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20/11/2011

L'exorciste de William Peter Blatty

Crédits photographiques : Manu Fernandez (AP Photo).

Exorciste.jpgÀ propos de William Peter Blatty, L'Exorciste [The Exorcist, 1971] (traduction par Jacqueline Remillet, Robert Laffont, coll. Pavillons Poche, 2011) et Ira Levin, Rosemary's baby (traduction par Élisabeth Janvier, 2011).
LRSP (livres reçus en service de presse).









Rappels
4174610925.jpgEntretien avec le père Charles Chossonery, exorciste.
La démonologie dans la Zone.

On ne demande finalement pas à un roman tel que L'Exorciste de montrer une vertu moins plate que celle d'être efficace. L'efficacité du livre de Blatty, qui a été adapté, et de quelle façon mémorable, par William Friedkin, n'est absolument pas étonnante si l'on songe que, lisant le roman après avoir vu son adaptation cinématographique comme c'est le cas pour moi, nous avons l'impression que Blatty ne fait que suivre le film, même s'il est vrai que l'écrivain collabora étroitement avec le réalisateur ! Un roman écrit, dès le départ, comme un film en quelque sorte, à seul fin de pouvoir être adapté au cinématographe.
Si l'efficacité de ce gros roman qui se lit en quelques heures, et d'un souffle, n'est pas une surprise, nous sommes davantage étonnés par son thème véritable : non pas la possession, par plusieurs entités démoniaques, d'une jeune fille ni même une ébauche de satanologie (1), mais les doutes d'un des prêtres exorcistes, le père Damien Karras, sur sa propre foi et, finalement, sa victoire sur le Démon, laquelle ne peut nous sembler qu'aussi trouble que le miracle raté que l'abbé Donissan a tenté d'arracher, par la force, à Dieu.
Ainsi, nous ne savons pas si les lignes qui suivent concernent la lente infestation, par le diable, de la maison dans laquelle vit Regan MacNeil puis de son propre corps ou bien si elles n'évoquent pas, d'une façon symbolique, la perte de la foi qui désespère le père Karras : «De même que le bref et funeste flamboiement des explosions solaires n'est guère perceptible aux pupilles des aveugles, les prémices de l'horreur passèrent presque inaperçues; en fait, on les publia dans le tumulte qui s'ensuivit, peut-être même ne lui furent-elles pas rattachées, peut-être n'y vit-on aucun rapport. Il était difficile de juger» (p. 19).
Ces lignes nous font irrésistiblement penser à celles qu'Arthur Machen a consacrées au phénomène complexe de la propagation de la terreur mais, à vrai dire, l'efficacité du récit de Blatty ne tient même pas, comme nous l'avions vu dans le cas de Machen, au crescendo par lequel Blatty aurait pu nous faire découvrir l'insupportable vérité : une jeune femme est possédée par le diable.
Dans ce roman, pas de discussions savantes sur la démonologie, hormis quelques titres de livres cités, et des plus communs, pas d'accusations contre un Dieu ayant permis que le Démon joue avec une marionnette humaine qui aurait pu esquisser les bases d'un grand roman métaphysique où Dieu est accusé par l'implacable tribunal humain.
Un constat toutefois, rien de plus : le père Damien Karras ne croit plus, il se détourne même, avec répugnance, des pauvres hères qui pourraient toutefois lui présenter l'image d'un «Christ du pus et des excréments sanglants» (p. 76), l'amour de l'homme pour son créateur ayant en apparence du moins disparu (cf. p. 78) et laissé place à l'affreux doute qui ne peut, nous dit Blatty, être l’œuvre d'un «Dieu raisonnable» qui ne craindrait pas de se révéler à celles et ceux qui doutent (cf. p. 80), comme le père Karras qui ne peut s'empêcher de s'écrier : «Il lui arrivait parfois de désirer ardemment avoir vécu aux côtés du Christ; de l'avoir vu, de l'avoir touché, d'avoir sondé son regard. Oh ! mon Dieu, laissez-moi vous voir ! Je voudrais vous connaître ! Venez dans mes rêves !» (p. 81, l'auteur souligne).
Ainsi, lorsqu'il lui arrive de prier, Damien Karras prie «pour qu'il y eût quelqu'un qui entendît sa prière» (p. 140). Sa prière n'est donc point un acte de foi et encore moins d'amour, mais une sommation ou peut-être, et c'est à ce moment que nous pourrions tracer un parallèle entre l'action méphitique du Démon dans un corps tourmenté sauvagement de jeune fille et la volonté d'un homme de forcer Dieu à lui envoyer un signe, à lui donner les meilleures raisons, les raisons les plus raisonnables de croire en Lui.
Cette perte de la foi qui a laissé Damien Karras exsangue, comme «un amoureux délaissé» (p. 262), semble redoublée par une autre perte, celle qui a frappé la mère de l'héroïne dans sa propre chair, puisque son petit garçon, à la suite d'une erreur médicale, est mort. Tragédie personnelle, comme le dit Chris MacNeil (cf. p. 209; rappelons en outre que le second chapitre du roman s'intitule Eschyle).
Cette mort de son fils a rendu Chris incroyante et c'est donc bel et bien le diable qui va peut-être, par sa présence pour le moins peu discrète dans le corps de sa fille, lui redonner la foi, même si, comme Karras le sait, certaines personnes «approchaient le salut comme s'il s'était agi d'un pont branlant jeté au-dessus d'un précipice» (p. 315).
