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29/05/2013
Il y a du cochon dans l’homme. À propos de Belle et bête de Marcela Iacub, par Thérèse Sepulchre
Il y a du cochon dans l’homme. Et aussi de la vache. Il ne s’agit pas de premières nouvelles mais du dernier scandale littéraire en date, c’est-à-dire déjà périmé. Tout en n’étant pas très gentil pour le cochon, sans parler de la vache, ce scandale est intéressant car il révèle deux processus à l’œuvre dans l’industrie de l’édition et dans le marché des idées.
Pour rappel, une universitaire (1) a publié l’histoire romancée de sa liaison avec un homme politique, en l’occurrence Dominique Strauss-Kahn. Le récit, maniéré et brutal, se révèle assez douloureux, donc plutôt efficace, notamment parce que l’homme en question, devenu bête à abattre depuis la publicité mondiale de ses frasques, est habillé d’un costume pur porc et est roulé de manière assez sadique dans la fange nauséabonde de diverses turpitudes. À moins d’avoir un cœur de midinette, c’est-à-dire de ne ressentir rien en-dehors de réactions pavloviennes à des images toutes faites (un petit chat noyé, un bébé qui pleure, un enfant qui court dans un champ de fleurs), personne ne peut rester totalement insensible au spectacle de la désarticulation d’un être encore vivant. Une campagne de presse parfaitement maîtrisée a accompagné la publication de l’ouvrage, au cours de laquelle l’auteur a précisé les identités de ses personnages et a dévoilé ses intentions, bref donné toutes les clés de son texte, au cas où le lecteur distrait ou naïf n’aurait pas compris ou serait inattentif. Au cours de cet exercice de communication, Marcela Iacub s’est livrée également à quelques confessions intimes bien étudiées : elle a été très amoureuse du personnage et victime d’une déception sentimentale. Son regard charbonneux se mouille au moment de la confidence, sa voix chantante atteint alors une suavité irrésistible. Sous la chanson, le message subliminal : son écriture serait un pur exercice de transmutation d’un épisode douloureux de sa vie intime en œuvre artistique. On peut certes prendre comme preuve d’amour sa comparaison admirative et haineuse de l’homme avec le cochon. Puisqu’elle en a été amoureuse, et qu’il ne l’aime plus ou qu’il ne l’a jamais aimée, vas-y que je te l’étripe, que je te le charcute, que je te le transforme en boudin et autre cochonnailles. En revanche, on cherche vainement dans son histoire la raison pour laquelle elle cherche à se venger de la littérature. Sa litanie de clichés est en effet accablante : le cochon, la jouissance du cochon, la femme qui aime le cochon, le cochon qui reste toujours un cochon, etc. Il est d’ailleurs étonnant que les critiques n’aient pas relevé la platitude des propos et des poncifs véhiculés dans ce livre. Sans doute étaient-ils fascinés par les multiples transgressions de l’auteur à de prétendues «règles» éditoriales, journalistiques, stylistiques, allez savoir.
Amélie Nothomb, entre autres faiseurs, habituent le public depuis des lustres à la littérature de faits divers et de tératologie amoureuse, du cœur à cœur ou du corps à cœur, une place toujours démesurée étant d’ailleurs accordée au cœur, dans la pure tradition française depuis Le Roman de la Rose en passant par La Princesse de Clève, La Menteuse de Mme de Vilmorin ou encore Le Bal du Comte d’Orgel de Raymond Radiguet pour ne citer que quelques titres. Aucune de ces œuvres ne peut toutefois se laisser enfermer dans un petit panier comme les œufs de batterie produits par les demoiselles Nothomb et Iacub car, quelle que soit la peine qu’elles se donnent à les pondre, il s’agit bien de produits éditoriaux et non d’œuvres littéraires qui auraient de la substance en dehors du mascara qui colle aux paupières des auteurs, qui auraient de l’envergure en dehors des extravagantes coiffures de celles-ci, qui auraient de l’existence en dehors de leur petite personne pitoyablement mise en avant. Dans ces récits, il s’agit d’une liaison incongrue ou improbable qui attelle dans un duo ou un trio amoureux des monstres, des salauds, des paumés ou des indifférents. Cet attelage tire la machine éditoriale sur des trottoirs bien dégagés qu’elle arpente, racoleuse comme une pute ou mécanique comme une moto-crottes. «N’importe quel coin misérable vaut mieux que le trottoir long et nu de la littérature d’aujourd’hui», remarque l’écrivain russe Sigismund Krzyzanowski (2). Sans doute, sauf qu’ici le trottoir n’est pas nu mais constellé de déjections, de crachats et de mégots de cigarette. Rien à voir avec les hors-piste solitaires et splendides, comme par exemple celui de cet auteur.
