» (p. 25).
Mais l'homme n'est pas le seul vrai protagoniste. Le fils aussi nous est connu, seulement cette connaissance ne passe qu'au travers de certains des dialogues, dans lesquels le père le force à dire le fond de sa pensée. On devine toute la vie intérieure profondément enfouie et cachée de l'enfant, qui au fond est peut-être le personnage le plus typiquement mccarthien du roman. Peut-être est-ce même lui le personnage principal de l'histoire, situé dans la filiation de ces personnages comme étrangers au monde, opaque à eux-mêmes et découvrant derrière l'opacité du réel la noire vérité du Mal. C'est à tout le moins un être secret et silencieux, tout en débats avec lui-même et qui ne se révèle pas spontanément : une sorte de petit frère du Boyd du Grand passage.
Le père lui-même ne se demande-t-il pas à un moment si le fils ne prend pas les récits concernant l'ancien monde pour des fables ? À cet instant, il se rend compte qu'il ne peut pas, qu'il ne peut tout simplement pas comprendre les pensées d'un être qui a toujours vu l'univers dans cet état : effacé, mort, à l'état de ruine; non pas un monde mais un avorton de monde, sans fruits, sans oiseaux, sans vie, sans couleurs. Indice supplémentaire légitimant l'assertion selon laquelle l'enfant serait le personnage principal de notre roman, personnage dont McCarthy ne pouvait pourtant prendre le point de vue, tant cet être est comme désorbité par rapport à l'humanité ordinaire. Pour nous, cet univers brûlé est le vestige du monde précédent : pour lui, ces vestiges sont le monde même. Son être-au-monde, pour reprendre une terminologie heideggérienne, est un être directement en prise avec le néant, qui ne peut pas avoir commerce avec les étants mondains. Les ustensiles n'y sont jamais que restes, traces, rescapés de la destruction, toujours décentrés par rapport à leur être-pour... qui caractérise ces objets de nos soucis mondains que sont les objets quotidiens selon le philosophe souabe. Dans un passage émouvant, l'un de ces nombreux passages où le père éveillé regarde avec un amour douloureux son fils, McCarthy développe d'ailleurs cette idée que l'enfant, maigre et have, dont la peau trop fine et translucide laisse transparaître les veines, que cet enfant, disais-je, avec ses yeux caves enfoncés dans d'immenses cernes, ressemble à un alien. Un étranger perdu dans un monde qui n'en est pas un. Un être qui ne peut croire en rien et qui pourtant croit en Dieu et en la bonté, qui demande pitié pour les pauvres hères qu'il leur arrive de croiser en route, qui s'inquiète inexplicablement de la rectitude de sa conduite, en termes malhabiles mais insistants. Un dieu perdu en ce monde ? Un être qui est une énigme et une parabole pour nous autres lecteurs.
Ce voyage au travers de cette Amérique brûlée sera aussi l'occasion de scènes étranges qui donnent à McCarthy la possibilité de déployer son talent de créateur de tableaux métaphysiques, dont l'un des plus remarquables reste pour moi l'arbre igné de Méridien de sang lequel, frappé par la foudre, brûle dans la nuit devant le gamin perdu avec tout autour la faune sauvage du lieu qui s'est approchée, hypnotisée par les flammes, et dont les yeux d'un jaune phosphorique illuminés par la scène forment une sorte de cercle magique et surnaturel dans lequel le gamin lui-même est intégré. Arbre du péché originel, buisson ardent de l'Exode, vision mystique, parole soudaine de l'indifférente nature – les interprétations et les références sont innombrables, de cette théophanie apophantique et apophatique, à la fois évidente et cryptique. On pourrait aussi évoquer la scène de crime de No Country qui semble rester indéfiniment suspendue dans le désert tandis que l'action continue de s'y dérouler, accueillant Llewelyn une première puis une seconde fois, ainsi que les différentes agences des forces de l'ordre, et même le démoniaque Chigurh qui en profite pour ajouter encore deux cadavres à la charretée de morts qui pourrissent tranquillement au soleil, tel un peintre assombrissant une toile. Il y a dans The Road des têtes coupées et tatouées alignées sur un muret dans un verger, des hommes et des femmes qu'on a torturés et enfermés dans une cave, une autoroute jonchée de cadavres racornis dont la peau est de cuir et les pieds sont nus, parce qu'on leur a volé leurs chaussures, et qui ressemblent ainsi à une cohorte de pèlerins flagellants tombés en cours de route. Dans cet univers détruit, où l'humanité est tout entière résumée de la même façon que la mort termine et résume une vie sur laquelle on puisse se retourner afin de la considérer comme un tout, chaque scène vaut comme récapitulatif (en un sens inverti de la récapitulation paulinienne de toute chose dans le Christ) de l'histoire humaine. Le livre nous entretient donc à chaque page de nous-mêmes depuis nous-mêmes et de notre anthropogenèse historique, qui n'est peut-être en fin de compte pas grand chose, ne menant à aucun surhomme ni aucune mutation, et n’ayant de valeur que pour autant qu'elle est parfois capable de bonté, de langage et d'amour.
