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14/03/2017

Et quelquefois j’ai comme une grande idée de Ken Kesey, par Gregory Mion

Crédits photographiques : Jim Lo Scalzo (EPA).

3822542879.JPGGregory Mion dans la Zone.

«Bref, la matière est inertie, géométrie, nécessité. Mais avec la vie apparaît le mouvement imprévisible et libre. L’être vivant choisit ou tend à choisir. Son rôle est de créer.»
Henri Bergson, L’Énergie spirituelle.

«La vengeance se distingue de la punition en ce que l’une est une réparation obtenue par un acte de la partie lésée, tandis que l’autre est l’œuvre d’un juge. Il faut donc que la réparation soit effectuée à titre de punition, car, dans la vengeance, la passion joue son rôle, et le droit se trouve troublé.»
G.W.F. Hegel, Propédeutique philosophique.

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Premier seuil de compréhension : une tension traditionnelle entre nature et culture, ou comment les grandes idées triomphent des pensées rachitiques


La famille Stamper, d’après ce que la rumeur en dit, est une ombre malfaisante qui a fait chavirer toute une région dans les ténèbres. Le roman de Ken Kesey, Et quelquefois j’ai comme une grande idée (1), raconte l’histoire de cette famille éreintée. On parle d’une «affaire Stamper» (p. 15) dont les tenants et les aboutissants agitent tous les esprits de Wakonda, petite ville imaginaire de l’Oregon, située au carrefour des grands axes qui rejoignent Eugene, Salem et Portland. Mais contrairement à cette trilogie urbaine qui approvisionne studieusement l’économie de l’Oregon, Wakonda traverse une crise dramatique dans le secteur du bois, ressource essentielle de sa prospérité. Le syndicat des bûcherons entre en grève pour exiger le maintien des salaires en dépit d’une diminution des heures travaillées, la faute étant imputable à une décroissance des besoins en main-d’œuvre. La solidarité des bûcherons est immédiatement effective, du fait que les villes de taille réduite impliquent un rapport à autrui plus ou moins communautaire, une reconnaissance des uns et des autres appuyée sur le sentiment de camaraderie, tandis que les métropoles induisent des rapports davantage abstraits, fondés sur des relations économiquement ordonnées. On peut donc imaginer la détresse des bûcherons de Wakonda lorsqu’ils apprennent que la famille Stamper, composée principalement de bûcherons émérites, prend la décision de poursuivre le travail afin de conforter ses propres intérêts.
Le malaise se découvre alors sans aucune équivocité : si les communautés tolèrent des différences en leur sein, elles sont en revanche beaucoup plus hostiles à la désunion nette et définitive d’un ou plusieurs de leurs membres. La cellule communautaire se vit à l’instar d’un organisme indivisible et la moindre apparence de sécession entraîne des troubles variés qui peuvent avoir de graves conséquences. C’est en outre tout le sens des rumeurs et des accusations que l’on fait peser sur les épaules orgueilleuses des Stamper : si vous persistez à ne pas vous régler sur le diapason de la grève, vous allez mettre en péril la communauté, et ce ne sont pas seulement les bûcherons qui seront touchés, mais tous les parents et les alliés de ces honnêtes travailleurs, en l’occurrence la ville entière. Le chantage des accusateurs possède ainsi deux têtes grimaçantes : d’un côté il est affecté par les masques théoriques de l’économie, impersonnels et rigoureux, de l’autre il est contrefait par les visages malléables des émotions dramatisées, manipulateurs et grossiers.
