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18/03/2017
Qui parle encore de Paul Gadenne ?
Photographie (détail) de Juan Asensio.
Paul Gadenne dans la Zone.
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Je publie ci-dessous un long article consacré à l’œuvre romanesque de Paul Gadenne, paru il y a quelques années déjà dans la revue Liberté politique. J’avais donné en 2005 un extrait de cette note, légèrement modifiée depuis. C’est sous le titre de Paul Gadenne ou le chant de la réconciliation que j’avais livré au patron de cette revue, Philippe de Saint-Germain, mon texte, lequel lui avait préféré le titre suivant, certes plus explicite : Paul Gadenne (1907-1956) : l’obsession de la grâce. Les intertitres, ainsi que le court paragraphe de présentation, ne sont pas de ma plume, mais j'ai choisi de les conserver.
«On écrit avant tout pour placer un homme devant une question ou une image, et la regarder ensemble. Écrire des romans, il n’y a pas d’acte plus fraternel».
Paul Gadenne à propos de La Plage de Scheveningen, revue Sud, n° 76 (mai 1988), p. 7.
Durant sa courte vie, Paul Gadenne (1907-1956), aura écrit quelques-uns des chefs-d'œuvre secrets de la littérature française comme Le Vent noir, L'Avenue, La Plage de Scheveningen, le roman posthume Les hauts-quartiers, ou encore la splendide nouvelle intitulée Baleine.
Romancier chrétien sans nul doute, Gadenne n'a que bien peu d'égaux en France : peut-être Georges Bernanos, qu'il admirait d'ailleurs et que cita, presque spontanément, Albert Béguin dans une critique où il étudiait le ténébreux deuxième roman de Gadenne, Le Vent noir. À l'étranger, seuls les noms de Kierkegaard, Kafka ou Dostoïevski peuvent être rapprochés sans craindre le ridicule de celui d'un romancier qui, hostile aux professions de foi trop manifestes, n'en tenta pas moins d'accéder à un idéal de dépouillement qui fit de cet écrivain l'un des justes du siècle passé.
«Ernesto Sabato, le grand romancier argentin auteur du Tunnel et de L'Ange des ténèbres, écrivait cette phrase dans un de ses articles au titre significatif, Réveiller l'homme : «Une des missions de la grande littérature : réveiller l'homme qui voyage vers l'échafaud», phrase que nous pourrions placer en exergue de l'art de notre siècle, comme une inscription funèbre gravée sur le portique au-delà duquel l'espérance est interdite. Paul Gadenne écrivit quant à lui cette autre phrase, au sortir de la Deuxième Guerre : «Depuis quatre-vingts ans et plus, la littérature s'écrit devant le bourreau». Rien n'a changé, depuis que ces deux écrivains ont proféré une parole qui, finalement, est la même. En tout cas pas le Mal, certainement pas le Mal aux mille grimaces, ainsi que la réponse qu'il exige de l'homme, ni ce qu'il est convenu d'appeler, face aux productions bruyamment transparentes et coquettes du sérail parisien, quelques larmes d'une gelée incolore et stérile, la littérature. La grande littérature, comme l'écrit Sabato ? Non, la littérature tout simplement. Car peu importe en fin de compte qu’elle soit grande, si elle témoigne de l'horreur, puisque le hurlement de sa phénoménale et rageuse invocation sera alors entendu. Le moins étonnant n'est pas que l’œuvre de Gadenne, précieuse, très intelligente et réfléchie, à mille lieues de l'éructation facile et du message clair et lisible à quoi le plus grand nombre des lecteurs aime réduire l'art, supérieurement ambiguë dans l'évocation de ses personnages et de leurs motivations secrètes, de laquelle sourd une violence cachée – mais tout autant une beauté et la recherche de la pureté –, comme étouffée, rentrée comme Barbey le disait de ces drames occultes qu’il peignait, le moins étonnant n'est donc pas que cette œuvre ne demeure ni impavide ni indifférente face au malheur des hommes mais que, au contraire, tout entière, elle y plonge, elle y trouve son propre sang et sa force, y puise sa grandeur altère, solitaire.
Qui parle encore de Paul Gadenne ?
