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01/09/2014

Entretien avec Jean-Loup Bernanos

Photographie (détail) de Juan Asensio.

À la mémoire de Brigitte Bernanos, décédée le 6 août dernier.

2385370376.jpgGeorges Bernanos dans la Zone.





IMG_2717.JPGCet entretien avec Jean-Loup Bernanos, mené par Gaël Olivier Fons et moi-même, a paru dans le troisième numéro de notre revue Dialectique publiée durant l’hiver 1997. Je me suis borné, ici et là, à amender quelques incorrections grammaticales et/ou stylistiques. Jean-Loup Bernanos, le fils cadet de Georges Bernanos, est mort en 2003. Je n'ai pas eu l'occasion de le revoir après m'être longuement entretenu avec lui, à cette unique occasion. Que ces quelques lignes saluent sa mémoire, modestement et avec du retard (dû au fait que je viens seulement de me replonger dans les vieux exemplaires de cette revue, ainsi que dans ceux de la revue qui en accompagnait la vente, Les Brandes), et le travail inlassable dont son père, Georges Bernanos, fut le centre aimé et admiré.

C’était un matin du mois d’octobre. La rue des Dames, que nous découvrions dans l’urgence de sa vie quotidienne, tranquillement nous conduisait jusqu’au bel appartement, dont le salon, pourtant vaste, était mangé par une autre lumière que celle du jour, l’éclat souverain du regard de Georges Bernanos – livres, tableaux, photographies – dans la demeure de son fils, et sans doute aussi, pendant les quelques heures qu’a duré l’entretien, dans les paroles que nous avons échangées à son propos, virevoltantes autour de la présence comme de larges palmes de fraîcheur. Les lignes que nous reproduisons ici ne sont que des extraits d’un entretien trop volumineux pour être publié tel quel : ont ainsi été sacrifiés quelques réflexions intéressantes sur les rapports unissant l’œuvre de Bernanos et celle de Péguy, d’autres qui évoquaient le don de prophétisme de l’écrivain, d’autres encore qui concernaient le fascinant roman qu’est Monsieur Ouine ou l’œuvre ultime, le testament spirituel que sont les Dialogues des Carmélites. Cela ne fait rien. Que Jean-Loup Bernanos et son épouse soient vivement remerciés de leur accueil franc et simple, de cette simplicité d’enfant que Georges Bernanos assurément incarnait aux yeux de ceux qui l’ont approché.

1 – L’œuvre de polémiste de Georges Bernanos est pour le moins paradoxale. Admirateur d’Édouard Drumont, il récuse pourtant violemment l’antisémitisme de Hitler. Fervent catholique, il fustige avec une verve terrible l’attitude du clergé espagnol durant la guerre d’Espagne. Adepte de Charles Maurras, il se retrouve aux côtés de Malraux pour condamner les excès de la «Croisade» franquiste. Issu des Camelots du Roi, il se rallie à l’esprit du 18 juin 1940 et incarne la Résistance face au nazisme. Selon vous, quelle continuité faut-il chercher dans cette trajectoire politique pour le moins paradoxale ?

Jean-Loup Bernanos – Il faudrait plutôt parler de la discontinuité des autres car, chez Bernanos, il y a une continuité absolue. Il est resté parfaitement fidèle à lui-même du début jusqu’à la fin. Posez-vous la question que Bernanos adressait aux jeunes : «Vous croyez être libres ? Mais seriez-vous capables, jour après jour, de vous remettre en question, de remettre en question tout ce que vous avez adoré la veille ? Allez-vous mettre – en avez-vous la force ? – vos idoles Bas ?» Bernanos a cru avoir trouvé des maîtres, des guides, des compagnons qu’il a suivis pendant un certain temps ; il s’est aperçu qu’on l’avait trompé, et il a changé de voie, d’interlocuteur.
Pourquoi était-il d’Action Française ? Tout simplement parce qu’il était royaliste. Il est né royaliste, a vécu en royaliste, est mort royaliste. Vous savez, il suffit de lire Maurras pour s’apercevoir que sa fameuse ambition de restaurer la monarchie est devenue typiquement politicarde, qu’elle employait des méthodes tout à fait républicaines (avec des députés à la Chambre, songez à Léon Baudet qui siégeait à l’Assemblée nationale…). Alors, qui de Maurras ou de Bernanos a trahi l’autre ? Bernanos s’est trouvé dans la Résistance, Maurras dans la collaboration.
Vous parlez de Drumont. Personnellement, je ne lui pardonne pas d’avoir écrit La France juive ; ce livre m’est resté en travers de la gorge. Pourtant, il faut lire Drumont plutôt que d’en parler mal. Si Bernanos a lu cet auteur et a condamné néanmoins sans aucune ambiguïté le nazisme et son antisémitisme viscéral, c’est qu’il a dû trouver dans ses livres autre chose que le plus bas antisémitisme : la dénonciation de la finance, du capitalisme devenus fous, de l’Argent qu’on associait, traditionnellement alors, au «monde juif», c’est cela que Bernanos retenait.

