« Les Europes d’Ernst Jünger et Georges Corm | Page d'accueil | Le structuralisme sans son magicien, par Francis Moury »
05/11/2009
Au-delà de l'effondrement, 11 : Le Jour des triffides de John Wyndham
Crédits photographiques : Tomas Bravo (Reuters).
Tous les effondrements.
Si le livre de Richard Matheson, Je suis une légende, pouvait paraître simpliste par son extrême dépouillement, le roman le plus connu de John Wyndham (en fait John Wyndham Parkes Lucas Beynon Harris) intitulé Le Jour des triffides et publié en 1951, soit deux ans après le classique de George R. Stewart, La Terre demeure (Earth abides) est d'une tout autre complexité.
D'abord, non pas un seul fléau mais trois, d'ailleurs maigrement expliqués par le narrateur : les triffides bien évidemment, des plantes issues de manipulations génétiques hasardeuses ayant la capacité de se déplacer et de tuer, mais aussi une mystérieuse pluie de comètes (ou le dysfonctionnement d'armes secrètes en orbite ?) qui a rendu aveugles tous ceux qui l'ont contemplée avec ravissement, enfin une épidémie dont nous ne saurons rien et qui commence à faire des ravages dans la population anglaise quelques jours seulement après la cécité généralisée. Le thème de la cécité frappant l'humanité tout entière n'est pas nouveau puisque déjà en 1939, Herbert Régis dans L'Éclipse décrit des survivants obligés, pour tenter de survivre, de s'unir avec des paysans afin de recréer de petites communautés rurales où la parole est promue au rang de véhicule privilégie d'une culture qu'il faut tenter de rebâtir. José Saramago s'est peut-être souvenu du roman de Wyndham pour son propre Aveuglement (Ensaio sobre a cegueira adapté au cinéma sous le titre Blindness par Fernando Meirelles). Les triffides, on le devine beaucoup plus complexes et mystérieuses que de simples plantes carnivores (ont-elles, comme cela nous est suggéré, la capacité de communiquer entre elles ?), vont vite profiter du fait que les hommes, leurs uniques prédateurs, soient réduits à l'impuissance pour coloniser peu à peu toute la Terre.
Pas de longues canines et de bouches dégoulinantes de sang quoi qu'il en soit dans ce texte qui décrit minutieusement les conséquences, habituelles dans ce type de récit, d'une catastrophe universelle : désorganisation, surprenante par sa rapidité (1), retour en arrière (2) tout aussi rapide, panique, pillages, suicides, exécutions sommaires, tueries mais aussi tentatives de refonder de petites communautés de type féodal (souvenir de Londres engloutie ? (3)) où il faut tout savoir faire, c'est-à-dire tout apprendre à refaire (4) puisque l'événement inouï a châtié l'orgueil des hommes (5), puisque les livres, comme le remarque Bill Mansen, ne nous apprennent guère à cultiver un lopin de terre ni même à fabriquer des bougies.
Notes
(1) «Vous savez, le plus choquant dans tout ça, c’est la facilité avec laquelle nous avons perdu un monde qui semblait pourtant si sûr, si certain», John Wyndham, Le Jour des triffides [1951] (traduction par Marcel Battin révisée par Sébastien Guillot, Gallimard, coll. Science fiction, 2007), p. 144.
(2) «J’avais l’impression de commencer ma régression à l’état primitif. Avant longtemps, peut-être, je passerais les heures nocturnes dans l’angoisse comme l’avaient fait mes lointains ancêtres, observant avec méfiance la nuit à l’extérieur de leur caverne», p. 200.
(3) «Il s’agit [la seigneurie féodale], en effet, de la forme sociale et économique naturelle, évidente, pour affronter la situation actuelle», p. 338.
(4) «Ceci est une pause – une pause venue du ciel – pendant laquelle nous accusons le premier choc et commençons à nous rassembler. Mais ce n’est rien qu’une pause. Plus tard, nous devrons labourer. Plus tard, nous devrons apprendre à fabriquer des socs de charrue quand nous aurons appris à fondre le métal. Nous nous trouvons sur une route qui va nous ramener en arrière, encore et encore, jusqu’à ce que nous soyons capables de fabriquer chaque objet que nous utiliserons – pour peu que nous y parvenions. Alors seulement, nous pourrons cesser d’avancer sur les sentiers qui ramènent à la sauvagerie. Et une fois que nous aurons accompli cela, peut-être pourrons-nous repartir dans l’autre sens en rampant», p. 253.
(5) «À moins d’un miracle, c’était bien à l’agonie de Londres que j’assistais ; et, vraisemblablement, d’autres hommes, guère différents de moi, devaient être en train d’assister à celle de New York, de Paris, de San Francisco, de Bombay, de toutes les cités destinées à rejoindre celles qui étaient à jamais enfouies sous les jungles», p. 111.