D'ailleurs, c'est durant l'interrogatoire que Karras mène en présence, si je puis dire, de la malheureuse possédée qu'un des démons qui la tourmentent ne craindra pas de déclarer que les manifestations diaboliques sont finalement, selon la plus ancienne tradition démonologique, une preuve irréfutable de la grandeur de Dieu, puisqu'un exorcisme consiste à chasser un ou une multitude de démons par l'invocation du nom de leur Maître, non point Satan mais Dieu, le monde moderne incroyant et tourmenté (cf. p. 407) ayant plus que jamais besoin de signes, mais de signes qui hélas, comme notre époque tout entière, ne peuvent être que rusés, torves, mensongers, parfois indéchiffrables : «Oui, vous allez vous joindre à notre petite famille, Karras, reprit le démon moqueur. Vous voyez, l'ennui avec «les signes dans les cieux», très chère partie de moi-même, c'est que, dès qu'on les a vus, on n'a plus d'excuse. Avez-vous remarqué comme on parle peu de miracles actuellement ? Ce n'est pas notre faute, Karras. Ne nous blâmez pas ! Nous essayons vraiment. Nous faisons tout notre possible» (p. 371, l'auteur souligne).
Damien Karras remarquera que les «obscénités frénétiques» auxquelles les démons se livrent dans le corps de Regan «semblaient n'être adressées à personne en particulier dans la pièce, mais plutôt à quelqu'un d'invisible... ou d'absent» (p. 453).
De fait, il n'est pas anodin que l'économie du texte de Blatty nécessite la mort, en pleine séance d'exorcisme, du père Merrin qui, lui, jouit d'une foi sans la moindre faille, dont le regard qui enveloppe Chris est «brillant d'intelligence et de bienveillante compréhension, de sérénité qui sourdait et se déversait en elle comme les eaux du fleuve chaud aux vertus cicatrisantes dont la source était à la fois en lui et derrière lui, dont le flot était contenu et pourtant impétueux» (p. 455).
C'est ce même père Merrin, qu'une scène inoubliable du film de Friedkin nous présente, en ouverture, face au démon Pazuzu, qui d'ailleurs délivrera la clé en déclarant au père Karras : «Toutefois, je ne pense pas que l'objectif du démon soit le possédé; l'objectif, c'est nous... les observateurs... toutes les personnes qui se trouvent dans la maison. Et je pense... oui, je pense que l'objectif recherché est de nous amener au désespoir; à rejeter notre propre humanité, Damien, à nous voir en fin de compte comme des bêtes, viles et puantes, sans dignité, hideuses, méprisables. Et c'est là le nœud du problème, peut-être, dans ce mépris. Car je pense que la croyance en Dieu n'est pas affaire de raison du tout; je pense qu'elle n'est en fin de compte qu'affaire d'amour : accepter la possibilité que Dieu puisse nous aimer...» (p. 486).
Accepter cette folie, bien plutôt que possibilité, c'est admettre une autre horreur, celle d'un Mal orchestré par Dieu pour servir Sa volonté impénétrable, comme le confie une fois encore le père Merrin au père Karras, en lui avouant que lui-même, dans le passé, à désespéré de Dieu jusqu'au point de perdre la foi (cf. p. 487) : «Et peut-être Satan lui-même... Satan, malgré lui... sert-il, contre sa propre volonté, à accomplir la volonté de Dieu» (p. 488).
Et nous ne serons finalement pas étonnés que ce soit le père Karras, à la foi si vacillante ou peut-être même perdue qui emporte avec lui, au sens le plus littéral de cette expression, la présence démoniaque dans sa chute et son suicide, afin de libérer la jeune fille des diables qui la souillent, afin de permettre peut-être, également, à la mère de Regan de revenir à la foi, une foi moins paradoxale que faible puisqu'elle aura eu besoin de signes, et de quels signes !, pour retrouver un semblant d'assise : «Mais si tout le mal qui est dans ce monde vous fait penser qu'il y a un Diable, alors comment expliquez-vous tout le bien qui y est aussi ?» (p. 525), afin, aussi, comme le sous-entend l'auteur (cf. p. 527), de triompher de son propre doute lancinant.
C'est aussi ce doute, cet éloignement de Dieu qui, selon Ira Levin, a conduit Rosemary à être choisie par Satan pour donner naissance à son fils que le romancier nous présentera, dans une scène finale parfaitement ridicule, où notre héroïne, consciente de la monstruosité qu'elle vient d'enfanter dans la douleur, redeviendra pour son sympathique rejeton une mère modèle vénérée par la secte satanique qui l'a prise sous son aile.
Le seul intérêt de ce roman aussi efficace que le précédent mais beaucoup moins réussi, qui a connu un succès commercial phénoménal et a été lui aussi porté au grand écran, est de ménager, du moins jusqu'à cette conclusion grotesque (2) que Polanski aura l'intelligence élémentaire de ne point nous donner à voir, un assez bon suspens.

Notes
(1) Esquissée dès les toutes premières lignes du prologue du roman qui nous présentent l'exorciste Lankaster Merrin que nous retrouverons à la fin du livre, auteur de réflexions que nous pourrions rattacher à la tradition de l'apocatastase : «Les os d'un homme. Fragiles vestiges de tourmente cosmique qui l'avaient conduit un jour à se demander si la matière ne serait pas tout simplement la remontée à tâtons de Lucifer vers son Dieu» (p. 9).
(2) Conclusion qui n'en est pas une puisque Ira Levin a donné une suite à son roman le plus connu, intitulée Le fils de Rosemary.