Aussi, la vision apocalyptique d’un monde qui, rongé par toutes les lèpres du modernisme, semble proche de sa fin, comme quelques pages tragiques de La Fin d’un monde le montrent. D’ailleurs, cela me fait penser que l’on a fait au grand Léon Bloy le même reproche d’antisémitisme, à propos d’un livre pourtant remarquable sur la question, intitulé Le Salut par les Juifs, dans lequel le «Mendiant ingrat» affirme que la rédemption si je puis dire du christianisme reste accroché à la Croix la plus formidable, celle de la décision de se convertir des Juifs, notion déjà esquissée par un des livres prophétiques de l’Ancien Testament, Zacharie je crois…
Tout de même, je reviens à ma question : est-ce Maurras plutôt que Bernanos qui a changé ?


Jean-Loup Bernanos – En résumant grossièrement, Bernanos a adressé à Maurras un reproche essentiel, incontournable : le chef de l’Action Française a toujours prétendu qu’il ferait le «coup de force» afin de rétablir la monarchie… et il ne l’a jamais fait. Toutefois, Bernanos n’aurait pas dû dire à Maurras qu’il avait changé, mais, bel et bien, «Vous m’avez trompé !».
Bernanos royaliste ? Certainement, je vous l’ai dit… Viscéralement – d’ailleurs, il faut préciser qu’il n’a jamais séparé la royauté du christianisme, puisque le Christ est le «Roi des rois» –, au-delà même, en 1919, de sa lettre de démission à l’AF… Survient en 1926 la condamnation de l’AF ; Bernanos, alors, ne s’est pas insurgé en tant que militant, mais contre le fait que le Vatican s’était ingéré dans une affaire d’ordre purement politique (alors que, il faut s’en souvenir, l’Église depuis de nombreuses années faisait des risettes à Maurras, en dépit de son œuvre blasphématoire). Bernanos est donc revenu dans le sein de l’AF, non pas pour Maurras, mais pour défendre les nombreux amis qu’il y gardait, par amour du «petit peuple» bafoué et trompé. C’est là le point essentiel, car Bernanos s’est toujours interrogé sur l’injustice de cette décision prise par l’Église, qui envoyait, littéralement, au diable, des fidèles croyant dur comme fer qu’ils servaient une bonne cause, comme cette jeune femme à qui Bernanos a dédié son Saint Dominique, et qui aurait pu mourir dans les affres du désespoir, si un prêtre n’avait autorisé qu’elle communie, puis qu’elle soit enterrée avec sa médaille d’Action Française.
De retour dans les rangs du mouvement, Bernanos pourtant n’a pas été récupéré par Daudet, Maurras ou Pujo. Ce sont là les prémices de la polémique de 1932.

Bernanos, à partir de cette date, reprochera à Maurras le risque surnaturel infini qu’il a fait courir à celles et ceux de ses compagnons qui ne pouvaient plus communier.

Jean-Loup Bernanos – Oui. Un autre exemple : Bernanos arrive en Espagne, il est chrétien, il est catholique, et que trouve-t-il dans ce pays ? Une situation de confusion atroce. On lui parle alors d’un général, royaliste, chrétien, qui veut rétablir l’ordre. Or, cet homme qui a pu apparaître comme un sauveur aux yeux d’un homme profondément catholique comme l’était Bernanos, voilà qu’il commet les pires atrocités, sous l’autorité scandaleuse, qui plus est, de l’Église. Alors, Bernanos n’hésite pas une seconde : il s’insurge face aux massacres franquistes, il condamne l’Église, la met en accusation, acceptant et comprenant le mot du père De Clérissac, selon lequel il faut souffrir, certes POUR l’Église, mais aussi et surtout PAR Elle.
De même, c’est assez naturellement que Bernanos s’est rallié à De Gaulle dès juin 1940, car il voyait en lui un homme qui ne se couche pas devant la défaite et qui voulait poursuivre le combat : De Gaulle était alors le «symbole de l’honneur français». Néanmoins, après la guerre, quand il devint un homme politique, Bernanos sut prendre ses distances, puisqu’il était avant tout un homme libre qui n’appartient à personne et qu’on ne manipule pas. Dans Le Lendemain c’est vous !, il a écrit ces mots : «À qui prétend me parler au nom de l’Ordre, je lui demande d’abord de montrer ses titres. Mon obéissance n’est pas à qui veut la prendre, n’a pas mon obéissance qui veut. J’appartiens à la plus antique, à la plus illustre chrétienté de l’Europe et qui n’a jamais reçu ses maîtres du hasard, mais des mains mêmes de Dieu.»