C’est que l’édition grand public d’ouvrages faussement sulfureux, vraiment prétentieux, rapporte gros, certes moins que les romans de la collection Harlequin, mais avec un prestige culturel plus relevé (une plus-value littéraire durable, en langage managérial). Normalement, la conjugaison d’une intellectuelle assez connue, Marcela Iacub, avec un homme public mondialement détesté par qui le scandale est déjà arrivé, aurait dû faire florès. Il est encore trop tôt pour le vérifier par les chiffres de ventes. En attendant, le processus éditorial engagé dans cette affaire, rôdé comme une prise de stupéfiant, suit son cours. Le lecteur est assouvi, il en redemande. Le livre, servi tout fumant, laisse s’échapper par la croûte de scandale des vapeurs d’indignation excitée, des effluves de fureur et de jouissance. Pour le lecteur, une heure de délectation sombre et voyeuse, qui confirme sa vision de l’humanité en général, et de DSK en particulier. Pour l’éditeur, un argumentaire imparable pour se poser comme le défenseur de l’Art et de la Sensibilité qui permet à un auteur de sublimer une déception, une fêlure, une blessure par une création littéraire; comme promoteur de la Liberté de Pensée et d’Expression : osez donc, Messieurs les Censeurs, attaquer ce roman, à l’instar des misérables fonctionnaires zélés qui ont en leur temps contesté les œuvres de Flaubert, de Baudelaire; comme champion du Courage et du Devoir d’Indépendance : ah, braver la censure, et mépriser la meute des critiques !; et même comme Entrepreneur de la Littérature : il prend des risques, il innove, il découvre, il concocte un nouveau produit. Bref, l’éditeur a tout bon, même s’il publie un navet, à condition évidemment que le navet soit hautement décrié. On peut faire confiance à la critique pour tomber dans le panneau : hélas, plus elle s’égosille, plus elle renforce le sentiment de l’éditeur, de l’auteur et du lecteur que le livre vaut la peine d’être lu. La critique se trompe de champ. Au lieu de laisser l’analyse du présent phénomène éditorial à des économistes, qui le traiteront comme un pur fait économique, un marché, un lieu de création, d’échange et de captation de valeur, elle essaye de «sauver» la littérature : au secours, des cuistres, des médiocres, des ineptes, des cupides la dévoient, l’envahissent, prennent toute la place ! Il faut chasser les marchands du temple ! Mais cela fait longtemps que le temple est devenu un lupanar. La littérature est ailleurs. Parfois, même, elle sort d’une grande maison d’édition, mais pas pour le moment
À l’instar des industriels du livre, Marcela Iacub exerce son petit commerce sur le marché des idées qui repose depuis déjà une ou deux décennies sur des questions de mœurs et de droit. Bien campée sur des années de recherches et un travail de juriste et de philosophe salué par ses pairs, elle formule des sophismes et des paradoxes qui font mouche. Par exemple : quelle est la différence entre une caresse à sa compagne endormie (et donc non consentante) et un attouchement sexuel (réprimé par la loi) ? Pourquoi est-il interdit de sodomiser un poney alors qu’il est permis de le monter dans d’épouvantables clubs hippiques, voire de le tuer pour le manger ? Pourquoi est-il mal vu, voire interdit par la loi, de louer son corps pour des activités vénériennes ou reproductives, alors qu’il est tout à fait licite de monnayer ses bras et ses jambes, de marchander ses compétences physiques et intellectuelles et même de vendre son âme ? Pourquoi existe-t-il un service public de la santé et de l’éducation mais pas de l’amour ? Pourquoi la prétendue libération sexuelle d’après 68 a-t-elle rempli les prisons de délinquants sexuels qui formeraient, d’ailleurs, l’essentiel de la population carcérale ? La mécanique qui met en branle ces questions est sacrément efficace : il suffit sur tous les points de rencontre du droit et des habitudes sexuelles sanctionnées par la loi ou réprouvées par l’opinion, de repérer la «pensée non dite», d’en prendre le contre-pied et de lui tordre le nez. Pour Marcela Iacub, l’exercice révèle invariablement la permanence d’une police atavique des mœurs, la survivance de l’oppression séculaire de la sexualité, la persistance de la peur ancestrale face à l’excitation génitale, la résurgence de la sacralisation du corps en général et de ses fonctions reproductives en particulier. Heureusement, elle, Marcela, est là pour dénoncer la répression, nous en délivrer et établir la République laïque de la fraternité, de l’égalité, de la liberté sexuelle, fondée juridiquement sur le consentement puisqu’elle livre une analyse sophistiquée et convaincante de cette notion complexe dont elle prétend donner les clés pour ouvrir des portes encore fermées à double tour. Derrière ces portes, la marchandisation de son propre corps et autres pratiques qui nous paraissent abominables, non pas selon Marcela Iacub parce qu’elles sont abominables (comme des pratiques alimentaires