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30/05/2013
Traum. Philip K. Dick, le martyr onirique d'Aurélien Lemant
Crédits photographiques : Graham McGeorge (National Geographic Traveler Photo Contest).
À propos de Aurélien Lemant, Traum. Philip K. Dick, martyr onirique (Éditions Le Feu sacré, 2012).
LRSP (livre reçu en service de presse).
J'ai toujours été gêné par le fait que Philip K. Dick est d'un côté considéré comme un génie visionnaire pour de mauvaises raisons (ses visions justement, sa dénonciation de la société panoptique aujourd'hui devenue banale, télévisuelle et télégénique, son intérêt pour les religions syncrétiquement amalgamées) qui ont néanmoins littéralement infusé la majorité des œuvres intéressantes de science-fiction de ces vingt dernière années (1), qu'il s'agisse de romans ou de films, et par le fait, de l'autre côté, que ses meilleurs romans comme Substance Mort, Blade Runner, Ubik, Glissement de temps sur Mars ou le magistral Maître du Haut Château qui me semble de très loin son roman le plus maîtrisé, sont en fin de compte assez peu goûtés pour ce qu'ils sont : des romans.
Derrière l'écrivain, très souvent laborieux voire franchement mauvais, qui a produit beaucoup de textes pour vivre, se cacherait une espèce de prophète des temps modernes qui a possédé, comme, toutes proportions gardées, un Maurice G. Dantec, son cortège de fans hystériques interprétant comme un oracle la moindre de ses lignes. Ce n'est ainsi sans doute pas un hasard si Aurélien Lemant dédie un des textes composant son livre, Les Frères endeuillés au Dantec, ajoute-t-il avec perfidie, tristesse ou mélange des deux, d'avant 2004 (cf. p. 47).
Le défaut rédhibitoire du petit livre d'Aurélien Lemant qui se lit, quand même, agréablement, réside moins dans l'usage d'un vocabulaire de professeur de philosophie ayant mal digéré ses cours de khâgne (le «devenir-monde», les «fondations civilisationnelles», p. 8) ou bien de celui de quelque pubard pour entreprise du CAC 40 («masterminds», «work-in-progress», p. 91) que dans le fait qu'il ne se serve de quelques-uns (et quelques-uns seulement) des romans les plus connus de Dick que pour en tirer des pseudo-thèses fort peu littéraires et qui ne présentent même aucun intérêt.
Peut-être faut-il rappeler à l'auteur que Philip K. Dick a été, jusqu'à preuve du contraire et avant toute autre qualité réelle ou imaginaire, un écrivain, et que ses romans doivent donc être analysés et jugés pour ce qu'ils sont : des textes, et non les oracles proférés par quelque sibylle dont il s'agirait de traduire les borborygmes.
De fait, s'il «faut voir et méditer comme Dick, connecté aux émissions oniriques des peuples endormis dans les immeubles adjacents comme dans notre phylogenèse singulière» (p. 21), si nous pouvons, à condition toutefois d'aimer les images journalistiques, donc faciles, imaginer l'auteur «tel Socrate [qui] enseigne et dispense le doute, en tant que cheminement vers la vérité» (p. 35), nous ne devons pas oublier que sa matière a été, plus que les rêves, les drogues ou même de prétendues visions mélangeant un peu trop aisément les dieux, la littérature.
Il fallait donc partir de cette base littéraire, et de cette seule base qui est un socle depuis lequel forer, en affirmant par exemple que Dick n'offre «une conscience supérieure à ses personnages que pour retourner leur découverte contre eux ou la leur rendre inutilisable, ne divulguant les éléments permettant de dénoncer la fausseté du monde dans un roman que pour en créer de nouveaux dans un autre, damné déchirant le tissu de la représentation à chaque nouveau livre et ne trouvant derrière lui qu'un énième rideau à perforer, sans relâche. Toute sa vie d'homme et d'artiste, Dick ne déchira en fait qu'un seul et même voile, par tous les bouts possibles» (p. 37). Constat fort juste mais résolument banal, rien ou si peu ne nous étant par ailleurs dit sur la quête littéraire qui a accompagné cette infinie mise en abyme, puisque le livre de Lemant se borne à critiquer notre époque en évoquant quelques figures de la culture pop anglo-saxonne comme Brian Wilson, qualifié comme étant «l'un des plus grands compositeurs du vingtième siècle» (p. 24). Nous n'en doutons certes pas mais avouons que Philip K. Dick mérite tout de même mieux que quelques rapprochements post-pubères, pas même dignes d'un fanzine concocté à la diable par trois enamourés dickiens boutonneux.
Il fallait aussi, peut-être, une fois que le constat ci-dessus a été posé, lier la quête incessante de Philip K. Dick à une recherche de vérité inaccessible, qui peut donc, peu ou prou, être confondue avec la vérité perdue que chacune de nos œuvres d'art, pourvu qu'elle soit sincère, rejoue dans sa figuration : «Nous n'avons pris la peine de nous dresser sur deux pattes que pour mieux nous affaler de tout notre long, rechute, devant la représentation de cette histoire, erreur de Genèse qui articule toutes nos œuvres d'art, depuis toujours, des évangiles au plus insondable des films pornographiques : nous ne faisons à travers eux que pleurer le deuil de notre innocence, en nous délectant du spectacle de cette perte, minuit de l'âme, tout acquis aux images que nous avons créées de nous-mêmes, et dans lesquelles nous avons avec enthousiasme souhaité nous cadenasser» (p. 40). Encore une fois, le constat est juste, mais il pourrait convenir à Dick comme à Houellebecq, Dantec ou, puisque l'auteur aime décidément mêler les genres, à n'importe quel amuseur professionnel susceptible, en ayant écrit deux bouts rimés, de suggérer des profondeurs exotiques par le moyen de simulacres et de masques commodes.
