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16/12/2009
Lointain écho de Bossuet, par Réginald Gaillard
À propos de Langue morte. Bossuet, de Jean-Michel Delacomptée (Gallimard, coll. L’un et l’autre, 2009).
Cet article a initialement paru dans le Cahier critique des Éditions Corlevour qui publient la belle revue Nunc
L’on ne peut écrire sur un livre qui n’a pas, de part en part, traversé votre esprit. Aussi n’est-il de note de lecture que personnelle, intime; celle-ci le sera, a fortiori. Évoquer de manière positive un éloge de Bossuet, pour l’ancien protestant que je suis, fût-il converti au catholicisme depuis plusieurs années, demeure un geste étrange, comme si le retenait encore quelque fidélité à ses attaches anciennes, ou demeurait encore quelque rancœur à l’égard d’un de ceux qui ont combattu avec le plus d’acharnement la Réforme. Mais, en un sens, ma position est un peu celle de l’auteur de ce très bel essai consacré à l’Aigle de Meaux, un texte libre et personnel comme il convient à la collection L’un et l’autre de Gallimard : je puis dire ainsi que Bossuet «me procure, lui le censeur, cet évêque aux mots si âpres, ce cerbère lyrique de l’orthodoxie la plus stricte, une sorte de repos, d’inattendu bien-être».
Delacomptée, intime du Grand Siècle, après avoir arpenté les terres de Racine, de La Boétie, d’Ambroise Paré, se penche donc sur le cas de Bossuet, ancienne gloire des lettres françaises, jadis encore si lu, aujourd’hui réduit à un simple nom. Quel lien nous relie encore à Bossuet ? S’il en est encore un, il est pour le moins ténu. Comme le titre du livre le laisse supposer, ce n’est pas seulement le latin d’église, dans lequel Bossuet disait sa messe, qui est langue morte, c’est tout – ou presque – Bossuet qui est mort. L’un de nos plus grands représentants de la langue française n’est plus qu’un cénotaphe : il reste une apparence, un nom, au mieux un souvenir, mais, derrière, il n’est aucune poussière de son corps. Et même le souvenir de sa langue s’estompe aussi; comme Delacomptée le rappelle… qu’a-t-on lu sérieusement de lui ? Quelques sermons, quelques oraisons, étudiés au lycée, ou à l’université : au mieux, et encore, notre auteur parle de sa propre génération, car, pour ceux qui sont nés dans le dernier quart du XXe siècle… Il ne lui resterait donc plus, à ce cher Bossuet, qu’«un voile de gloire, comme un succès d’estime. Il y a longtemps qu’on ne lit plus Bossuet». Car, Bossuet, c’était trente et un volumes in-octavo ! Nous n’en lisons plus que quelques centaines de pages… Et ses Mémoires, son Journal, rédigés par son secrétaire, l’abbé Ledieu n’ont pas été réédités depuis 1928; cela en dit long sur l’indifférence que soulève Bossuet : il «se dessèche sur les rayons des bibliothèques». Et Delacomptée de constater à juste titre que «tombent dans l’indifférence les astres du siècle de Louis XIV : Lully, Racine etc. dont on ne connaît plus que quelques fragments. On dit «Grand» ce siècle car il est, entre autres, l’apogée du classicisme français. Faut-il en déduire que les siècles qui suivirent ne furent que déclin ? Delacomptée n’adopte pas la pose réactionnaire; il sait que la langue de Chateaubriand, Proust, ou, plus près de nous, celle de Richard Millet n’est pas décadente. Mais la langue du XVIIe est de nos jours considérée comme la plus grande, la plus aboutie, la plus épanouie; elle reste le modèle. Et elle a trouvé sa formulation dans quelques rares esprits, dont Bossuet. Alors, l’œuvre de l’aigle restera-t-elle langue morte pour les générations à venir ? Il faut dire que toute la matière chrétienne de ses livres est aujourd’hui illisible en raison de la déchristianisation de notre société. Il convient de déceler ce qu’il a cependant encore à nous dire, nous enseigner, nous transmettre, trois siècles passés.