Cette multitude de reproches et de sommations que l’on envoie aux Stamper fait office de cacophonie. Des voix exaspérées montent de toutes les chaumières pour ajouter une pierre à l’édifice cancanier qui dégrade la réputation des Stamper. Certaines de ces voix confèrent même aux sortilèges d’antan (cf. p. 690), à une «bouillie de sorcellerie bâtarde» (p. 824), des voix puisées à la source de croyances indiennes légèrement dévoyées (2). Ces anachronismes ne doivent pas nous faire perdre de vue que nous sommes au début des années 1960. À cet égard, les dépressions socio-économiques ne sont pas des souvenirs anciens aux États-Unis, on a su gloser sur leurs effets secondaires tardifs, et pourtant les Stamper sont montrés du doigt comme s’ils charriaient les causes et les raisons de toutes les calamités de l’histoire contemporaine de Wakonda. On dénigre la génération présente et les générations passées, faisant apparaître l’arbre des Stamper sous un jour cauchemardesque, un arbre aux feuilles vertes impures, avec un tronc vigoureusement égoïste et des racines maudites. En y regardant de plus près cependant, on s’aperçoit que la cacophonie ne dit jamais rien d’intelligible et que l’image généralement négative que l’on nous donne des Stamper doit être nuancée par des observations plus subtilement informées.
Pour commencer, les Stamper imposent le respect dans la mesure où ils ont toujours su braver les épreuves et la rude configuration de la nature dans cette région du monde. Le climat y est souvent peu attractif, drainant une humidité maladive qui suscite des mycoses et des peaux irritées (cf. p. 15), complété par une luxuriance forestière et des pluies diluviennes qui portent la nature à un haut degré de souveraineté. Dans de telles conditions, il est particulièrement difficile d’imprimer sa marque (cf. p. 42). La nature demeure et les constructions humaines s’écroulent, telles deux intensités inégalement chargées en dynamisme. Ce combat inique de la nature et des hommes est du reste caractérisé par le lit imperturbable de la rivière Wakonda Auga, coulant des eaux immémoriales et couvant des flux dévorateurs où deux ou trois personnes, chaque mois, se jettent tête la première, peut-être dans l’optique de rejoindre les courants originels, à moins que ce ne soit par découragement, par certitude aigrie de se savoir impuissant devant le digne écoulement de cette artère liquide (cf. p. 15). Les Stamper, évidemment, résistent aussi bien aux volontés de la rivière qu’aux protestations hargneuses des grévistes. Ce sont les autochtones les plus vigilants et les plus sensibles aux convulsions de la nature locale. On leur prête une connaissance intime de la rivière, surtout en ce qui concerne Hank Stamper, l’insoumis charismatique en pleine force de l’âge, l’homme au fond duquel s’agrègent tous les arguments et tous les instincts d’opposition à la grève. Il y a quelque chose de spécial entre lui et la rivière, une amitié extravagante, un ressentiment aussi, et ce concubinage lunatique s’est consolidé jadis, lorsque le petit Hank a vu les eaux emporter trois bébés lynx qu’il avait pris en affection (cf. pp. 163-4). Depuis ce jour-là, Hank dévisage la rivière d’un air de défi, constamment aux aguets, paré au combat que tant d’hommes se refuseraient à entreprendre par crainte d’y succomber. Si la Rochefoucauld avait vécu et s’il avait été un Américain natif des environs de cette Wakonda fictive, il eût continué de colporter que la mort et le soleil ne se regardent pas en face, mais il eût probablement ajouté que la Wakonda Auga non plus ne saurait se regarder en face, exception faite du sieur Hank Stamper, immunisé contre les douleurs et les doutes qui inhibent la vivacité (cf. p. 236). Charpenté par la répétition des gestes de force et par les techniques éreintantes du bûcheronnage, Hank Stamper est une montagne stoïque, un corps raviné où se sont implantées des brèches et des écorchures, un corps valeureux où les mains balafrées ont perdu des doigts, sectionnés naguère par la mule de débardage sur des chantiers homériques.