2 – Au sujet de l’œuvre romanesque de Georges Bernanos, Albert Béguin a pu écrire dans son Bernanos par lui-même : «Cette profonde cohérence, cette continuité dans l’affrontement toujours recommencé de la mort, est sans doute l’itinéraire le plus sûr qu’il faille adopter, si l’on espère voir s’éclairer d’une même lumière toutes les démarches de cet esprit et tous les épisodes de son existence.» La peur de la mort, les affres de l’agonie, voilà en effet l’un des grands thèmes de l’écriture bernanosienne, que l’on retrouve exprimé aussi bien dans Sous le soleil de Satan, son premier roman, que dans son Journal d’un curé de campagne ou dans ses Dialogues des Carmélites…

Jean-Loup Bernanos – Sur cette question de la mort, il subsiste un grand mystère. Bernanos, ses lettres de jeunesse l’attestent, était obsédé par l’idée de la mort… crainte de la mort, oui, du Néant. Et pourtant, de l’Espagne, où il a failli être tué à trois reprises, jusqu’au Brésil, où il aurait pu être assassiné par un diplomate du régime de Vichy, Bernanos a toujours risqué sa vie.

N’est-ce pas la fraternité que Bernanos a directement connue avec ses camarades de combat sur le front de la guerre de 1914 qui l’a comme prémuni d’une trop grande peur de la mort ? D’ailleurs, j’y songe, cette fraternité des armes n’est-elle pas comme la prolongation de la vénération que Bernanos éprouvait à l’égard de l’esprit d’enfance ?

Jean-Loup Bernanos – Très certainement, oui. Il y a une banalisation de la mort, évidente pour celui qui, comme Bernanos, a connu l’horreur de la guerre. Cependant, cette banalisation n’explique pas tout, par exemple, cette fascination constante pour la mort. Certes, Bernanos n’avait pas peur de la mort, il l’a trop souvent côtoyée pour cela. Pourtant, elle l’obsédait… Ses derniers mots, lors de son agonie, durent adressés à la Mort : «À nous deux maintenant !».

D’ailleurs, pour écrire la mort de M. Ouine, il a bien fallu que Bernanos ne craigne pas un seul instant de toucher les plus bas tréfonds de l’angoisse face au Néant.

Jean-Loup Bernanos – Oui, car la mort de M. Ouine n’est pas une agonie, mais une entrée dans le Néant. Pour qu’un auteur puisse aller aussi loin dans sa manière de camper un personnage, il faut bien, si ce n’est qu’il y ait dans son propre cœur un peu de celui du «professeur de langues» [M. Ouine est en fait ancien professeur de langues], tout du moins qu’il aille très profondément dans la destinée vide de son personnage, qu’il l’accompagne…

Justement, une fois ce constat posé, ne peut-on dire que Bernanos a tenté de «sauver» son personnage ? On voit clairement qu’il y a, pour Cénabre, l’intercession surnaturelle de Chevance et de Chantal; on se souvient aussi de la phrase bouleversante que Bernanos citait dans son Saint Dominique, laquelle reprenait les paroles du saint : ad in infernos damnatos extendebat caritatem suam. La volonté d’un grand créateur n’est-elle pas quelque peu identique, toutes proportions gardées bien évidemment, à celle de saint Paul qui voulait, pour sauver de l’Enfer un seul de ses frères abandonnés, se faire «séparé et anathème du Christ» ?

