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08/02/2017
L’Amérique en guerre (7) : Sartoris de William Faulkner, par Gregory Mion
Rappel






«Tout plaisir, pris en lui-même et dans sa nature propre, est donc un bien, et cependant tout plaisir n’est pas à rechercher; pareillement, toute douleur est un mal, et pourtant toute douleur ne doit pas être évitée».
Épicure, Lettre à Ménécée.
La guerre et ses mauvais lendemains

Cela étant posé, est-ce que c’est commettre un péché de simplicité intellectuelle que de se faire l’écho de Robespierre, opposé jadis à la guerre contre l’Autriche, en indexant les guerres qui intéressaient Faulkner sur la matrice de ce conflit post-révolutionnaire dont ne voulaient pas les esprits prudents et réfléchis ? Est-ce que c’est faire un raccourci qui monte sur ses grands chevaux que d’affirmer que les réticences de Robespierre vis-à-vis de la guerre auraient dû alerter non seulement les Français, mais aussi par la suite toute la communauté internationale ainsi que toutes les époques qui ont suivi, et qu’en prenant spirituellement appui sur le discours de l’avocat natif d’Arras nous nous serions épargnés bien des calamités futures ? Facilité que tout cela, et sûrement aussi un peu de bien-pensance. En outre, pour définitivement serrer la boucle de la facilité, disons que Robespierre ne fut certes pas le premier des orateurs à prendre position contre la guerre, et que c’est bien là le problème, en effet, car les avertissements qui ont été validés par le sens de l’histoire sont autant de leçons qui n’ont pas été tirées par ceux qui auraient dû les méditer. Du reste Robespierre ne refusait pas la guerre en tant que telle, mais ce qu’il désirait, c’était une guerre qui ait le souci des intérêts de la nation, et non une guerre décidée par quelques névroses intérieures qui se jettent expéditivement dans une bataille qui n’a strictement aucun rapport avec la liberté du peuple et la protection de la patrie. La lucidité de Robespierre n’est finalement pas une affaire de contexte, ce n’est que la manifestation d’une intelligence qui avait saisi les dangers intrinsèques à tout engagement guerrier, au même titre qu’elle avait entraperçu les répercussions forcément terribles de l’après-guerre, parce qu’il n’existe pas de vie totalement heureuse quand le sang a coulé abondamment ici ou là. Après la guerre, le soulagement est inévitablement contrarié par le boulet du deuil et l’emprise de la désolation. Dans ce cas, et sachant que le phénomène se répète après chaque conflit, comment se fait-il que l’on y retourne ? Puisque nous savons qu’aux morts violentes s’ajoutent ensuite les morts psychiques, puisque nous pouvons attester que les cadavres du charnier sont rejoints par les appelés au suicide mental, qu’est-ce qui fait que sur le moment, lorsque la décision de la guerre est en balance avec l’intuition de son désastre, nous sommes tentés par le désir de désirer ce qui est abominable ?
C’est que la guerre, au fond, met toujours en avant la volonté d’en découdre et que celle-ci est plus forte que l’exigence de penser avec mesure. La guerre est un élan qui s’empare des foules, une ruade émotionnelle où chacun se voit en sauveur du pays menacé, aussi est-on bien en peine de calmer cette bête qui gronde une fois qu’elle a poussé le rugissement initiatique. Dès que la guerre est entrée dans la bouche des ministères, elle s’introduit dans les oreilles influençables et elle embrigade une large portion du public. La guerre de surcroît est un principe de rassemblement, elle homogénéise, et c’est ainsi que les nègres méridionaux de Faulkner peuvent participer de la même effusion patriotique avec les Blancs qui les persécutent habituellement. Pendant le temps particulier de la guerre, les luttes intestines qui produisent une certaine cadence de la société passent au second plan au profit d’un conflit majeur qui stimule davantage le corps social. Dans le cas épineux de la guerre de Sécession, qui est le premier conflit qui a plongé les Sartoris dans la spirale tragique d’une irrémédiable dégénérescence, les tensions sociales qui opposent les Noirs et les Blancs se politisent et font apparaître des enjeux beaucoup plus vastes, à savoir un affrontement idéologique entre les États nordistes industriels et les États sudistes esclavagistes. La fin de cette guerre n’a évidemment pas mis un terme aux tensions sociales et à la question de la haine raciale, elle n’a fait que redistribuer les cartes d’une dualité coriace que Faulkner structure de cette manière : d’origine aristocratique et typique de ces prestigieuses fratries du Sud des États-Unis, la famille Sartoris ne se relève pas de la guerre de Sécession, et les générations suivantes confirmeront les symptômes de cette déchéance liminaire en essuyant d’une part les retombées de la Grande Guerre, et d’autre part en se distinguant épouvantablement des nègres par le biais de comportements répréhensibles. Mais si les Sartoris sont condamnés à subir le crépuscule insoutenable de leur lignée, les nègres eux-mêmes ne sont pas moins touchés par les guerres de ce temps-là, que ce soit collatéralement bien sûr, à cause des attitudes revanchardes des Sartoris et des tendances essentiellement racistes du Sud, ou directement par ailleurs, à cause des lubies que la guerre a pu semer dans leur cerveau. Dans cette perspective, il se peut que les nègres se représentent l’après-guerre à l’instar d’un carnaval qui s’éternise, une fête où les hiérarchies sont bouleversées, mais la société a vite fait de renforcer ses ordres établis.