On imagine aisément ce que McCarthy a pu tirer de violence et de réflexion sur l'humaine nature par le biais de ces tableaux barbares. L'exploitation de la faiblesse, la bestialité, le meurtre gratuit sont présentés avec une frontalité et une absence d'explication qui disent parfaitement le scandale du Mal. On est à des milliers de lieues d'un livre comme La possibilité d'une île (4) qui entendait détruire jusqu'à l'idée même d'humaine nature par les sempiternels radotages d'un des plus beaux spécimens de la fin de l'homme, livre dont le voyage final du Daniel post-humain ne présentait qu'une errance pseudo-métaphysique désincarnée au milieu d'hommes falots, certes immondes, mais d'une banalité sans nom, telle une caricature de ce que (més)apprend un élève de CM2 au sujet des hommes des cavernes.
Ici les hommes sont réellement monstrueux, non pas abolis. Le père et le fils se disent sans cesse porteurs du feu, carrying the fire, relais d'une humanité qui perdure. Au travers de l'amour du père pour son fils et du fils pour son père, reste une lumière dans le monde. Une lumière dans les ténèbres et que les ténèbres ne contiennent pas, ne retiennent pas, pour reprendre les mots du Prologue de Jean. Cette lumière n'est pas la naïve concession d'un auteur vieillissant qui voudrait tempérer d'une touche de réconfortante moraline (pour reprendre le mot de Nietzsche) la noirceur de ses livres : c'est bien plutôt la présence paradoxale d'une bonté toujours minoritaire par rapport au Mal et le scandale du Mal qui entoure de toutes parts le bien, (les good guys comme disent l'enfant et le père dans leurs mots très simples et confondants de justesse), mais qui ne l'écrase pas, comme on le voit dans ces scènes où le père est dur envers les étrangers parce que méfiant et responsable de l'enfant, alors que son fils demande pitié pour eux. The Road est une mise en scène complexe sur la présence du Mal et la difficile survie de la bonté en son sein.