peuvent paraître abominables), mais parce que ceux qui les jugent telles non seulement n’ont pas bien réfléchi, mais sont de pauvres cloches pudibondes et coincées. En effet, selon l’auteur, les contradictions de la société en matière de morale sexuelle révèlent les frustrations, l’arriération, le refoulement. Elle est coutumière de cet argument ad hominem : ainsi, ceux qui ont attaqué son livre soit sont des lecteurs qui ne l’ont pas lu, soit des hystériques excités sexuellement. Molière avait dénoncé dans Tartuffe l’utilisation du nom de Dieu à des fins inavouables. C’était le temps où l’on tirait le manteau de Dieu à soi, pour cacher ses seins et habiller ses désirs de justice édifiante. Molière pourrait aujourd’hui nous faire bien rire avec les nouveaux Tartuffe qui dénoncent l’hypocrisie, comme jadis les bien-pensants dénonçaient l’impiété, pour plier le monde à leur vision. Une vision âpre, avide, cupide, dure, impitoyable pour les timides, les lents, les faibles, les démunis, les timorés, les impuissants, les frigides, les «peine-à-jouir», objets d’une moquerie souveraine et universelle de la part des forts, des jouisseurs, des puissants, des décomplexés, des «à l’aise dans leurs corps comme dans la vie». Hélas, la sexualité, n’en déplaise à Marcela Iacub, n’est pas toujours une source de plaisir ou de plénitude. Elle rend vulnérables, entre autres, ceux qui ne se sentent pas à l’aise, à l’ère du contre-capitalisme, avec l’impératif catégorique de jouir. Plus moyen d’échapper à la «férocité obscène» (3) de cette injonction, loin la paix des montagnes ou des cloîtres, plus de désert pour abriter sa chasteté ou son détachement. Pour libérer ses frères et sœurs de siècles de prostration et de soumission sexuelles, Marcela Iacub présente ses lumières de juriste. Son petit roman s’inscrit au fondement de son projet : il faut lui donner une crédibilité amoureuse, perdue qu’elle est dans les considérations cliniques sur l’incapacité des autres à se libérer. Dans ses essais, elle passe au mieux pour une froide diététicienne de la consommation sexuelle, au pire pour une épouvantable moraliste, au nom d’une morale douteuse et obscure, mais d’une morale quand même. Alors, il lui fallait un roman où montrer sa sensibilité, sa vulnérabilité, ses sentiments. C’est chose faite. Elle passe aujourd’hui pour une amoureuse comme une autre, c’est-à-dire déçue, flouée, fatiguée et nostalgique. C’est un peu raté, car elle n’échappe pas à l’impression qu’elle donne de tout calculer, de tout contrôler, de tout comprendre; elle est en somme maline jusqu’au bout. Elle ne peut s’empêcher de duper, de blesser. Pourquoi ? Pourquoi son écriture, insignifiante, est-elle pourtant aussi douloureuse ? Des gens plus habiles, plus expérimentés, plus critiques que je ne le suis, ont aussi cru devoir la dénoncer. Dénoncer quoi ? Son irritante insignifiance ? N’ont-ils pas justement réussi à donner corps à son livre, à faire croire qu’il dérangeait, qu’il occupait de la place ?
Plus profondément, pourquoi faut-il s’occuper de gens comme Marcela Iacub et son livre ridicule, alors qu’il y a, prenons au hasard, Archives du Nord, encore imprégné de la lumière bleue du regard aigu et bienveillant de Marguerite Yourcenar, Exégèse des lieux communs de Léon Bloy qui en brûlant dégage un mauvais parfum de sueur et de haine, et pourtant comme il vit, cet écrivain, comme il embellit, comme il manque au monde, comme manquent aussi Mikhaïl Boulgakov, Sigismung Krzyzanowski ou encore Paul Gadenne, litanie de saints que je crois en train de veiller sur les pauvres vivants acharnés à écrire par petites touches ou à grands traits l’incroyable mystère d’être là, d’être vivant, de mourir bientôt, de contempler l’absurdité du monde. Ils éclairent l’obscurité de brusques élans de désespoir, ils trouent l’obscurité par de petites étincelles qui s’échappent du feu de leurs récits. Au lieu de me laisser prendre par eux, emporter par eux, ravir par eux, je m’anéantis dans les petites histoires d’une petite bourgeoise même pas sympathique, je passe deux heures à m’intéresser à ce qu’elle écrit, à ce qu’elle pense, je lui prête des intentions, j’interprète quelques-uns de ses textes lus en luttant contre mon agacement, et parce que je ne saurais sans doute rien écrire sur l’extraordinaire écriture, la variété époustouflante des œuvres qui m’intéressent vraiment, qui donnent à la littérature, au monde, à la vie une épaisseur, une substance, un rayonnement, je me lance dans l’écriture d’un texte sur des écrits qui n’en valent pas la peine.
Jamais ne m’est apparue de façon aussi criante la vaine nécessité de distinguer les vrais livres, bons ou mauvais, bien ou mal écrits, de ceux pour lesquels on perd son temps.
Notes
(1) Belle et bête (Seuil, 2013).
(2) Le Marque-page (traduit par Catherine Perrel et Eléna Rolland-Maïski, Éditions Verdier, 1992).
(3) L’expression est de Jacques Lacan.
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