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27/02/2015

Le livre de ma mère d’Albert Cohen : une stèle pour l’éternité, par Gregory Mion

Crédits photographiques : Mark Bridger (National Geographic).

3822542879.JPGGregory Mion dans la Zone.





«Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J’ai reçu un télégramme de l’asile : «Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués.» Cela ne veut rien dire. C’était peut-être hier.»
Albert Camus, L’Étranger.

«Il se souvient que dans son enfance il avait lu un conte dont il a aujourd’hui oublié le titre et le nom de l’auteur. Ce conte racontait cette histoire : Dans un royaume, tous les habitants portaient sur la poitrine un miroir où apparaissait à la vue de tous une mauvaise idée qu’ils nourrissaient en eux. Ainsi, personne n’entretenait la moindre tromperie, sinon on n’aurait plus osé se montrer, ou on risquait d’être chassé de ce pays qui était désormais devenu un pays de gentilshommes.»
Gao Xingjian, Le livre d’un homme seul.

«On s’accommode aussi de l’hiver. On croit respirer plus largement quand les arbres se dressent devant nous, si fantomatiques, si transparents. Ils ne sont rien, mais aussi ils ne couvrent rien. Mais quand paraissent, un jour, tous les bourgeons et les fleurs, on s’impatiente jusqu’à ce que tout le feuillage sorte, jusqu’à ce que la campagne prenne corps et que l’arbre nous oppose sa forme.»
Goethe, Les affinités électives.

