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21/02/2017

Le Fils de Louis XVI de Léon Bloy

Photographie (détail) de Juan Asensio.

21832681608_4e3e455bca_z.jpgLéon Bloy dans la Zone.





IMG_5710.jpgPublié en 1900 avec, nous dit-on, un portrait de Louis XVII en héliogravure, Le Fils de Louis XVI semble avoir été assez difficilement achevé par Léon Bloy : "Le personnage ne m'était pas sympathique écrit-il ainsi, je tiens à déclarer cela et j'ai beaucoup hésité, même après que j'étais parvenu à me décider complètement», le polémiste intransigeant précisant même que, «à tel endroit, il y a eu un intervalle, une interruption de deux ans, pendant lesquels ce livre eût pu être écrit plusieurs fois» (p. 154, in Œuvres de Léon Bloy, t. V, Mercure de France, 1966), y compris par un autre que lui, selon toute vraisemblance, tant ce labeur lui a coûté. Il a dédié son livre, qu'il a apparemment été si difficile de faire naître, à Otto Friedrichs qui, comme nous l'apprend l'Introduction, est l'un des deux historiens ayant réussi à dénicher un généreux donateur pour payer les frais de l'ouvrage, puis qui demandèrent à Léon Bloy d'écrire ce livre sur le malheureux Louis XVII, homme selon toute vraisemblance médiocre hissé par le destin à une dimension inouïe.
Tout d'abord, comme toujours, le Mendiant ingrat invoque ce qui ne peut manquer d'advenir, surprenant les imbéciles comme les plus sages, les consternant pour notre plus grand plaisir, en raison de la déréliction de l'époque, qui paraît totale aux yeux de notre fulminant annonciateur des malheurs à venir, et, comme il en va de tout prophète conséquent selon Maurice Blanchot, de la ruine actuelle : «Maintenant le siècle va finir. Tout présage qu'il finira dans une apothéose de massacres et d'incendies. C'est à peine s'il aura le temps de pousser un cri et de tomber mort» (p. 86) ou bien encore : «La détresse des âmes est devenue si excessive qu'il est impossible de trouver une réponse aussi longtemps que l'idée de cataclysme ne se présente pas à l'esprit, et quel autre imaginer, sinon le cataclysme par le feu ?» (p. 92). La multiplication, du moins syntaxique, des malheurs, n'y fait rien : Léon Bloy attend mais rien ne vient ou plutôt, c'est le rien qui vient, grouillant dans la multitude dirait-on infinie de ses contemporains.
Léon Bloy attend, il aura passé toute sa vie à attendre et, en scrutant avec une attention tout bonnement prodigieuse la geste de certains grands hommes selon la terminologie de Carlyle, il aura tenté de découvrir lequel d'entre eux pouvait être digne (ou indigne, puisque triomphe la parodie dans notre monde, et que ce qu'il y a de plus haut est indéfectiblement mêlé à ce qu'il y a de plus petit et de plus bas) d'évoquer, de précéder, d'annoncer infiniment plus grand que lui : «Le siècle a continué, les générations se sont poussées comme des bêtes au bord d'un torrent, et le Désiré des désirés, Celui dont Louis XVII a été la plus obscure et Napoléon la plus éclatante Image, ne se montre pas» (p. 103). Voici résumée l'attente formidable de Léon Bloy, mais aussi le plus radical constat d'échec, personnel, spirituel, eschatologique : l'attente ne peut qu'être déçue, même si jamais l'intéressé n'affirmera qu'elle a pu être vaine.
Cet échec, à tout le moins, lui aura permis de dénoncer l'imposture généralisée qui est celle de l'époque dans laquelle il vit, non point une histoire qui laissera des traces symboliques ou littéraires de grande valeur, comme les traces encore lumineuses d'une humanité plus puissante que celle qu'incarnent ces cochons de bourgeois se goinfrant d'argent, mais la parodie médiocre dont les innombrables avatars, emboîtés les uns dans les autres, défieraient la patience d'un moine copiste et de sa version moderne, un fonctionnaire qui serait payé pour consigner la plus petite virgule de l'insignifiance dans laquelle la France et l'Occident sont tombés : «On peut dire que tout ce qui s'est accompli en Europe, à partir du 8 juin 1795 [la mort prétendue de Louis XVII au Temple], est une suite rigoureuse, nécessaire, de l'épouvantable comédie des funérailles de l'Enfant Roi. Toutes les combinaisons élaborées par les galériens de la politique, pendant quatre générations, ne sont rien de plus que l'effort identique et sans cesse renouvelé des cuisiniers de nos catastrophes, en vue de continuer le mensonge qui les engendra, et les Cent années d'imposture se sont assises, l'une après l'autre, dans l'amphithéâtre, pour contempler l'agonie d'UN homme» (p. 86).
32894417206_c2fa56830e_o.jpgJ'ai toujours été frappé par l'extraordinaire modernité, puisqu'il faut employer un de ces mots idiots englués dans toutes les baves peu compactes toutefois des étudiants et de leurs professeurs, de Léon Bloy, que n'eût point désavouée je crois un Philip K. Dick, lui aussi très grand amateur de sinuosités temporelles et de simulacres-gigognes. La réalité n'est jamais celle que l'on croit, et l'époque dans laquelle Léon Bloy n'en finit pas de crier, croulant sous son apparente opulence de bonheur matériel, est en fait totalement vide. C'est le cas de la France bien sûr, jadis haute, fière et intraitable, maintenant ouverte à tous les aventuriers, comme l'impudique charogne de Baudelaire : «On fut en peine de savoir où était une France devenue, elle aussi, un fantôme de nation sur qui régnait un roi invisible, un roi sans trône et sans couronne, un roi sans figure, sans langue et sans mains...» (p. 88). Et Bloy de surenchérir dans le paradoxe lorsqu'il écrit : «Louis XVII, universellement rejeté, régna néanmoins cinquante ans, de 1795, année de sa prétendue mort, à 1845. Il régna «démonétisé», invisible et tout-puissant, par l'impossibilité même de prouver qu'il n'existait pas» (p. 89). Quel extraordinaire paradoxe qui mériterait à lui seul de un profond coup de sonde ! Finalement, comme le Maître du Haut Château, Louis XVII est une espèce de monarque sans couronne, dirigeant une France qui non seulement n'a plus de rois mais, à vrai dire, n'a plus aucun homme politique digne de ce nom. Mais, pourtant, c'est lui l'attracteur caché selon Bloy : «C'est à faire chavirer l'imagination de se dire qu'il y eut un homme sans pain, sans toit, sans parenté, sans nom, sans patrie, un individu quelconque perdu dans le fond des foules, que le dernier des goujats pouvait insulter et qui était, cependant, le Roi de France !...» (p. 90). Il n'est en fin de compte pas vraiment étonnant que