Avant de tenter une ébauche de critique, je conclurai cette rapide présentation en évoquant la singulière façon qu'a ce livre d'imposer son propre temps à la lecture. Car c'est certainement l'un des aspects fondamentaux de l'ouvrage que son rythme narratif, tout autant temporel que part intime de l'écriture. The Road est en effet constitué de petits paragraphes parfois très courts qui sont comme un journal de bord du voyage. Le père se lève, ausculte les environs puis réveille son enfant. Ils rangent leur bivouac. Ils reprennent la route, marchant dans la cendre et se protégeant du froid. Ils gagnent une des villes sinistrées qu'ils ne cessent de traverser, y découvrent des immeubles et des maisons brûlées et fouillent les placards pour y trouver de la nourriture. Quelques jours plus tard, ils passent un col de montagne et entament une autre partie du chemin. Le matin, le soir, la succession des jours, toute cette progression pas à pas était déjà une des constantes des romans de McCarthy. Mais ici, dans ce temps détruit, devenu simple succession d'instants ponctuels, alors qu’ils ne savent même pas quel mois ils peuvent être, les personnages en sont réduits à la plus simple expression du rythme de vie, comme si la temporalité elle-même n'était plus que cendre : matin, jour, soir et nouveau jour leur succédant. La formule the day following est d'ailleurs souvent reprise, comme le fil qui lie ensemble ces jours et ces nuits qui se suivent, toujours les mêmes entre deux catastrophes. Cette monotonie et ce dénuement du temps évoquent parfaitement la monotonie et le dénuement du monde que les deux personnages traversent. Le rythme du passage des jours s’insinue alors dans la lecture, laquelle, suivant pas à pas ces courts paragraphes qui se succèdent comme de misérables perles sur un collier de douleur, entraîne le lecteur à leur suite avec une force terrible : impossible de lâcher le livre avant de savoir s'ils finiront le jour sans encombre, puis si la nuit sera tranquille, et leur réveil serein, et ainsi de suite, le père et son fils regagnant la route.
Les personnages de McCarthy, au moins depuis Méridien de sang, tenaient d’une sorte de symbiose impossible entre Beckett, Faulkner et Sergio Leone. Plus proches d'un Clint Eastwood que du Bloom d'Ulysse, ils font toujours montre d'un caractère sanguin, d'une personnalité hors norme, jamais médiocre, mais dans le même temps présentent une sorte d'étrange mutité, ne conquérant le langage et une conscience réflexive que tard dans les romans, s'ils en conquièrent une, et souvent à l'occasion d'une réflexion qu'on ne doit pas hésiter à qualifier de théologique (comme on le constate à la fin de De si jolis chevaux). Dans The Road, McCarthy suit cette règle qui est la sienne, mais la bouscule aussi. Comme je l'ai dit, il se renouvelle sans abandonner pour autant son style. Les protagonistes de ce roman sont bien des héros, mais le père, dont on adopte le point de vue, a plus de vie intérieure que le gamin de Méridien de sang ou le Lester d'Un enfant de Dieu. Parce qu'il est concentré sur la survie de l'enfant, parce que son fils lui tient à cœur, il possède une vie intérieure, toute de tourments et de préoccupations, et un passé qui remonte parfois, même si celui-ci tend à s'effacer et s'enfoncer dans l'oubli, et à ainsi le faire devenir un personnage «à la Chaplin, qui n'existe qu'à travers ses gestes, ses mimiques, ses attitudes, comme privé de monde intérieur mais bientôt plongé dans un tourbillon de bruit et de fureurs», pour reprendre les termes de la quatrième de couverture du Gardien du verger. Il y a quelque chose de touchant et de vivant dans cet amour pour l'enfant, qui rapproche le père des hommes «ordinaires» et le place moins en marge de l'humanité – cet émargement étant plutôt le fait des hommes mauvais rencontrés en route. Un trait qui rend le livre plus accessible et contribuera peut-être à mieux faire connaître l'auteur du public francophone qui l'ignore superbement depuis des années, reléguant un écrivain majeur au rang de curiosité gothique, sorte d'héritier réactionnaire de Poe et Peckinpah, né du croisement d'un Faulkner frénétique et d'un scénariste de westerns spaghetti schizophrène.