Il fallait en somme, bien simplement, se contenter de pénétrer dans une bibliothèque ou une librairie plutôt que dans l'arrière-salle d'un magasin de farces et attrapes, et évoquer la littérature de Philip K. Dick plutôt que ses prétendus dons de vision (2), afin de nous expliquer en quoi ces visions, intéressantes à nos yeux dans leur traduction strictement littéraire, pouvaient mettre en acte ces idées vivantes qui selon l'auteur ne cessent de constituer le fond de commerce dickien mais, tout autant, celui de ces autres écrivains et artistes (Artaud, Van Gogh, Dali et même les... Beatles (3)) desquels Dick est rapproché superficiellement et à seule fin d'esbrouffe.
Il aurait enfin fallu qu'Aurélien Lemant creuse «cette obsession de toujours raconter la même histoire d'un macrocosme qui se casse la gueule autour et à l'intérieur de nous, avorton claudiquant dans des langes trop lâches et trop lourdes» (p. 71), mais au moyen d'une analyse purement littéraire de ses romans, qui ne se serait pas égarée dans des considérations mystico-psychanalytiques aussi vagues que peu convaincantes sur la gémellité avortée de l'écrivain, ou en brodant sur la question essentielle, «centrale de l’œuvre dickien», à savoir : «être ou pas» (p. 72, l'auteur souligne), des analyses superficielles sur le bicamérisme jaynesien (cf. p. 61et sq.) (4) ou des considérations passablement inintéressantes sur les vertus comparées des jeux d'actrice de Mélanie Laurent et Marion Cotillard (cf. pp. 99-100).
Que faire, ainsi, de ces remarques justes mais qui flottent sans jamais être réellement, intimement, organiquement liées aux textes de Philip K. Dick, qu'il s'agirait d'éclairer et, en les éclairant, de lester d'un poids essentiel pour nos propres yeux ? Que faire de cette déclaration abrupte sinon la méditer à vide ? : «L'intensification actuelle dans la fréquence des apparitions fantomatico-culturelles [et cultuelles, serait-on tenté d'ajouter] de Dick n'est sans doute que le fruit capitalistique et fanatique (les deux marchent de concert) de la commémoration des trente ans de sa déconnexion [...]» (p. 102).
Oui répondrions-nous, et alors, Aurélien Lemant, qu'est-ce que cette remarque apporte à la compréhension de la réception (fût-elle strictement française) de Dick ? Allons-nous donc nous contenter de quelques œillades fugaces vers le grand large, de lilliputiennes intrusions dans des régions peu connues, sans oser nous jeter, comme le dormeur d'Aloysius Bertrand, de rêve en rêve, advienne que pourra, avec, pour seul guide, la folie éveillée de Philip K. Dick ?
Que faire encore d'un constat qui rejoint celui que nous posions sur Le Maître du Haut Château (5) mais qui ne débouche sur rien de plus que des récriminations assez infantiles contre le capitalisme (une fois encore, cf. p. 104) et une échappée belle, pourrait-on dire, vers l'Orient censé nous prémunir des miasmes de corruption se dégageant du cadavre de l'Occident (cf. la dernière page du livre) ?
Le petit livre violet, parfois un peu trop rouge à notre goût d'Aurélien Lemant n'est absolument pas, je le répète, inintéressant, mais il passionnera davantage les amateurs de rapprochements journalistiques que les simples et conséquents lecteurs que, face aux dédales dans lesquels Philip K. Dick s'est lui-même souvent perdu, nous sommes et resterons.
Notes
(1) Aurélien Lemant a ainsi parfaitement raison de faire remarquer que les «idées vivantes [de Dick], singulièrement vivantes, infectaient / affectaient un peu trop le réel de ses proches» (p. 59) mais aussi le nôtre, comme l'illustrent bien des exemples de films de cinéma tels qu'Inception de Christopher Nolan, bellement commenté par l'auteur, ou le beau et étrange Dark City d'Alex Proyas.
(2) L'auteur évoque l'anecdote selon laquelle Dick, sans posséder de connaissances médicales spécifiques ni même avoir procédé à la moindre auscultation, a été capable de sauver d'une mort certaine son tout jeune fils souffrant d'une grave malformation interne, à la stupéfaction du médecin qui confirma son diagnostic (cf. p. 65).
(3) «[...] ce que Dick voit alors dans la chanson [Strawberry Fields] n'est rien d'autre que le canon à particules de la connaissance» (p. 68, l'auteur souligne).
(4) Référence est faite à l'ouvrage, paru en 1976, de Julian Jaynes, intitulé La naissance de la conscience dans l'effondrement de l'esprit : «Suivant la thèse de Jaynes, notre cerveau fonctionnait autrefois selon un mode bicaméral, nos deux hémisphères cérébraux œuvrant indépendamment l'un de l'autre, et ne communiquant qu'au travers de la sensation subséquente d'un dialogue entre deux personnes» (p. 61, l'auteur souligne).
(5) «Chez Dick, il sera toujours question de comprendre qu'une bulle, même cassée, ouvre sur une autre» (p. 102).