La langue, justement, une certaine relation à la langue française. Delacomptée cite une lettre de Bossuet pleine d’enseignement sur l’usage de la langue. Voilà une leçon qui n’est pas seulement valable pour les rois, mais pour nombre d’entre nous : «…vous violez les règles de la grammaire dans vos compositions, mais nous blâmons moins la faute que le manque d’attention. Vous confondez aujourd’hui l’ordre des paroles, demain ce sera l’ordre des choses. Car en parlant contre les lois de la grammaire, vous mépriserez celles de la raison. Une langue tenue, une langue retenue, ce n’est pas l’appauvrir : c’est la gouverner pour bien gouverner. Qui la néglige, néglige sa pensée.» Et de grands écrivains ne s’y sont pas trompés : Paul Valéry, Paul Claudel, et combien d’autres, le considéraient comme un maître, et comme un chef-d’œuvre son Histoire des variations des Églises protestantes. Sur cette question du style, Delacomptée nous donne peut-être la clef : «…contraint par ses fonctions […] Bossuet s’était réservé, comme liberté propre, le style. […] C’est là qu’il se retrouvait. Il prenait rendez-vous avec la beauté pour écarter les idées funestes, se défendre de la mort en la rendant sublime par la puissance des mots».
Enfin, Bossuet constitue, par sa fidélité, un modèle de comportement, car il fut, si l’on en croit le portrait que dresse Delacomptée, un homme tout entier au service de ce en quoi il croyait, un service à l’image du Christ. Au service de l’Église, de la foi, de ses paroissiens, de la couronne. L’auteur nous rappelle son engagement sur tous les fronts. D’abord dans son diocèse, en prêtre, au service des hommes, cependant que le théologien ferraillait à travers opuscules et mémoires, en défenseur âpre et farouche des dogmes, contre la Réforme, mais aussi contre ce qu’il considérait comme les errements à l’intérieur même de l’église catholique : ainsi ses controverses avec Richard Simon. Notons qu’il commit là sa plus belle erreur, car celui-ci est considéré comme le père de l’exégèse telle qu’on la pratique de nos jours. Qu’importe, l’urgence aux yeux de Bossuet était de protéger l’église, ce qui ne pouvait se concevoir sans le strict respect de la tradition. Ouvrir une brèche dans ses fondements, c’était courir le risque que s’effondre l’édifice tout entier. Bossuet, avant Dostoïevski, préférait être avec le Christ (ou du moins l’idée qu’il s’en faisait), plutôt qu’avec la vérité.
Au service encore, en tant que précepteur, du Dauphin – piètre élève dont Delacomptée nous livre un portrait saisissant de dureté – semble-t-il méritée. Enfin, il nous fait ressentir la douceur de sa direction spirituelle auprès de Me Cornuau, d’Albert ou du Mans, une douceur qui retrouverait certainement son efficacité à la lecture de sa correspondance spirituelle, car les tourments des âmes ne varient pas avec les siècles.
Delacomptée attise avec brio notre curiosité pour ce monument littéraire que reste Bossuet. Il met avec délicatesse en scène l’orateur sur le point de prendre la parole en chaire, et la langue de l’essayiste se plaît à épouser les accents de l’art oratoire tel que le concevait Bossuet : élevé, efficace, et non sans élégance. Ces qualificatifs pourraient être les maîtres mots de l’écriture de Bossuet, et l’on sent combien Delacomptée fut à bonne école auprès des écrivains du XVIIe. L’œuvre de Bossuet, nous promet notre auteur, est pour tout le monde : même «l’athée fatigué de la trivialité des temps» – cet athée n’est autre que Delacomptée lui-même, comme il le précise un peu plus loin – sera touché par «l’élévation de ses ouvrages». Oui, contre le «terrible poids du jour» que ressent le monde moderne, lire Bossuet et relire. Finalement, c’est une authentique vita, comme il s’en écrivait pour les saints, que Delacomptée nous offre. De la naissance, à la mort ; il nous dépeint un homme entier, non sans travers ni fautes, certes, mais néanmoins un grand homme, de lettres comme d’église, qu’il ne conviendrait pas à nos mémoires d’oublier.
À ceux qui doutent encore de la grandeur de cet écrivain, de son «humanisme», comme il faut dire aujourd’hui, Delacomptée rappelle l’idée que Bossuet se faisait de l’homme, une idée qui donnerait matière à réfléchir à plus d’un, notamment à ces catholiques lefebvristes que l’on réintègre aujourd’hui dans l’église. Ainsi l’entame de sa Politique tirée des propres paroles de l’Écriture Sainte, le livre I, article I, proposition V annonçait en titre, parlant de l’homme donc : «Une même race : une même nation, un même genre, une souche unique». Pour cela seulement l’évêque de Meaux mériterait d’être relu.
Et merci à J-M Delacomptée de nous y inviter de manière si élégante et raffinée.