***
Un autre trait saillant qui distingue The Road des précédents romans de l'auteur et fera taire nous l’espérons les misérables hyènes qui lui reprochent ses délires dantesques, est son écriture, nettement plus sobre. La syntaxe de ce roman est épurée, un trait de mine de plomb aussi linéaire et gris que le monde traversé par le père et son fils. Le vocabulaire lui-même est plus pauvre, loin du bourgeonnement prolifique qui caractérisait ses westerns métaphysiques. Disparues, les profusions de yuccas, paloverdes, cactus et de tumbleweeds. Il faudrait analyser le rapport entre l’histoire et la sémantique des matières du monde chez McCarthy. Dans ses westerns, les bâtiments d’adobe, le soleil et le désert constituaient les éléments d’un monde sauvage où la violence de la nature se montrait nuement au travers de ces murs qui reflétaient les rayons d’un soleil omniprésent, aveuglant dans le jour et, pourrait-on dire, sanglant chaque soir. Ici c’est la cendre et la neige cendrée et la pluie cendreuse qui recouvrent tout de leur boue noire, ce slush fondu qui est l'assise même du monde. En harmonie avec cette toile de fond, les cadavres qu’ils rencontrent sont systématiquement séchés comme du cuir. Leather bruni des peaux humaines qui se sont rétrécies sur les os tout comme le monde se rétrécit progressivement sous la lumière terne d'un soleil absent. Le participe passé dried revient fréquemment pour dire ces choses séchées et fripées, momifiées ou réduites en poussière. Dried bodies, dried dead weed. Le verbe shrink est pareillement utilisé pour évoquer un monde qui se rétrécit, des cadavres ramenés à la taille d'enfants, des choses qui disparaissent une à une. Le sol est fait d'herbes mortes dans la campagne et d'un tapis d'ordure en ville. À chaque fois la couleur et la vie sont noyées dans la corruption et l'entropie. Fort peu de figures se détachent dans ce monde qui n'est qu'amalgame de cendres grises, de boue et de déchets. Ce qui explique la sécheresse de l'écriture, n'ayant presque plus rien à décrire que l'absence de chose à décrire, l'épure du langage correspondant à l'épuration de l'être.
Certains mauvais lecteurs pourraient malgré tout reprocher à ce roman qui est comme une esquisse faite au fusain, son manque de descriptions de la nature, comme si McCarthy peinait à évoquer des paysages qu'il a seulement imaginés et non vus des ses propres yeux, au contraire des espaces de Méridien de sang – roman dont il aurait paraît-il parcouru tout les lieux dans une patiente recherche documentaire. Ce serait faire un faux procès et ne rien comprendre à l’art de The Road. Si le langage est aussi épuré, démuni et pauvre, je l'ai dit, c'est parce qu'il est semblable au monde même qu'il décrit. Ainsi que l’indique le livre : «He tried to think to something to say but he could not. He'd had this feeling before, beyond the numbness and the dull despair. The world shrinking down about a raw core of parsible entities. The names of things slowly following those things into oblivion. Colors. The names of birds. Things to eat. Finally the names of things ones believied to be true. More fragile that he would have though. How much was gone already ? The sacred idiom shorn of its referents and so of its reality » (pp. 88-89).
Si le roman présente une si pauvre description de la nature, ce n'est donc pas que McCarthy aurait perdu le seul talent que d'aucuns veulent bien lui concéder (à l'instar de l'Encyclopædia Universalis (5) qui ne voit en lui qu'un piètre romancier avide de violence facile), mais c'est parce que l'auteur, en écrivain conséquent, a adapté son style à la grisaille du roman. Ce qui signe une grande préoccupation linguistique chez le romancier texan et résume certainement des années de réflexion personnelle. Au travers de ces quelques lignes témoignant de l'aphasie progressive du monde et de l'amertume qui en découle, on peut voir se dégager une idée sur la nature de la langue, pour peu qu'on se donne la peine de lire. Il y a dans notre roman comme une étude en creux, par l'absurde si l'on veut, puisqu'elle montre ce que c'est que d'habiter une langue par le biais de sa perte. Cette étude, cette mise en situation, manifeste et prouve que perdre son langage, l'idiome sacré de l'humanité, est d'une indicible tristesse, puisque c'est perdre aussi les choses, leur possible réconfort et leur éventuelle beauté, et le lien avec le monde : c'est sombrer dans une «nuit de détresse». Le langage est ce qui nous colle au