Les Sartoris : une famille en voie des disparition, minée par les guerres, le racisme et la rudesse du Sud
Le vieux Sud de Faulkner est plein de la rustrerie des hommes et de la dignité de la nature. La demeure des Sartoris se dresse dans le «haut pays» (p. 17) commotionné par d’increvables soleils (cf. p. 18), sur des terres qui se méritent et qui se gagnent à la sueur, couvertes des plantations de coton qui ont fait la prospérité des maîtres et l’indigence de leurs esclaves. C’est une demeure «d’où [émane] une atmosphère solennelle rarement violée» (p. 18) mais au sein de laquelle se chevauchent les ténèbres grandissantes des héritiers et les faisceaux longilignes du soleil qui s’immiscent au travers de quelque mirador (cf. pp. 18 et 311). L’impression générale est celle d’un blockhaus recroquevillé sur lui-même, à peine accessible, donc, par les orifices d’un volet ou d’une porte mal fermée qui laissent un passage à la lumière du grand jour. Tout le drame des Sartoris est déjà présent dans ce clair-obscur disproportionné : ils ont un pied dans la tombe et le cercueil de leur filiation est proche d’être boulonné, toute éclaircie n’étant plus envisageable dans cette famille où «[l’ombre] noire et inexorable du destin» s’est gravée dans le marbre de leur histoire (cf. pp. 37 et 122) (4). À cet égard, les Sartoris ne sont pas des gens qui ont appris à mourir dans leur lit. Ce sont des gens biologiquement perturbés, probablement parasités par une diffuse consanguinité, des gens qui ont rencontré la mort sous la forme tantôt d’une balle de revolver pendant la guerre civile (cf. p. 31), tantôt de la fièvre jaune (cf. p. 119) ou tantôt encore de la crasse morale inhérente à la Grande Guerre (cf. pp. 67 et 317-8). Ce sont des générations qui se succèdent en phase descendante, une famille où les premières semences ont pu être fanfaronnes et têtes brûlées (cf. pp. 32-3), prises quelquefois d’un «diable au corps» (p. 33), mais qui ont été gâtées dans le moule d’une aristocratie indigne qui n’a pas les moyens d’affronter ses déchéances intrinsèques et la course d’un monde désobligeant. Les ancêtres qui autrefois se battaient fièrement contre les Yankees anti-esclavagistes ne sont plus aujourd’hui que les épaves d’une mémoire familiale à la dérive. L’époque postérieure à la Grande Guerre a définitivement posé l’essoufflement des Sartoris après tant d’années de palpitations et de faux-fuyants. La guerre civile de 1861-1865 et la guerre mondiale de 1914-1918 ont respectivement noué la corde aux cous des Sartoris, d’abord en les frappant à l’intérieur du pays, en leur exhibant leurs crimes de négriers, ensuite en les assommant à l’extérieur, sur le Vieux Continent, où ils ont combattu en rangs serrés avec les nègres libérés des récentes servitudes.
La vanité et le snobisme originels des Sartoris ont donc pris du plomb dans l’aile. Les fastes périodes du XIXe siècle ont fini par être englouties par l’indifférence du temps, par un temps qui n’est pas même rancunier et qui survit logiquement aux Sartoris déclinants (cf. pp. 121-2). De plus, parmi tous les Bayard Sartoris de l’arbre généalogique (5), seul le vieux Bayard a atteint la soixantaine (cf. p. 136). Pour autant les Sartoris ne commandent aucune larme. Comme le dit miss Jenny, la grande tante du jeune Bayard, les Sartoris ne méritent pas qu’on pleure sur leur compte (cf. p. 48) (6). Ce sont des individus auxquels nous pourrions accorder l’alibi de la fatalité, voire le pardon des humbles ou la compassion des cœurs attendris, mais la fatalité n’avait pas non plus prévu qu’ils devaient être à tout prix des violents et des méchants, des banquiers véreux et des propriétaires suffisants, aussi n’a-t-on d’autre choix que celui de reconnaître que les Sartoris ont perdu non seulement l’amour du prochain, et peut-être également l’amour du lointain. Quoique l’amour du prochain, selon Nietzsche, constitue bien souvent un amour de soi dissimulé, il peut noblement se relancer dans l’amour du lointain qui est reconnaissance et création de l’ami au cœur débordant (7). Cependant les Sartoris s’aiment trop et détestent trop à la fois pour être attentifs à la possibilité du prochain comme à celle du lointain. Ils vivent dans le temps narcissique des aristocrates qui se savent vaincus mais qui insistent quand même pour vaincre maintenant et plus tard. Ils iraient même jusqu’à s’improviser révisionnistes pour mieux recommencer le récit du passé et justifier les agissements du présent, en vue, bien entendu, de préparer les hypothétiques triomphes à venir. Par conséquent, le prochain et le lointain des Sartoris, ce sont les Sartoris eux-mêmes, les dominants qui s’érigent sur les épaules voûtées d’un monde qui doit apparemment leur obéir au doigt et à l’œil. Ils auraient pu s’en sortir, ils auraient pu prolonger le souvenir des réceptions arrogantes qui animaient naguère leur domaine lors du florissant XIXe siècle, mais faute d’avoir su correctement négocier les retours de guerre, qui, de toute façon, n’ont que peu de chance d’être surmontés, ils ont sombré dans une progressive misère, et le salon des anciennes grandes bouffes s’est mué en un lieu de cérémonies ouatées, moins viriles, transformé en une pièce de mort qui ressemble désormais à un mobilier de mausolée (cf. p. 82). En bout de ligne, s’il existe une vitalité persistante dans ce domaine croulant et ces parages maudits, c’est celle des nègres, celle par exemple du vieux Simon Strother, le larbin des Sartoris depuis de longues décennies ingrates.
La suite de cette étude se trouve dans L'Amérique en guerre, disponible sur le site de l'éditeur.
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