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18/11/2019

Au-delà de l'effondrement, 31 : Missa sine nomine d'Ernst Wiechert

Crédits photographiques : Allison Shelley (Reuters).

313774931.2.jpgTous les effondrements.





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«On raconte [...] que cet oiseau a été chassé du paradis, lui aussi, et qu'au paradis c'était l'oiseau qui chantait le mieux mais, par la suite, il a oublié son chant, et on assure qu'il s'efforce sans arrêt de le retrouver. Vous pouvez vous rendre compte que sa mélodie est chaque fois un peu différente de la précédente. Il se donne beaucoup de peine. Aucun oiseau ne chante de façon aussi émouvante».
Ernst Wiechert, Missa sine nomine.


Sans doute faudrait-il, à celui qui, angoissé ou bien railleur, nous demande ce que peut, encore, la littérature, se contenter de tendre un exemplaire de Missa sine nomine d'Ernst Wiechert. Ce roman, le dernier de l'écrivain, publié en 1950, semble émettre, à notre époque de bavardage, de vitesse, de meurtres anodins ou de masse (mais également anodins dans leur caractère technique, industriel), de catastrophes et de ténèbres rampantes, une étrange lumière, crépusculaire, torve peut-être, salvatrice toutefois. La littérature, du moins quand elle est grande, plutôt que de nous offrir quelque consolation illusoire, cette drogue pour jeune fille, peut nous intimer l'ordre de nous tenir debout face à celui qui nous met en joue. Ce n'est sans doute pas le moindre paradoxe de cet office sans nom qu'est le très beau roman de Wiechert de nous appeler sans hésitation et nous commander de nous lever pour faire face. Nous appeler par nos prénom et nom, pas pour défier les bourreaux par une force, supposée juste, opposée à une autre force, sordide et malveillante, mais nous appeler pour nous ordonner de sortir de notre caveau où, pensions-nous comme un malheureux Ugolin prisonnier d'une bibliothèque, les pages des meilleurs livres étaient une chair peu nourrissante. Toute œuvre d'art réelle est, pardonnez-moi ce mot aussi laid que long, résurrectionnelle ou, pour le dire d'un autre auquel Jean Cayrol donna une beauté inquiétante, nocturne et peut-être, on nous l'a suffisamment répété, interdite après Auschwitz, lazaréenne.
Une lumière étrange qui n'est pas noire mais qui est celle de la nuit, de son approche plutôt, voilà la lueur qui baigne doucement Missa sine nomine, à l'heure où l'horizon devient une vasque transparente où l'astre du jour déverse, chaque soir, le sang qu'il a puisé durant tant d'heures lumineuses, comme si l'unique but du jour était l'attente du soir, sa lumière irréelle, où choses et êtres se détachent de magnifique et bouleversante évidence, avant de sombrer dans le gouffre de la nuit. Cette lumière irréelle provient, dirait-on, de la décantation
La nuit qui, dans le roman de Wiechert comme dans l'admirable Vent noir de Paul Gadenne, évoque une dimension maléfique, dans laquelle les deux grands romanciers ont plongé leurs personnages, d'homme trahi, abandonné par celle qu'il n'a jamais cessé d'aimer pour l'un, de tueur ou de juste pour l'autre, sera, si je puis dire, reprise, rédimée. Dans ce véritable voyage au bout de la nuit qu'est Le Vent noir, sans doute l'une des œuvres les plus implacables qu'il m'a été donné de lire, la libération ne peut venir que d'un meurtre, accompli dans une nuit que ne trouera puis dissipera jamais l'aube. Dans Missa sine nomine au contraire, la libération ne peut qu'être la conséquence du meurtre refusé, de la haine écartée, de la tentation de l'hermétisme démoniaque vaincue. Ainsi la nuit y est, d'abord, celle des monstres et des larves, de l'homme noir qui assassine des enfants et auquel, capturé grâce à un piège à loup, nul n'arrachera une parole, alors qu'il continue de sourire à l'évocation de ses horribles forfaits. S'il n'a pas de visage, le Mal, l'un des thèmes essentiels du roman de Wiechert, a au moins un sourire, celui d'un bourreau dont nous ne saurons jamais le nom puisqu'il n'est qu'un des vecteurs de l'horreur : «J'aurais pu viser au cœur, mais je tirai en pleine figure. Peut-être pensais-je qu'il se remettrait d'un coup au cœur, car il n'avait rien à l'endroit où nous avons le cœur. Rien que le vide. Sa vie, c'était seulement cette face que nous avions vu sourire. Souvent, bien souvent. Et je tirai dans ce qui avait été ce sourire. Il tomba en avant. Mais pour moi il ne cessa pas de sourire. Vous comprenez ? Il ne cessa pas de sourire. On eût dit que son sourire était immortel. C'était le Mal immortel, et mille coups de feu ne l'auraient pas tué. C'était comme si j'avais tiré contre Sirius ou la voie lactée» (p. 78).
La nuit où avancent les démons est elle aussi, comme le Mal, immortelle, pleine comme une louve qui va mettre bas, charnelle, elle tire sa plénitude d'avoir vaincu le jour, elle semble même être encore toute rayonnante de la chaleur du soir, le moment privilégié où se rencontrent les personnages qui partent à la recherche de la douce lumière énigmatique, comme si le secret de leur vie, celui d'une beauté et d'un accord perdus avec le monde, devait leur être révélé avant que les ténèbres n'engloutissent tout à jamais : «Beaucoup d’entre nous ne font aujourd’hui que traverser le jour, pour trouver le soir. Jadis le soir venait tout seul, à la suite du matin et on n’avait pas à se mettre à sa recherche. Mais aujourd’hui rien ne vient tout seul. Il s’est tant perdu de choses que les hommes ont peur de voir le temps se perdre. Lui ou son déroulement, et ils ne sont même pas sûrs de leurs soirées. Et pourtant le soir se déploie si beau, si sûr, à disposition de chacun : c’est à chanter de joie, quand on le voit» (p. 239).


La suite de cet article figure dans Le temps des livres est passé.
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