monde et nous le révèle, évidence pour tout lecteur d'Heidegger, mais romancée et dramatisée ici avec une force incomparable. Comment d'ailleurs ne pas comprendre et ressentir le désespoir de cet homme qui non seulement a perdu les couleurs, les noms des oiseaux et l'habitude du pain quotidien, mais même la capacité de les penser parce qu'il ne sait plus les nommer ? Comment ne pas s'émouvoir d'un homme pour qui non seulement les sens, mais l'esprit tout entier ne voient que cendre et mort partout et en tout, parce qu'il n'a plus les mots pour penser autrement ? Comment ne pas s'alarmer d'un état de chose qui peut très bien arriver en dehors d'un tel cataclysme, qui arrive d'ailleurs sans cesse tous les jours, et qui précipitera peut-être ce cataclysme ? McCarthy, poète de la mort des langues ? Quand on se souvient que le Juge Holden détruisait toute trace et tout vestige des époques préhistoriques (façon déguisée de nommer l'état édénique ?), on est fondé à se demander, au regard de la destruction de la réalité dépeinte dans The Road, si la cendre n'est pas l'avatar du géant glabre, mais revenu dispersé, multiplié, tentaculaire, totalitaire, en un mot rhizomatique. Remarquons cependant que la cendre, si elle obscurcit le soleil et provoque la mort du monde, n'est que la conséquence d'une catastrophe antérieure : son rapport au personnage du Juge serait donc plutôt d'ordre filial. Elle est la fille de son diabolisme, ou mieux encore : le milieu qui transporte les qualités diaboliques du Juge au sein du monde, afin qu'elles l’envahissent des suppôts de Satan.
Je m'explique. Le terme suppôt traduisait pour les scolastiques la sub-stance aristotélicienne, il nommait donc un sujet, pour autant qu'il est un hypokaimenon : ce qui sous-tend une collection de qualités, le support d'autre chose que lui-même, d'accidents contingents. Est dit suppôt de Satan celui qui, possédé par le démon, (ap)porte une qualité démoniaque au sein du monde, qualité littéralement anti-christique qui ne peut donc, à l'inverse du messie, parvenir à s'incarner et doit prendre place comme accident d'une substance pour advenir à l'être.
Le Moyen Âge voyait par ailleurs dans les atmosphères polluées un signe du démon, ou plutôt un corrélat de son activité. Comme le remarque Deleuze, mais pour les bénir plus que pour les maudire, les mouvements diaboliques de la physique médiévale ne relèvent pas de sujets individués, mais sont de purs accidents transportés sur les corps qu'assume le démon. Soit qu'il fasse croire par illusion qu'une chose arrive en amenant de fausses visions sur un sujet, soit qu'il reporte des mouvements d'un corps à un autre, par exemple les blessures infligées à un loup sur le corps d'une sorcière – suppôt de Satan qui n'était pas changée en animal, mais dont les propres mouvements étaient seulement reportés sur la bête possédée. En tout les cas, on perd par la possession son individualité pour entrer dans un univers de particules accidentelles informes et mouvantes. D'où «dans l'art diabolique des mouvements locaux et des transports d'affects […] l'importance des pluies, grêles, vents, atmosphères pestilentielles ou polluées avec leurs particules délétères, favorables à ces transports» (6).
La cendre, la pluie sale et le slush fondu qui souillent tout seraient en quelque sorte un milieu privé d'individuation, porteur de purs mouvements locaux accidentels, favorables à l'éclosion des suppôts de Satan, dont les protagonistes ne cessent de se cacher. C'est une sorte d'anti-genèse, un monde indifférencié qui ne va pas aller vers plus de différenciation comme le conte la Genèse qui sépare et structure, mais vers plus de chaos, dans une perpétuelle instabilité stochastique. Une soupe prébiotique dont n'accoucherait jamais ni cellule ni vie.
Faut-il alors lire The Road comme un roman néo-médiéval, décrivant un monde dont le climat tout entier est favorable au démon ? Comme le roman de la dévolution totale d'une époque vouée au Prince de ce monde ? Comme un roman d'horreur métaphysique ? Un roman de physique scolastique ? De la science-fiction biblique ? Je n'avance ici que quelques pistes qui ne se veulent en aucun cas exclusives. Je souhaite avant tout montrer qu'il faut lire ce livre comme l'un des derniers vestiges de la littérature en ce monde, dont on voit ici à quel point elle peut être féconde pour le lecteur, à l'inverse des micro-productions acéphales et indigentes qui inondent le marché et n'apportent jamais rien à personne.
