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02/05/2008
Aimé Césaire ne meurt jamais, par Olivier Larizza
Voici deux articles d'Olivier Larizza (dont j'avais critiqué l'un des livres, Le Reliquat scintillant), écrivain et maître de conférences, sur Aimé Césaire.
Je rappelle l'article de Pierre Damiens sur la mort de Césaire.
Il est la référence cardinale. Le poteau mitan universel. Déifié de son vivant, mythifié même. Césaire apparaissait – pardon : il apparaît – comme immortel. Il tient du surhumain, de la surnature. Une figure tutélaire qui veille sur son peuple ad vitam aeternam. Rien ne devait lui arriver. Il était aussi vieux qu’un dieu. Solide et inamovible comme un monument. Césaire ne disparaîtra jamais de la surface de son île, de cette terre. Les Martiniquais mettront longtemps à réaliser qu’il est réellement décédé tant il échappe à la condition matérielle par toute la force symbolique et rayonnante qu’il recèle.
Césaire, en effet, est le grand et le seul Papa de ce peuple. Il a su, politiquement et littérairement, faire valoir son discours et son chant dans la relation complexe avec la mère-patrie France. Césaire a pris la parole et cet acte en lui-même suffit. Il est performatif. Il consacre la force de la rhétorique, si prégnante dans les Antilles. En prenant voix au chapitre de l’Histoire et de l’Histoire coloniale en particulier, Césaire a signifié que lui, et le peuple qui se reconnaissait en lui, existaient pour eux-mêmes.
Les Martiniquais l’adulent. Ils admirent et vénèrent son œuvre, sans peut-être l’avoir comprise pour la plupart d’entre eux. La plupart ne l’a d’ailleurs pas lue (elle est pourtant abordée dans les écoles). Je le constate chaque année auprès de mes étudiants (1). Un chef d’entreprise m’a également dit un jour : «Césaire, on n’essaye même pas de le lire. Il est trop haut pour nous !» Allusion à son plus célèbre texte, le Cahier d’un retour au pays natal, dont la première version publiée remonte à 1939 et foisonne d’obscurités surréalistes. L’œuvre césairienne, en réalité quantitativement assez maigre, ne souffrirait aucune comparaison ni jugement dépréciatif. Elle sort de la catégorie des œuvres évaluables pour entrer dans celle de l’Absolu, en même temps qu’elle demeure sibylline. Elle répond donc aux critères du texte sacré : d’essence absolue et mystérieuse. Il y a du romantisme dans ce ressenti, l’idée d’un absolu littéraire étant historiquement l’apanage du rêve romantique (2). Pour les Martiniquais, sans qu’ils l’expriment ainsi, Césaire incarne une aporie : il est à la fois de pierre et de chair. De pierre parce qu’il est indestructible, comme tout mythe; il est d’ordre monumental. De chair parce qu’il apparaît comme le porte-drapeau de valeurs humaines universelles, à tel point qu’on le pressentait pour le prix Nobel de la paix. C’est donc un cœur d’or sous une carapace de granit. Il est une fusion impossible, un oxymore toujours vivant.
De l’oxymore au paradoxe, il n’y a qu’un pas, que Raphaël Confiant a courageusement franchi en 1993 en publiant un essai qui lui attira bien des foudres (3). Jusque-là, nulle critique en profondeur ne s’était formulée à l’égard du poète totémique. La première ne pouvait venir que d’un fils. Le premier coup de semonce ne pouvait être que de nature œdipienne. Il fallait que ce soit un Noir martiniquais – un Chabin en l’occurrence – qui portât le premier l’estocade afin d’écarter tout soupçon d’absence de légitimité et de malhonnêteté intellectuelle. Si la première critique véritable et solidement argumentée avait été blanche, les inconditionnels du «Nègre fondamental» auraient pu soupçonner des raisons moins dignes à celle-ci, surtout au sein d’une société aussi petite et resserrée que la Martinique, où toute critique demeure inséparable de l’affect dans sa perception, où elle se comprend d’abord sur le mode affectif.