notre pays connaisse une situation aussi catastrophique, les pires tourments étant réservés au peuple le plus traître à sa mission puisque, selon Léon Bloy, le peuple de France est élu (1), et cela d'une façon toute spéciale : «La France est le SECRET de Jésus, le Secret profond qu'il ne communiqua point à ses disciples et qu'il voulut que les peuples devinassent», l'auteur précisant que les mots gallus et gallina, «extrêmement rares dans l’Écriture», ne prennent «un sens qu'à l'heure terrible où tout va être consommé», et l'histoire de France étant «quelque chose comme le Nouveau Testament continué, comme une parabole immense, omise par les quatre Évangélistes qui auraient à peine osé y faire allusion» (p. 95, l'auteur souligne). Dick encore, ou Borges, ou Chesterton, ou même un Dominique de Roux obsédé par le retour du Roi, pardon, Bloy, puisque c'est bien de lui qu'il s'agit : «Ah ! depuis des années, je ne sors pas de cette pensée : Dieu absent et le Roi de France absent et, parmi nous, ces deux Absences que la panique amalgame... parmi nous les lâches, les vaincus, les renégats, les prostitués, les pourris, les puants, les déments... les PRÉDESTINÉS !», comme si, conclut l'écrivain, «le Créateur des mondes et son Lieutenant sur terre, après tant de siècles d'une complicité magnifique, ne pouvaient plus faire qu'Un pour les imaginations ou pour les consciences chrétiennes !» (p. 100).
Le thème de l'invisibilité de Celui que Léon Bloy attend est double : d'une part, nous savons que son identité ne peut qu'être paradoxale, et se forger dans et par la négation, aucun qualificatif ne lui convenant, si ce ne sont des tentatives de définition par le biais de tournures négatives. Ce que Celui qu'il attend est, Léon Bloy lui-même serait bien en peine de le préciser mais, à tout le moins, il n'hésite jamais à nous dire ce qu'il ne peut absolument pas être. Doué d'une puissance terrifiante, il n'en sera pas moins un gueux, pauvre parmi les pauvres, le plus pauvre de tous peut-être, à moins qu'il ne s'agisse du Pauvre lui-même, venu secouer les fondations pourries du monde où l'Argent a triomphé. Du coup, cet Autre, que Louis XVII, mais aussi Napoléon annoncent, a peut-être été préfiguré, d'une certaine manière que Léon Bloy plus d'une fois nous laisse discrètement entrevoir, par l'écrivain en personne, qui d'ailleurs ne s'est intéressé réellement à l'histoire du fils de Louis XVI que pour l'unique raison que ce dernier... lui ressemblait ! : «Toutes ces choses pour étouffer la voix d'un pauvre, la voix imperceptible d'un obscur, d'un malheureux qui demandait seulement qu'on l'appelât par son nom» (p. 90). Les deux thématiques ou plutôt, cette invisibilité de Celui qui doit venir se déclinant sous forme apophatique, par la voie négative donc, et guenilles bloyennes, celle du simulacre et de l'incognito, est bien illustrée dans ce passage : «Ne fallait-il pas aussi qu'il y eût, en l'étrange XIXe siècle, cette préfiguration mystérieuse de QUELQU'UN qui doit, aux temps révolus, se cacher sous l'affreuse guenille des hommes, au ras de leur fange, en plein cloaque de leur purulence ou de leur malice, pour en être mieux outragé, et que les plus viles canailles regarderont avec horreur, en lui disant : «Il ne reste plus en toi un atome de la ressemblance de Dieu», jusqu'à «l'heure irrévélable, conclut Bloy, où cet étranger fera palpiter les cœurs des morts en criant son NOM ?» (p. 91, l'auteur souligne).
C'est peut-être l'unique intérêt, mais réel, ô combien profond, de chacun des livres de Léon Bloy, que de nous montrer ce qui se cache sous les apparences, et nous offrir ainsi une histoire fantasmagorique mais superbe et exaltante, à mille lieues des gros volumes savants sans beaucoup de style ni de vie, nous présentant «l'envers des événements contemporains» (p. 110, l'auteur souligne), et nous dévoilant quelle est la réalité de notre monde truqué, et d'abord, quelle est la grandeur véritable de la France coprolalique héritée de la Révolution : «Rejeté peut-être, rejeté même certainement, mais alors, roi de France rejeté et, par conséquent Roi de France toujours, en cette manière, fût-ce dans les loques les plus vermineuses, fût-ce au fond du puits de l'abyme (sic) du Silence Humain !» (p. 107).
Le Fils de Louis XVI, comme en fait la majeure partie (tous ?) des textes bloyens est le récit méthodique et paradoxalement halluciné d'une obsession, et illustre cette «loi spirituelle» qui ne souffre aucune exception : «Quand une chose qui devait se faire n'a pas été faite, elle poursuit l'homme indéfiniment, jusqu'au fond des puits éternels» (p. 130), et c'est sans doute pour cela que Léon Bloy n'a pu éviter d'écrire sur l'infortuné fils de Louis XVI, parce que, intérieurement, invisiblement, la destinée de ce malheureux ne pouvait que frapper l'écrivain si durement touché dans sa propre chair : «Tenez ! voulez-vous savoir comment j'ai pu m'en tirer ?», demande Bloy à ceux de ses lecteurs qui pourraient lui demander (il feint de le croire bien évidemment) pourquoi diable il a mis tant de temps à «jeter hors de [s]oi cette clameur»; il leur donne cette réponse magnifiquement émouvante : «Écartant toute autre pensée que celle des souffrances de cet homme qu'il avait plu à Dieu de piler dans un mortier en expiation des crimes de sa Race, j'ai posé devant mon âme les petits cercueils de mes enfants morts de ma misère (2) et j'ai songé à mon exil», mais encore «à mon abandon, à la haine diabolique dont les contemporains rétribuent, en ma personne, depuis tant d'années, le seul écrivain qui ose dire quelque chose...» (pp. 155-6). Et alors, conclut Bloy, c'est ainsi seulement qu'il a pu se mettre au «diapason» (p. 156) de ce «roi des catacombes dont la voix triste serait venue du sein de la terre» (p. 159). Douleur pour douleur, pauvreté pour pauvreté. Se mettre au diapason, pour accorder sa douleur à celle de celui qui passa tant d'années emprisonné, traqué et ignoré de celles et ceux qui auraient dû fléchir le genou devant lui, et, ainsi, écrire pour ne point rire, pour dire quelque chose, en effet, de beau et de grand (3), «pour accomplir, en une façon spirituelle, le précepte évangélique de visiter les captifs et de recueillir ceux qui ont besoin d'hospitalité», mais aussi pour délivrer sa conscience, qui le fatiguait de ses cris, «et ne pas mourir comme les canailles sans langue ni cœur qui se sont tues, même au moment de paraître devant Dieu» (p. 155).

