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15/11/2019

L'Homme du néant de Max Picard

Crédits photographiques : Todd Heisler (The New York Times).

Max Picard.JPGJe dois la découverte de ce remarquable et singulier ouvrage à Gabriel Matzneff, qui me le recommanda vivement il y a quelques années de cela, en 2009 si mes souvenirs sont bons.
Je n'ai aucun doute sur le fait que les petits universitaires n'ont pas vraiment dû goûter le texte de Max Picard, paru en 1945, si j'en juge par la relative absence de ce livre dans les références bibliographiques des livres évoquant le nazisme, sans doute pour le ridicule motif qu'il n'a, ce livre sortant si visiblement des sentiers battus, qu'une armature philosophique sujette à caution.
Rendez-vous compte : Picard se fiche franchement de définir le concept de néant en remontant jusqu'aux présocratiques ! Laissons les cuistres à leurs bouturages de virgules et revenons à L'Homme du néant. M'intéresse la volonté acharnée de l'auteur de tenter d'y définir une phénoménologie du néant dont le vecteur serait le langage aussi bien que le visage du bourreau.
L'une des illustrations romanesques récentes les plus intéressantes de cette thématique concernant la voix du Mal est le livre de Marcel Beyer intitulé La voix de la nuit, que j'avais évoqué ici. Bien évidemment, j'ai étudié plus longuement d'autres exemples, plus connus, comme Cœur des ténèbres de Joseph Conrad et le roman de George Steiner, Le Transport de A. H. qui s'en est directement inspiré.
Quelle est, selon Max Picard, la condition la plus favorable pour que le néant apparaisse ? Que surgissent les temps modernes, c'est-à-dire la discontinuité. Max Picard écrit : «Seul le monde de la totale discontinuité pouvait voir un néant, un Hitler, faire figure de chef; lorsque tout est discontinu on perd l’habitude de comparer. Simplement, le néant Hitler se trouvait là; puisque tout change d’un instant à l’autre, on était heureux qu’il y eût au moins le néant Hitler. Un monde hiérarchiquement ordonné l’eût de lui-même projeté dans le néant, un tel néant n’eût même pas pu paraître». Cette discontinuité, je la rapprocherai de deux notions, toutes deux en relation avec la sphère du démoniaque : d'abord, signalons l'exemple de Macbeth de Shakespeare, où le meurtre du roi Duncan provoque une déstabilisation profonde, voire une véritable inversion du cosmos. Ensuite, cette discontinuité me semble présenter quelques caractéristiques communes avec l'inconstance qui, selon le juge Pierre de Lancre, signait indéfectiblement la présence du démon.
De la discontinuité, l'auteur donne une image saisissante que je cite in extenso : «Quand Tamerlan, prenant des corps d’hommes vivants et des quartiers de roches, des têtes d’hommes et des pierres, les entassait pêle-mêle pour en bâtir des murailles, il faisait une action parfaitement claire : on construisait un mur avec des corps et des têtes d’hommes et on entend encore, comme s’ils avaient traversé les siècles, les craquements de ces corps et ces têtes qui se brisent; il semble que ces craquements d’os et ces cris d’hommes aient creusé des failles dans l’air devenu solide, et que le vent, quand il passe sur ces failles, fasse retentir à nouveau ces craquements et ces gémissements. Voilà un crime qui subsiste à jamais, clair et sans équivoque. Les atrocités nazies en revanche semblent faites en passant : précisément comme si des appareils les avaient commises, qui pourraient tout aussi bien produire autre chose : en cet instant, l’appareil est mis sur crime, l’instant suivant, il le sera sur bien-être, ou sur un concert de Bach ou sur l’éducation des enfants; ce sont des atrocités faites comme par jeu ou pour une expérience. C’est pourquoi elles sont si variées, non pas variées comme la nature, mais variées à la façon des expériences; on varie les expériences en matière de cruautés. Tout cela n’est si monstrueux que parce que ce n’est pas à la mesure de l’homme, mais à la mesure de l’appareil, lequel est sans mesure et sans limites» (p. 51). Le crime nazi et peut-être, tout simplement, le crime moderne, je veux dire le crime de masse, le meurtre banalement industrialisé, rationalisé, est l'horreur qui n'a pas de mémoire, qui n'est point chantée ou qui, si elle l'est, ne marquera jamais néanmoins la mémoire des hommes qui n'écoutent plus de toute façon. L'envie de commémoration (comme il existe selon Philippe Muray une envie de pénal, voire, tout simplement, de pinaille) signe la fin de la mémoire, son obscurcissement par un geste déclassé, sans gravité ni réelle présence, sans présent ni futur, ni même, sans doute, sans passé autrement que magnifié, faux, érigé au rang d'intouchable icône devenue marronnier journalistique.


La suite de cet article figure dans Le temps des livres est passé.
Ce livre peut être commandé directement chez l'éditeur, ici.


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