On ne critique donc pas Césaire ni son œuvre d’une perfection diamantaire – le personnage m’évoque d’ailleurs le Rocher du Diamant, qui surplombe, fier, serein et invulnérable, la mer caribéenne du Sud, dont les yeux d’or par milliers se tournent vers lui sous le soleil brûlant. On ne tue donc pas le père impunément, car tuer le père, c’est implicitement reconnaître la suprématie de la mère, donc de la France. Insupportable pour un ancien peuple colonisé. Pour autant, se demande à juste titre Confiant, quelle a été la véritable action du député-maire Césaire – il cumula ces deux fonctions pendant un demi-siècle ! – face à la domination métropolitaine, au néo-colonialisme qu’il étrillait, accusant la France moderne (qui l’encense aujourd’hui) d’être responsable, dans son ancienne colonie d’outre-mer, d’un «génocide par substitution» (4) ? À quoi ont abouti les velléités autonomistes du rebelle ? «Nous survivons grâce à vous !» lance-t-il au Premier ministre François Fillon lors de sa dernière visite, le 5 janvier 2008. Dans la même personne, certains voient «le génie littéraire et le nain politique» : une poésie de l’éructation et de l’indignation dont Confiant ne décèle pas les traces dans son action politique concomitante, considérant le processus d’assimilation appelé des vœux du député-maire et enclenché en 1946 comme la source des maux actuels de la Martinique. Lien causal probablement grossi et exagéré mais non dénué de fondement. Le destin de l’île aurait sûrement été différent si la voie de l’autonomie avait, au sortir de la seconde guerre mondiale, alors qu’une nouvelle ère propice à la reconstruction s’ouvrait, été soutenue et revendiquée par le porte-parole du peuple martiniquais. L’histoire des îles voisines (comme l’anglophone Sainte-Lucie devenue indépendante) démontre que cela était possible.
Même si l’on panthéonisait Césaire, son œuvre poétique et théâtrale demande aussi à être réévaluée d’un point de vue littéraire. En quoi tient son originalité intrinsèque ? Les réserves isolées qu’on émet parfois à son égard restent d’ordre idéologique (elles sont bien plus rarement d’ordre esthétique) et elles se concentrent chez les fondateurs du mouvement de la créolité (5). Confiant déplore ainsi que la négritude, inventée par Césaire, n’ait dégagé «aucun art poétique, aucune règle stylistique, aucune manière de faire». Ce qui semble au contraire un signe de vivacité, de bonne santé, car l’art ne se satisfait pas de la règle : il est fondamentalement imprévisible, personnel et transgressif. Confiant regrette encore que l’œuvre césairienne n’ait pas cannibalisé la langue française, ainsi que le prévoyait son auteur – «La littérature antillaise sera cannibale ou elle ne sera pas», avait annoncé très tôt le poète. On lui reproche de renforcer le pouvoir idéologique du Blanc en apportant de l’eau salée au moulin de la langue française. De ne pas s’être émancipé du courant littéraire blanc qui l’enfanta, celui d’André Breton. On lui reproche donc l’expression de sa francité quand, dans le même temps, la négritude n’a jamais trouvé de véritable résonance chez le peuple martiniquais. L’africanité de celui-ci, comme sans doute chez Césaire lui-même, subsiste au rang de fantasme, de posture. De rhétorique.
Or la rhétorique ne suffit pas à la destinée d’un peuple, ni à son bien-être, oserais-je dire à son bonheur : elle est en deçà de l’action. Elle est chimère ou simple fulgurance si elle ne s’actualise pas. Les Martiniquais perdent leur plus grand poète, ils perdent celui dont ils citent les vers à tout bout de champ pour «se garder de se croiser les bras en l’attitude stérile du spectateur», comme il l’écrivit dans Le Cahier d’un retour au pays natal. La disparition du grand papa rassurant à l’ombre quelque peu intimidante va peut-être marquer le début d’un processus symbolique de maturation où les mots, prenant tout leur sens, libèreront enfin leurs principes actifs.
Notes
(1) Étant maître de conférences à la Faculté des Lettres de Martinique.
(2) Voir sur ce point L’Absolu littéraire : théorie de la littérature du romantisme allemand, Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy (Seuil, 1978).
(3) Aimé Césaire : une traversée paradoxale du siècle (Stock, 1993, rééd. Écriture, 2006).