Un livre de l’impréparation


On aura beau tourner et retourner le problème, écrire des livres, se répandre en spéculations, se faire passer pour un sage, travailler à la maîtrise de soi, il n’empêche que l’on en reviendra toujours au même point, au même terminus de la pensée humaine : la mort est une catastrophe. Disparaître, s’absenter, quitter la scène, prendre congé du monde, on ne manque pas d’euphémismes ! On s’étonne encore de mourir, c’est vrai. Les remèdes d’Épicure sont ceux d’un charlatan quand cela nous arrive ou que cela menace un proche. Au contraire de ce que le philosophe affirmait, force est de reconnaître que l’inexistence est un ravage. Tant et si bien que personne n’avouerait spontanément qu’il est fait pour mourir. Malgré son statut de futur le plus certain, la mort reste surprenante, inconcevable, d’où nos efforts pour la remettre à plus tard, par tous les moyens de l’atermoiement. Même le vieillard centenaire de la fable de La Fontaine reproche à la mort de ne point l’avoir averti (1). Et Jankélévitch, dans ses fameuses digressions sur la mort, a décrit avec une grande intelligence le souhait de dilater à l’infini la dernière seconde de la vie, le tout dernier épisode, l’ultimement suspendu dans la fébrile temporalité finissante, avant qu’on ne nous fasse basculer vers ce néant plus angoissant que celui qui précédait notre naissance. La pensée de la mort et la mort elle-même jouent à «cache-cache» avec notre conscience ajouterait Jankélévitch (2). L’homme rejoue tous les jours sa vie au vu et au su de la finitude. Il faut jouer ou s’en aller, s’engager ou succomber. La vie est une responsabilité qui demande de la carrure. Mais en vérité, nous préférons vivre pour un oui et pour un non, aussi n’a-t-on guère de temps à perdre à penser à la mort. Le bonheur est en principe une maximisation de la jouissance et une minimisation de la douleur, alors on verra bien si la tendance doit s’inverser à un moment ou à un autre. S’il faut vivre pour se divertir de la certitude la plus certaine, eh bien qu’il en soit ainsi ! Après tout, c’est la mère d’Albert Cohen qui le lui conseillait alors qu’il était son tout jeune fils, lorsqu’il n’y avait pas encore péril en la demeure : «[…] va te divertir» lui disait-elle, comme on le dirait à un enfant qui reste enfermé un jour de soleil (p. 157) (3).
Du temps de son enfance, on peut avancer que Cohen ignorait deux choses essentielles. La première, c’est qu’il ne savait rien de l’obligation et de la contrainte de la mort. Pourquoi d’ailleurs envisager la mort selon ces deux aspects ? Parce que la mort s’adresse à nous aussi bien moralement que physiquement. En grandissant, l’enfant comprend qu’il est obligé de mourir, qu’il en va finalement de sa liberté comme il en va de sa façon d’accueillir la mort dans son projet. La mort nous interpelle avec la puissance d’un commandement moral; la mort nous oblige et c’est en cela qu’on lui est attaché pour la vie, qu’elle est un obligare au sens étymologique du terme. On disparaît d’abord de l’intérieur avant de se sentir empêché par quelque chose d’extérieur à nous. La mort nous préoccupe l’esprit avant de pénétrer notre chair; elle tourmente avant de nous jouer un sale tour. De ceci nous déduisons le sens particulier de la contrainte en général ou de la contrainte mortelle, qui se définit plutôt à l’instar d’une puissance physique par opposition à l’obligation qui s’annonce comme une puissance morale. La contrainte prend l’aspect d’une menace concrète, tel ce pistolet qui nous braque et qui pourrait nous brûler la cervelle, ou ce poison que l’on pourrait nous forcer à ingurgiter. La mort est contraignante parce qu’elle nous enchaîne – elle est cette fois un constringere, une camisole qui débute dans le langage et qui prestement s’achève dans la vie corporelle, par suite d’une matérialisation terrifiante. On pardonnera à l’enfant Cohen de ne pas avoir eu ces désagréables subtilités à l’esprit lorsque sa mère l’encourageait à s’amuser.
Quant à la seconde chose que Cohen ne pouvait pas du tout savoir, et qui complète la première, c’était que sa mère allait mourir. La mort maternelle, dans Le livre de ma mère, devient par conséquent la plus intolérable de toutes les morts. En effet, si le chemin spirituel a été long jusqu’au moment où l’on a pu accepter plus ou moins sagement de devoir disparaître un jour, voire un beau jour, on n’en a pas pour autant résolu le problème de la mort d’autrui, la question de l’autre-qui-meurt et qui nous laisse, de ce mort qui nous dépeuple davantage qu’un monstre qui nous retirerait le cœur et les entrailles. Or Albert Cohen ne négocie rien avec la mort, ou du moins il ne cherche pas à l’amadouer. Quinze ans après Le livre de ma mère, Cohen reprend la mort à la gorge dans Belle du Seigneur, faisant de l’au-delà une galerie de «vieillardes moustachues» qui s’accrochent à la barbe d’un Dieu qui les repousse, un au-delà formé d’âmes pusillanimes, pas bien épaisses et fades, carambolages d’ombres errantes qui font embouteillage après avoir raté le coche des plaisirs authentiques, perdues qu’elles étaient entre des prêtres froids et des docteurs de l’Église vidés de leur sang, purgés des sensations, expurgés des syntaxes vivantes (4). La charge de Cohen contre l’au-delà est attendrissante plus qu’elle ne suscite le blasphème. Comment ne pas lire en filigrane de ce réquisitoire une nouvelle conduite littéraire pour ramener à la vie le corps de la mère, pour ressusciter le temps d’une parabase musclée la vie de Louise Judith Cohen, celle-là même qui est passée de vie à trépas un 10 janvier 1943 à Marseille ?
On l’aura compris, la mort de sa mère a été insupportable pour Cohen. En fait la mort de toutes les mères est insupportable pour tous les fils. Le livre est magnifique parce qu’il ne transige pas avec la mort – il ne se fait pas d’illusion sur les sentiments catastrophiques propres à toute actualité de la mort. Donc pas de jeux de mots ni de démonstrations poussives; pas de solution miracle pour surmonter la perte de sa mère ou de formule rhétorique pour concocter un tétrapharmakon. Albert Cohen écrit la terreur de la mort, le scandale de la mère qu’on a dû mettre en terre, sous une dalle, la mère asphyxiée par cet odieux «presse-mort» (p. 32). Impossible dans ces conditions de déclarer que la mort n’est rien, car, au fond, chacun sait que la mort est tout, qu’elle est Totalité et Achèvement, vicieuse omniprésence qui attend son heure, «épée suspendue» (p. 13), «étrange cercueil vertical» qui désespère en son centre le plus intime le cerveau de l’endeuillé (p. 131).
En définitive, on est presque chaque fois en deuil. Il suffit de se dire que le on-meurt ne reprend jamais sa respiration. Le on-meurt est à la fois la mort-de-Lui et la mort-de-Soi, petites et grandes morts, extinctions à perpétuité, et cela est trop lourd à porter, bien trop monstrueux pour qu’on le supporte, pour qu’on s’acharne à inventer des expressions ou à se rendre malades comme les poètes qui vivent de»tourments d’adjectifs» (p. 137). En ce sens, c’est moins le mot juste que le mot d’honnêteté qui forme l’écriture d’Albert Cohen. Ce n’est pas un discours préparé qui enrobe Le livre de ma mère. Au lieu de cela, nous entendons la parole franche d’un homme qui n’était pas préparé – nous écoutons à peu de chose près une sorte de livre de l’impréparation. C’est un peu la parole de l’enfant qui s’est appesanti dans son âge, puis, subitement, la mort est entrée dans ses repères et même dans ses jouets, elle a fait effraction et il a fallu apprendre à regarder le monde d’un mauvais œil. Cet enfant, désormais, ne voit plus seulement l’église qui avait l’habitude de sonner les cloches et de symboliser Noël; en plus de cela, cet enfant aperçoit dorénavant le cimetière qui borde l’édifice, ce qui signifie qu’il entend à présent le vieux portail qui ouvre la nécropole, et qu’il observe peut-être les allées et venues de ceux qui savent mais qui s’arrangent pour en parler le moins possible. Ceci étant, Albert Cohen n’a pas choisi de se taire. Il donne toute liberté à ses épanchements. Sa colère et son ressentiment ne sont pas retenus. Et puis quoi encore ? Faudrait-il se contenter de la pensée pour enlacer sa mère ? Il faut des bras, des lèvres, un cœur pour aimer. La mort nous enlève l’amour de notre vie, alors on ne voit pas la raison pour laquelle il faudrait s’efforcer de l’évoquer avec correction.

