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03/12/2012
Les joyeux compères de Robert Louis Stevenson. Des rêves et autres mélanges de Thomas Browne
Crédits photographiques : Amber Waterman (Sun Journal).
À propos de Robert Louis Stevenson, Les joyeux compères, traduction de l'anglais par Patrick Reumaux et Thomas Browne, Des Rêves et autres mélanges, traduction de l'anglais par Bernard Hœpffner, préface par Bernard Senges et Bernard Hœpffner, Éditions Vagabonde, 2012.
LRSP (livres reçus en service de presse).
Patrick Remaux, dont nous avions évoqué l'un des ouvrages parus aux excellentes Éditions Vagabonde, a bellement traduit la sombre nouvelle de Robert Louis Stevenson (dont nous avons récemment évoqué l'un des plus remarquables romans, Le Creux de la vague) intitulée The Merry Men.
Rien ne semble relier ce texte, superbe et inquiétante description d'une nature (la mer, «vrai hangar poul' péché du monde», p. 79) qui semble être le miroir diabolique et le juge plus que le témoin de la conscience si lourde des hommes, chargée d'une horreur qui en demande qu'à remonter à la surface (de la mer, de la conscience), de l'ensemble assez court mais passionnant que constituent les textes de Thomas Browne, traduits et présentés par Bernard Hoepffner pour ces mêmes éditions Vagabonde, dont j'ai plusieurs fois salué l'impeccable et courageux travail, par exemple dans cette note consacrée à un petit texte de Kraznahorkaï.
Rien disais-je, si ce n'est le travail sur la langue réalisé par les deux écrivains anglais, Stevenson faisant parler l'un de ses personnages, l'oncle Gordon Darnaway, en dialecte écossais, occasion pour Reumaux de moquer gentiment les traductions françaises de ce texte ayant précédé la sienne, comme celle parue dans la prestigieuse collection de La Pléiade en 2005, Browne ne cessant, lui, d'inventer des mots nouveaux, ce qui fait écrire aux préfaciers que «nommer est un désir permanent; il est l'exercice de notre style face à l'apparition des choses inédites» (p. 10).
Cet intérêt pour le vocabulaire et son étymologie sont patents dans l'un des textes qui composent ce livre, intitulé Des Langues et particulièrement de la Langue Saxonne qui, à sa façon, livre d'intéressantes vues sur le mythe de Babel : «Car bien que le monde protégé dans la famille de Noé avant la confusion des langues puisse être dit ne parler que d'une même lèvre, cependant, même si on lui baille licence des humeurs, des inventions, des nécessités et de nouveaux objets, même sans le miracle de la confusion primordiale, il y aurait probablement eu une Babel» (p. 39).
Ce sont ensuite les Romains qui ont été responsables «du grand mélange et de la modification des langues du monde» puisqu'ils y parvinrent «non seulement avec leur propre langue mais aussi avec les langues que parlaient leurs forces militaires, installées dans diverses provinces, sous la forme de milices permanentes dans tous les pays et qui, le plus souvent, étaient prises dans les nations étrangères» (pp. 48-9).
Le dernier texte de Browne constitue un délice borgésien ou même sébaldien (1) puisqu'il s'agit d'une Bibliotheca Abscondita imaginaire, mélange de cabinets de curiosité qui ont réellement existé comme ceux d'Ulisse Aldrovandi, Francesco Calceolari ou encore d'Ole Worm. Quelques mots, à peine, ouvrent d'infinies songeries, comme cette remarque que l'on pourrait croire anodine : «un commentaire érudit sur le périple d'Hannon le Carthaginois; c'est-à-dire comment il navigua le long de la côte occidentale de l'Afrique, ainsi que les divers endroits où il débarqua; quelles colonies il fonda; quels navires furent contraints de quitter sa flotte près de la ligne équinoxiale, dont personne n'eut ensuite de nouvelles et qui furent sans doute pris dans les vents alizés et emportés jusqu'à la côte d'Amérique» (p. 69).
Nous retrouvons dans ce dernier texte la magie brownienne, pleine d'humour, d'érudition et de paradoxes, comme l'illustre cette phrase, extraite des Urnes funéraires (2) : «Quel fut le Chant des Sirènes, ou quel nom prit Achille lorsqu'il se cacha parmi les femmes, la Question, pour difficile qu'elle soit, laisse place à la conjecture».
La littérature est cette conjecture.
Notes
(1) W. G. Sebald a évoqué de très belle façon Thomas Browne dans ses Anneaux de Saturne : «Et pour atteindre le degré d’élévation que cela nécessitait, il [Thomas Browne] n’avait d’autre moyen que de voler à haute altitude, dangereusement, sur les ailes de la langue. À l’instar des autres écrivains du XVIIe siècle anglais, Browne est constamment lesté de toute son érudition, un fonds colossal de citations comprenant les noms de tous ceux qui ont fait autorité avant lui; il use de métaphores et d’analogies qu’il pousse jusque dans leurs derniers retranchements et bâtit des phrases labyrinthiques, se déroulant parfois sur une et même deux pages entières, foisonnantes, semblables à des processions ou à des cortèges funèbres. En raison notamment de cette charge énorme, il ne parvient pas toujours à décoller du sol, mais quand il se laisse porter, tel un adepte du vol à voile aspiré par les courants d’air chaud, de plus en plus haut, avec son fardeau, par les mouvements orbiculaires de sa prose, alors, même le lecteur d’aujourd’hui a le sentiment d’entrer en lévitation» (Gallimard, coll. Folio, 2003), p. 33.
(2) Thomas Browne, Les Urnes funéraires [1658] (traduit et préfacé par Dominique Aury, Gallimard, coll. Le Promeneur, 2004), p. 94.