(4) C’est par cette expression que Césaire qualifia, dans un discours à l’Assemblée nationale en février 1978, la conséquence de la politique d’intégration française qui pourrait conduire à la dissolution de l’identité martiniquaise.
(5) Voir Éloge de la créolite, Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant (Gallimard, 1989).
Le Président Sarkozy accumule depuis un certain temps les erreurs de communication, domaine où il excellait comme candidat à l’élection présidentielle. En soi, ce pourrait être une bonne nouvelle : il consacrerait tellement de temps à approfondir ses dossiers qu’il en néglige leur publicité. Malheureusement ce ne semble pas être le cas, et la multiplication des incohérences dans sa politique, voire des cafouillages, le prouve bien. Pourquoi, par exemple, aurait-il réuni une commission d’économistes s’il savait déjà la direction à prendre ? La vérité, c’est qu’il gouverne comme on navigue une yole antillaise : à vue !
Pour rehausser une image qui manque encore cruellement de stature – quel président de la République aurait eu l’idée, à part Mickey, d’annoncer sa liaison amoureuse à Eurodisney ? –, rien ne vaut une grande commémoration. À ce titre, les obsèques d’Aimé Césaire, après celles du dernier poilu, Lazare Ponticelli, tombaient à point nommé. Et le discours de Sarkozy à sa descente d’avion le dimanche 20 avril 2008, juste avant la cérémonie officielle du stade Dillon à Fort-de-France, trahissait son arrière-pensée : «La république est une et indivisible» a-t-il dit, «cet hommage est justifié». S’il l’était naturellement, pourquoi le marteler ? Pourquoi dire que la république est une et indivisible, si cela va de soi ? Du moins cela va-t-il de soi en Lorraine, en Alsace ou dans le Limousin, mais en Martinique ?
En vérité, Sarkozy, par cet euphémisme, a voulu dire la même chose que De Gaulle en 1960, lorsque celui-ci, les bras levés au ciel, harangua la foule d’un «Mon Dieu, que vous êtes français !» Car la relation entre la France et son ancienne colonie ne s’est guère désambiguïsée depuis. Et le principal acteur de cet état de fait demeure, qu’on le veuille ou non, Aimé Césaire lui-même, l’initiateur et fervent défenseur de la loi de départementalisation de 1946. C’est Aimé Césaire qui a permis à la Martinique de rester dans le giron français. C’est lui qui a renforcé le cordon ombilical entre la métropole et les confettis d’outre-mer, tout en prônant fermement l’autonomie et en condamnant l’assimilation, car la seule gloire de l’homme, c’est celle de marcher seul.
C’est donc autant, peut-être plus à l’homme politique qu’à l’écrivain que Nicolas Sarkozy est venu rendre hommage : la nation française marque son territoire. Elle expie aussi certaines de ses insuffisances, de ses culpabilités (1). On ne s’étonnait d’ailleurs pas de voir sur place Lionel Jospin, auquel l’académicien Erik Orsenna avait reproché de ne pas s’être rendu, en tant que Premier ministre, aux funérailles de Léopold Sedar Senghor le 29 décembre 2001 – mais il est vrai que Senghor avait œuvré pour l’indépendance du Sénégal. On a été davantage surpris, en revanche, de voir Ségolène Royal pressée d’envoyer le poète de Basse-Pointe au Panthéon : celle qui se targue de bien connaître l’île pour y avoir vécu – les souvenirs s’étiolent souvent dans la brume – proposait là, sans sûrement s’en rendre compte, ce que les Martiniquais auront pris pour une annexion symbolique.
En fait, l’excès de zèle tue l’hommage, car il sonne faux. De même le concert de louanges de la part des médias français, en occultant les notes dissonantes dans l’action et la vie politiques du défunt, cristallise les relents, les remords d’un héritage encore mal assumé. Rappelons-le à l’aune de cette béatification : Césaire n’était qu’un homme, certes un homme d’exception, mais avec ses paradoxes, ses contradictions, ses faiblesses. Ce n’est que lui rendre justice, dans son humanité pleine et entière, que de le dire simplement, respectueusement.
Note
(1) Et ses dérapages : le projet de loi de 2005 sur le rôle positif de la colonisation.
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