Notes
(1) Dire de la France qu'elle est un peuple élu ne peut bien évidemment qu'amener la comparaison avec un autre peuple élu, opérée dans un parallèle saisissant : «L'essence française, malgré tout, est une chose tellement à part; tellement réservée qu'on ne trouve à lui comparer que l'essence juive. L'estampille de l'une et de l'autre Race paraît être la NÉCESSITÉ divine, l'ineffaçable et irréfragable Décret qui les associe pour jamais aux vicissitudes providentielles. Celle-ci crucifie son Dieu parce qu'il est le fils de ses Rois, celle-là fait mourir le fils de ses rois, parce qu'il est la plus claire image du Fils de son Dieu, et le dénouement du drame de l'Homme est à leur merci» (pp. 96-7). En résumé, et pour le dire de façon magistralement condensée avec Léon Bloy : «Dieu ne peut se passer de la France» (p. 108).
(2) Les deux fils de l'écrivain, André et Pierre, tous deux morts très jeunes.
(3) «On ne se passe pas du Beau à vingt ans», écrit Léon Bloy, cri que reprendront en chœur Rimbaud et Nizan, mais aussi, hélas, tous les adolescents prépubères se piquant de lettres s'amusant à jouer, pas seulement en 1968, les révolutionnaires des beaux quartiers parisiens.