Là-bas, dans les vallons et sur les versants de cet Oregon rustique, nul n’est censé ignorer «l’univers dantesque» (p. 269) qui radicalise la nature et le travail qu’on y fait. L’existence du bûcheron est «sale, dure et lamentable» (p. 278), le métier est horriblement risqué en proportion de ce qu’il rapporte en pécule, d’où la description appropriée d’une pareille besogne de Sisyphe en trois pages épiques (cf. pp. 257-9). Les arbres chutent et sont débités en grumes de plusieurs tonnes, puis les grumes sont hissées sur des camions ou débardées à la diable, quand on ne les envoie pas directement dégringoler dans la rivière qui se chargera de les transférer dans les secteurs où leur sort de laminage les attend. Le descriptif de ce labeur serait par ailleurs infidèle si l’on omettait de mentionner la fascination de ceux qui assistent aux avalanches fracassantes de ces arbres prodigieux (cf. pp. 654-7). Les hommes font l’expérience du sublime en appréciant l’éboulement de ces arbres centenaires; ils sont à la fois ébahis et terrifiés, sachant qu’un seul de ces mastodontes, si par mégarde il venait à les effleurer, pourrait les anéantir dans la seconde. Hank Stamper, néanmoins, est un arbre parmi les arbres – il en a le langage secret et les apparences vénérables. Combien parmi les colériques de Wakonda rêveraient de le voir s’effondrer ! Combien rongent leur frein en attendant sa capitulation ou en invoquant extatiquement le parasite qui le détruira de l’intérieur !
L’intimité des Stamper avec la nature se justifie encore par les dispositions remarquables de leur maison. Il s’agit d’une masse architecturale composite, à l’autorité bigarrée, une sorte de bunker inqualifiable mais qui n’en dégage pas moins une évidente noblesse (cf. pp. 16-8). De toutes les habitations qui ont eu le cran de s’ériger aux abords de la rivière Wakonda, la baraque des Stamper est l’unique survivante, l’exception humaine qui a su contester la puissance imparable des eaux. L’impression qu’elle communique aux visiteurs est inoubliable. C’est une bâtisse qui se dresse comme un serpent se cabre dans son panier, fière et menaçante, intempestive parmi les constituants naturels qui meublent le paysage depuis des millénaires. Elle a des expressions de maison hantée, en quoi, du reste, n’est-elle pas sans nous évoquer la fameuse Hill House de Shirley Jackson dans son roman The haunting of Hill House (3). Stimulée par une âme excessive, irriguée par le sang unifié d’une famille coriace, la maison paraît vivante, douée d’une intelligence intuitive, et c’est cela, peut-être, qui lui permet de se défendre contre les assauts imprévisibles de la rivière. Le texte cite enfin une maison semblable à un mausolée, une tombe géante pleine d’arrogance, dédaignant «la mort humide et terrifiante» (p. 46). Dans un jargon opportunément lovecraftien, il serait tentant, pour vanter cette maison, d’y aller d’un cantique morbide, un cantique à la gloire d’un démon, chantant le sommeil infini de cet édifice altier, l’assoupissement de cette redoutable baraque qui ferait presque trembler la mort elle-même (4). Dès lors, il est assez clair que la maison surmontera d’autres siècles, qu’elle parviendra à narguer les futurs bouillonnements de la rivière ou les éventuelles offensives de ceux qui voudront déshonorer la mémoire des Stamper (cf. p. 510). Malgré les insistances du devenir et les tentatives humaine de rapine, par-delà tous les pronostics d’Héraclite et la sentence lapidaire de son Πάντα ῥεῖ, la demeure des Stamper constitue le lieu de ce qui persévère, la digue infranchissable et insubmersible qui s’entête. Au final, la ténacité de ce manoir nous renseigne manifestement sur le tempérament de ses anciens bâtisseurs et de ses actuels propriétaires. Qui sait donc lire entre les lignes en vient rapidement à la conclusion que les Stamper ne perdront pas la bataille que leur livrent les commérages, les esprits échauffés et la conjoncture économique. Ceux qui dénigrent les Stamper ne sont pas faits du même métal, et quoi qu’ils puissent inventer de stratagèmes ou de filouterie, ils se heurteront fatalement à l’assiduité de Hank, ils goûteront à la densité de cette ogive de chair, impassible colonne qui pourrait être l’un des éléments architecturaux du Portique des stoïciens.

La suite de ce texte figure dans J'ai mis la main à la charrue.
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