Jean-Loup Bernanos – En effet, cela a été le projet constant de Bernanos [Jean-Loup Bernanos s’absente pour s’entretenir un moment au téléphone. Suit une conversation avec Mme Bernanos au sujet de l’indicible du Mal dans Monsieur Ouine]. Toutefois, si les romans de Bernanos témoignent d’une psychologie très tourmentée, il ne faut pas croire que cette angoisse soit à l’origine de toutes choses. Bernanos était quelqu’un de gai et drôle, un bon vivant qui jouissait d’une aura formidable auprès des enfants. À dire vrai, ce qu’il cherche à peindre dans ses romans, c’est un univers véritable dans lequel les hommes sont tels qu’ils sont vraiment, au quotidien. Dans le Journal d’un curé de campagne, le curé d’Ambricourt écrit ces mots : «Je ne tourne pas le dos à la mort, je ne l’affronte pas non plus. J’ai essayé de lever sur elle le regard le plus humble que j’ai et il n’était pas sans un secret espoir de la désarmer, de l’attendrir». Domestiquer la mort pour se retrouver humblement dans les bras de Dieu, fera de l’agonie un acte d’amour.

Au cours d’une interview accordée en 1926, l’auteur de Sous le soleil de Satan confiait à Frédéric Lefèvre, à propos de l’écriture de son roman : «l’expérience de l’amour divin n’est pas du domaine du roman». outre une marque de la profonde humilité de l’écrivain face à l’ineffable du surnaturel, Bernanos signifiait ici que, si le don à Satan apporte le désespoir sans abolir l’angoisse, l’amour authentique donne l’espérance et la joie, difficilement communicables au travers de l’écriture. Néanmoins, toute l’œuvre romanesque de Bernanos ne tente-t-elle pas de nous mettre en quête de la Joie promise par le Christ à ses disciples ?

Jean-Loup Bernanos – Assurément. Le plus grand thème bernanosien, en dehors de sa foi permanente, directement palpable, c’est son invincible espérance. Et la joie bien sûr. Vous savez, en fin de compte, les Brésiliens, qui avaient surnommé mon père «l’écrivain d’espérance», ont compris admirablement plus vite que les lecteurs français de quoi il en retournait chez mon père. Le but, le grand but de Bernanos a été de partager avec les autres sa joie, la Joie.

Le démon de mon cœur s’appelle «à quoi bon ?», dit Bernanos. Pensez-vous que le désespoir l’a tenté ?

Jean-Loup Bernanos – C’est évident. Souvenez-vous de cette phrase, dans La Liberté pour quoi faire ? : «la plus haute forme de l’espérance est le désespoir surmonté». cet «à quoi bon ?» peut aussi être vu comme une sorte de lassitude immense; on reprochait à Bernanos d’écrire toujours les mêmes ouvrages sombres. Il fallait bien répétât la vérité autant de fois que le mensonge éclatait. Ce n’est pas une tâche facile qu’a dû accomplir l’écrivain, croyez-moi. La fin de sa vie, d’ailleurs, en témoigne. Vous savez, lorsque nous sommes rentrés du Brésil en 1945, Bernanos était proprement encensé, oui; «Bernanos inspirateur de la Résistance», «Bernanos homme libre»… le grand amour, donc, entre la France et l’écrivain. Cependant, pour lui, le combat était loin d’être fini; comme il l’a écrit, «pendant la guerre la Résistance a été la France debout, après la guerre il faut qu’elle soit la France en marche». pourtant, la France de cette époque, fatiguée, harassée, n’avait guère envie de marcher. Bernanos, lui, a continué le combat, a renouvelé ses mises en garde. Cette attitude fut mal comprise. Le résultat ? Il fut visible lors de son enterrement où, hormis le «petit peuple» des inconnus, ne se pressaient guère les personnalités (Malraux excepté certes, mais venu à titre privé, ainsi que l’aide de camp du général De Gaulle, venu lui aussi à titre privé) : le gouvernement n’était pas représenté, ni l’Académie française… Il n’y avait personne d’officiel… On a même poussé l’ironie jusqu’à placer sur son cercueil le drapeau républicain espagnol plutôt que celui de la France… Sur son lit d’agonie, de quoi croyez-vous que Bernanos se soit inquiété, de son épouse, de ses enfants, de ses amis. Bien sûr, mais avant tout, de savoir qui pourrait reprendre le flambeau qui avec sa disparition allait s’éteindre ; de savoir qui crierait désormais, selon son expression, «casse-cou».