Après No Country for Old Men, Cormac McCarthy revient donc avec The Road à une forme qui lui est plus familière : le voyage de personnages solitaires cherchant à survivre. Les extraits de critiques donnés en début d'ouvrage disent de ce livre qu'il est le plus lisible des romans de l'auteur. C'est possible. Il faut dire que là où ses autres romans faisaient montre d'une syntaxe encore plus baroque que celle de Faulkner, ici l'épure du monde où les mots disparaissent oblige à un langage simple et crystal clear, incroyablement saisissant. De plus, l'absence de vie intérieure, ou disons la vie intérieure toute projetée vers le monde des personnages de ses autres romans est ici en quelque sorte justifiée et expliquée par le cadre même du récit où disparaissent les noms et les êtres et où seul le lancinant day following compte et rythme l'existence. Le lecteur qui peine aux ouvrages difficiles pourra donc y trouver son compte, mais à la vérité McCarthy n'a en aucun cas cherché à faire du grand public, il en est juste arrivé à un point où la maîtrise de son style l'amène à une épure radicale et magnifique qui rend accessible son écriture parce qu'il l'a menée au bout d'elle-même.
Notes :
(1) McCarthy, Des villes dans la plaine (2002), et Non, ce pays n'est pas pour le vieil homme (L'Olivier, 2007). Je cite toujours The Road dans l'édition Vintage (2006) (collection de poche de l'éditeur Random House).
(2) Cormac McCarthy, Le grand passage (L'Olivier, 1997).
(3) McCarthy, Méridien de sang (Gallimard, 1988).
(4) Houellebecq, La possibilité d'une île (Fayard, 2005). Je ne critique ici que les thèses de Houellebecq, ce roman étant évidemment d'une réelle qualité, hormis sa fin tout à fait plate et décevante.
(5) Encyclopædia Universalis 10. Il faut lire le misérable article de quelques paragraphes qu'un universitaire prétentieux (un certain André Bleikasten auteur d'une biographie sur Faulkner) consacre à l'un des plus grands écrivains américains, voire mondiaux, lui reprochant de créer des personnages stéréotypés. Je ne résiste pas au plaisir de citer un si médiocre commentaire : «L'écriture de McCarthy est une écriture du primordial, de l'élémentaire, de l'outre-humain, qui fait merveille chaque fois qu'il s'agit d'évoquer le désert, la forêt, les marécages ou de décrire la vie des bêtes. En quoi elle s'inscrit superbement dans la grande tradition paysagiste et animalière de la littérature américaine. Mais cette tradition, elle ne l'excède en aucune manière, elle en conforte à vrai dire tous les clichés. De même que les premiers romans de McCarthy sont des pastorales noires, la «trilogie des Confins» pleure le paradis perdu des chasseurs. Fenimore Cooper n'est pas si loin, ni Hemingway, et une fois de plus nous sommes entre hommes – durs, solitaires, stoïques, comme le veut depuis toujours la mythologie américaine. Sous leur rugueuse écorce, les derniers livres de McCarthy sont des ballades nostalgiques pour adolescents en mal d'héroïsme.» Il y a de quoi se tordre de rire quand on pense que c'est ce genre de personnes qui dispense des cours universitaires à des étudiants qui manifestent contre le financement des facultés par les entreprises. On ne veut pas d'un Deug Coca-Cola disent benoîtement certains grévistes; pour ma part, une Licence éditions de l'Olivier, ou un Master Babel me conviendraient très bien. Un traducteur remarquable comme F. Hirsch me semble nettement plus connaisseur de la littérature qu'un scribouillard de la «grande» Université française.
(6) Deleuze, Guattari, Mille Plateaux (Minuit, 1980, p. 319).