De l’amour de l’Une à l’amour de Tous

D’aucuns ont été dérangés par le caractère parfois très cru de ce livre. Sans doute n’ont-ils pas fait attention à la manière dont l’auteur se qualifie. Dans un passage emblématique de sa déploration, Cohen envisage les vivants comme de futurs gisants; il les visualise entre les planches d’un bois qui serait déjà en cours de fabrication dans une scierie, ou déjà à maturité dans une forêt (cf. p 133). À la suite de cette haine justifiée envers ceux qui vivent, Cohen se définit en tant que «fou de mort» (p. 134). Le caractère entier du livre repose sur cette folie mortuaire. Pas une page qui ne soit épargnée par l’indignation de ce fils orphelin. Pas un mot qui pourrait laisser croire qu’une philosophie stoïque essaie de se construire. Le regard de la mort n’est jamais soutenu; le combat ne pourrait de toute façon pas être équitable. En conséquence de quoi, ce n’est pas un traité de sobriété épicurienne auquel nous avons affaire; il s’agit plutôt d’un livre de condoléances, aussi bien témoignage de sympathie pour la mère que marque d’antipathie pour la mort, cette espèce d’énergie sournoise qui met un terme à tout ce qu’elle touche, tel un fantôme hétérotrophe qui grossirait des cadavres qu’il produit.

La suite de ce texte figure dans J'ai mis la main à la charrue.
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