En 1945, Georges Bernanos écrivait à un jeune auteur qui lui demandait conseil : «Si le bon Dieu veut vraiment de vous un témoignage, il faut vous attendre à beaucoup travailler, à beaucoup souffrir, à douter de vous sans cesse, dans le succès comme dans l’insuccès. Car pris ainsi, le métier d’écrivain n’est plus un métier, c’est une aventure, et d’abord une aventure spirituelle. Toutes les aventures spirituelles sont des Calvaires». Bernanos concevait l’acte d’écrire comme une aventure prodigieuse, surnaturelle, un risque qui engage la destinée terrestre et trans-terrestre de l’homme, une épreuve qui se moule sur celle de la Croix…

Jean-Loup Bernanos – Bernanos n’a pas choisi la littérature pour en faire un métier, un gagne-pain, mais parce que c’était pour lui la seule façon de témoigner. Il dit quelque part que, s’il ne s’est pas fait prêtre, c’est parce qu’un laïc peut beaucoup plus, sur bien des terrains, qu’un homme d’Église.
Difficulté d’écrire… Oui, elle fut immense, les manuscrits que nous avons conservés de Bernanos en portent le témoignage saisissant : parfois, d’une page patiemment écrite, il ne reste plus qu’un seul mot qui n’a pas été raturé; parfois même, il ne reste plus rien. [Il faut consulter, à ce titre, le travail remarquable auquel Daniel Pézeril s’est livré en publiant les Cahiers de travail de Monsieur Ouine, Seuil, coll. Le don des langues, 1991]. C’est que Bernanos ne voulait pas tricher, composer avec l’écriture, laquelle était pour lui une sorte de bagne. Une fois qu’il avait recopié au propre son premier jet, il s’était donné comme règle absolue de ne plus toucher un seul mot ; sans cela, il n’aurait sans doute écrit qu’un seul livre, éternellement écrit puis réécrit ! Son écriture était une souffrance. Bernanos a toujours «fait ses gammes» en recherchant l’expression la plus simple; ainsi, cet écrivain, contrairement à ce que j’entends parfois que l’on en dit, n’est pas un auteur «difficile», mais, bel et bien, un auteur facile – qui certes traite de questions éminemment complexes, insolubles. Car, ne l’oubliez jamais, c’est aux gens simples que Bernanos souhaitait s’adresser : ceux-ci, d’ailleurs, le comprennent parfaitement.
«Le bon Dieu ne m’a pas mis une plume entre les mains pour rigoler avec», écrivait Bernanos à son éditeur [Souvenir peut-être de la parole célèbre d’Angèle de Foligno : «Ce n’est pas pour rire que je t’ai aimée», disait le Christ à la mystique]; il a toujours été extrêmement sévère à l’égard de ses romans, à tel point qu’il a jeté au feu le manuscrit de la deuxième partie de Sous le soleil de Satan; c’est ma mère qui est allée le chercher dans les flammes où il commençait à se consumer ! (ce qui donna certainement quelque idée à l’écrivain pour la fameuse scène du Journal d’un curé de campagne où le curé d’Ambricourt plonge sa main dans le feu, pour aller récupérer le médaillon que la Comtesse a jeté). Comme il le disait en parlant des brouillons de ses articles, chacune de ses pages manuscrites était comme un terrain chaotique et désert après qu’une bataille a eu lieu; seuls demeurent des cadavres sans vie. Mauriac arrangeait le matin, en marchant, ses textes dans son esprit, et, l’après-midi venue, il les mettait au propre. Pour Bernanos, écrire était un Calvaire, que la prière, assidue, constante, infiniment discrète, lui aidait à gravir.

Ainsi s'est terminé cet entretien, dont nous n’avons retranscrit qu’une partie. Je notais alors, en guise de conclusion : «Témoin direct et dépositaire d’un grand nombre de souvenirs précieux, Jean-Loup Bernanos a publié une biographie très fouillée de son père, Bernanos à la merci des passants (Plon, 1986), qui éclaire les périodes les moins connues de la vie de l’écrivain. Il a aussi participé à L’Album Bernanos, une iconographie recueillie, choisie et présentée par ses soins, à l’occasion du centenaire de la naissance de Georges Bernanos. Très prochainement, il compte publier un Journal de ce temps, recueil de textes tirés de l’œuvre de son père, une édition nouvelle de la Correspondance de l’écrivain, enrichie de nombreuses lettres inédites, enfin un livre qui regroupera un choix conséquent de textes visionnaires de son père». Je constate tristement qu’aucun de ces projets n’a, à ma connaissance, abouti.