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19/08/2009
Où traîne encore le cri des loups de Marc-Henri Picard
Crédits photographiques : Vasily Fedosenko (Reuters).
À propos de Marc-Henri Picard, Où traîne encore le cri des loups (Éditions de L’œuvre, 2009).
LRSP (livre reçu en service de presse).
Je ne ferai pas à Marc-Henri Picard, un jeune auteur qui vient de publier aux éditions de L’œuvre dirigées par Victor Loupan son premier livre, Où traîne encore le cri des loups, la vacherie de prendre ce dernier pour la prose du transsibérien. Laissons ce type de facilités aux journalistes de confessionnal écrivant des âneries comme les curés mâchonnent de petits sermons confits : dans certaines revues, ces deux espèces-là après tout se confondent et gardent d'identiques ouailles déplumées.
Deux choses me gênent dans le livre de Picard, récit d’une traversée à pied de la Sibérie, qui n’en sont peut-être qu’une seule : un vocabulaire trop clinquant, mêlant termes rares et argot recherché et des volontés de pose et de prose poétique qui sonnent platement. Je ne compte ainsi plus les fins systématiques de paragraphes bout-rimant pauvrement et n’en donne que trois exemples : «Mais d’horizon, point. On n’y voit rien» (p. 51), «[…] et se laisser glisser tout au fond du ciel bleu… jusqu’à fermer les yeux» (p. 54) et enfin «[…] un client réclame du thé. Ses grands yeux me sourient, qui auraient suffi à me réchauffer…» (p. 101). Le procédé fait sourire une ou deux fois. Au-delà, il agace durablement.
Ces défauts, surtout dans un premier livre, ne sont évidemment pas rédhibitoires, comme ne l’est pas davantage le genre que je goûte peu (pour faire court : celui du grand tour du jeune catholique, à tendances plus ou moins picaresques) de ce carnet de route qu’il faut rapprocher d’un autre journal de périple signé par Falk van Gaver pour une fois débarrassé de l'inénarrable sous-pigiste Jacques de Guillebon, même si ce dernier est beaucoup plus verbeux dans ses explications historiques et géopolitiques, un vrai petit parterre de sciences politiques où éclosent quelques fleurs forcément blanches et mariales, mais sans le moindre parfum.
C’est justement dans la fraîcheur du regard de Marc-Henri Picard, du reste très souvent bon photographe, que réside la beauté, réelle, de ce livre (au premier titre idiot, Dans l’enfer de nulle part, comme le trahit la notice donnée par le service de presse). Ce regard moins prétentieux que poétique, moins juge des ravages provoqués par des dizaines d’années de régime communiste que contemplativement ouvert aux grâces les plus minuscules (un sourire, quelques mots échangés en français, une rencontre muette avec l’un de ces taciturnes que l’on dirait sortis d’un film de Tarr, le spectacle de la nature sans limites…), nous donne les plus beaux passages du livre de Marc-Henri Picard, comme celui-ci, intitulé Les oies sauvages, que je cite in extenso : «La voûte se tord comme une mer agitée; masse de plomb, de basalte et d’anthracite, et toutes sortes de gris gorgés de bleus extravagants, éthérés ou denses selon que le soleil les transperce ou qu’ils crachent le tonnerre. Sous la pluie, dans la lumière changeante, la route de terre rouge dégage une forte odeur de fer corrodé. Comme dépecées, à vif, veines et fibres se gonflent et charrient des flots de sang gras dans les fossés. C’est dans cette tripaille qu’un Oural pile. Monte ! Le camion glisse, dérape, tressaute mais garde le cap. Le soleil perce à l’ouest, sous la nuée. Nimbées de lumière, trois oies sauvages filent vers le nord. Elles passent devant, ouvrent la voie, au ras des pare-chocs, comme si notre machine allait s’envoler à leur suite…» (p. 101).
Cette beauté du livre de Marc-Henri Picard eût pu rester mollement tendue entre deux églises et nous aurions eu le type de livre le plus détestable qui soit, cette consternante «littérature» édifiante, bonne pour les Procure et leurs habituées, les têtes vides des familles nombreuses qui, comme Laurent Dandrieu, confondent la geste des Rois Mages avec les historiettes d’Harry Potter. Heureusement, cette beauté s’accroît à mesure qu’elle paraît noircir, que notre auteur, de plus en plus hagard, sale et fatigué s’enfonce dans la Sibérie boueuse ou glacée, reçoit des coups, en donne, est dévoré par des nuages entiers de moustiques et de taons, patauge dans la boue, traverse des ruines («Toujours ce béton sordide. Et la banlieue, n’en parlons pas… La campagne ? Pas mieux. Sous la pluie, les églises en ruine impriment un tour dramatique au paysage. Ce ne sont qu’usines désaffectées, fonderies effondrées, villages abandonnés, plaines désolées…», p. 244), où il écluse des litres de vodka plus ou moins trouble, aime des femmes, putains ou saintes, puis, comme entré dans la Zone (cf. p. 165), commence à s’égarer, à devenir fol sans le Christ, perdu en cours de chemin et retrouvé, dans la beauté de la nature ou dans une lettre recopiée (cf. p. 200), à moins qu’il ne s’agisse décidément du Christ des carnavals qui s’amuse à parodier ses propres miracles (cf. pp. 230-1).
Il faut donc partir, et vite. «Rentre chez toi» dit à Picard l’un de ses compagnons éphémères, appelé Zakhar, car «ce n’est pas un pays ce que tu vois… Ce n’est pas un pays», lui répète-t-il (p. 175). Effectivement, ce n’en est pas un, mais une ruine infestée par les insectes et les bêtes où poussent des hommes, jeunes et vieux, vieillards parfois mais marinant tous dans l’alcool, le sourire lumineux et la lame facile, une vaste Zone où meurent, sans un mot, les inconnus, comme l’indique ce passage qui pourrait servir d’exergue et de résumé à notre livre, de souffrance, de contemplation, de beauté et d’échec : «Sous une casquette de cuir usé, sur une chaise antique, se recroqueville un petit vieux tout sec. Il a l’œil gris et vague, qui s’accroche à mon ombre comme une chimère. Ses bras noueux, ses mains jaunes, ses serres, sa canne enserrée, jaune et noueuse. Il est là, immobile, près de la voie de fer abandonnée aux herbes, posé sur l’herbe. À ses pieds l’herbe se couche sous le vent chaud. À ses pieds, au pied de la canne, une étoffe rouge se soulève au gré du vent vert, au-dessus des herbes folles. À ses pieds une femme est couchée, une petite vieille, toute sèche et noueuse, au pied de la canne, sur l’herbe molle. Elle a les yeux fermés. Il a fermé les yeux. C’est ainsi qu’un tout petit vieux veille sa petite vieille, tombée près du marché, aux marches de Taïchet» (p. 193).