Didier Sarrou a fait paraître un petit ouvrage, intitulé Paul Gadenne, le romancier congédié. Cet adjectif, «congédié», ne nous paraît pas trop fort (je le comprends certes dans un sens différent de celui que lui confère l'auteur). Qui, aujourd'hui, parle encore de Paul Gadenne ? Qui le fait, alors que Pierre Mertens évoquait déjà l'absence de l'auteur, associant son nom à d'autres romanciers confidentiels comme Bousquet, Daumal, Reverzy ? Qui le fait alors que Gadenne lui-même, en avant-propos de la très ambiguë Invitation chez les Stirl, avouait que «Seul l'auteur de ce livre [était] fictif» ? Quel romancier avoue avoir appris son art de l'auteur du Vent noir, jadis salué par Albert Béguin comme un nouveau romancier métaphysique, bien proche, dans l'esprit du grand critique, de donner aux lettres françaises une vision et un style tourmentés puissants comme l'étaient ceux de Bernanos ? Et Le Magazine littéraire, qui décidément répugne, trouille, incompétence, inculture ou tout cela à la fois, à consacrer ses dossiers bien-pensants à des auteurs tels que Bloy, Bernanos ou Huguenin, Maistre, Hello ou Barbey, Villiers ou Huysmans, comment imaginer qu'il puisse évoquer au moyen de quelques facilités journalistiques la figure complexe, toute en nuances infinies, de l'auteur de La Plage de Scheveningen, encore moins aisément caractérisable que les précédentes ? Sans doute est-ce que le babil sans imagination de ces hongres du journalisme ne comprend goutte à des écrivains qui n'ont jamais cru qu'ils devaient écrire pour rire, ou se faire, par la grâce lénitive de leurs enfantillages littéraires, de petits copains dans les maisons d'édition et dans les salles de rédaction. Sans doute, oui. Mais cette explication, qui très certainement est pourtant toute proche de la sordide réalité du vénal copinage des intérêts, est plus que misérable. En tout cas, elle reflète admirablement le sort de la production actuelle, atone, imbécile, vénielle et fiduciaire, intarissablement bavarde et publicitairement aguicheuse, laissant dans l'ombre, hier comme aujourd'hui – et demain et demain et demain, comme dit le poète, si nous n’enrayons l’implacable progression – la réelle probité, la réelle présence, celle qui fait honneur à l'exigence de l'écriture. Mais qu'importe, car Paul Gadenne, autrefois loué, puis oublié, puis redécouvert pour un temps – comme le prouve la flambée éditoriale toute récente concernant quelques-unes de ses œuvres –, Paul Gadenne sans doute de nouveau condamné, en dépit des travaux de Didier Sarrou et d'une poignée d'autres, hélas trop médiocrement universitaires, à l’ignorance nourricière dans laquelle se réfugie pour s’y épanouir tout grand écrivain, quitte à être redécouvert plusieurs lustres après sa mort, nourrissant ainsi de nouveaux esprits capables de réellement comprendre la fulgurante nouveauté de son écriture – bien qu'impeccablement classique, en tout cas désertant les flaches superficielles du Nouveau Roman –, Paul Gadenne est un romancier possédé, et son obsession est la plus belle et la plus douloureuse des obsessions, la plus charnelle et intemporelle, donc, la moins susceptible d'être reconnue et admirée comme une perle splendidement secrète qui serait reniflée avec désintérêt par les groins sales du troupeau, et finalement rejetée dans la boue du dédain, bientôt de l'oubli.
Nous sommes Adam
C’est l’obsession de la grâce qui possède Gadenne, c’est la passion de la grâce qui se lit dans chacun de ses romans, cet émerveillement de l'enfant aussi, cette confiance simple, absolue, émouvante, dans la vie, que l'on peut lire dans un passage que l'auteur a écrit à son intention propre, comme Huguenin, dans son flamboyant Journal, le fit aussi, parce que l’un et l’autre furent leur plus sévère juge, et très probablement le seul et unique confident de quelque poids et profondeur :
«Revenons à notre programme :
Être gai et heureux pendant tout le temps que
durera mon séjour à la chambre.
Lire, apprendre des vers, travailler.
Faire de la linguistique – peut-être de l'anglais.
Être bien portant.
Lire tout ce que je n'ai pas lu.»
Pour désirer la lumière, pour trouver, au bout de la nuit, Celui que l'on appelle, il faut d'abord être séparé, et déçu, radicalement séparé et coupé des autres hommes, et vivre cet état dans la souffrance et les grincements de dents. Chaque personnage de Gadenne est d'abord un homme séparé des autres, un proscrit exclu de la communauté humaine parce que cruellement, il ressent avant tout la vanité du langage, l'échec certain de la communication et de l'échange. Le romancier nous l'avoue, lui qui écrit que «le contact avec les autres, avec l'autre, c'est le problème métaphysique par excellence»; lui qui dit encore, à propos d'un de ses personnages, qu'il «avait cru vivre avec les hommes, [qu'] il avait été uni avec eux certes, mais, cependant, seul, car toujours un mur, un silence étaient entre eux et lui».
Drame et échec de tout geste de l'homme pour l'homme, il nous semble que chaque écrivain a un jour voulu écrire pour déjouer cette fatalité, et uniquement pour cela. Gadenne nous semble toutefois original, car cette condition misérable des hommes est à ses yeux le résultat d'un bouleversement inouï, et en aucun cas le seul constat existentiel d'une impossibilité. Cette condition, plus, cette malédiction n'a de sens que rattachée à un événement premier dont elle est la pérenne réactualisation, et cet événement fondateur n'est autre que la Faute première du premier des hommes, Adam, la perte donc de l'innocence de l'Homme. «C'était tout à fait une histoire de Paradis», s'étonne ainsi le héros des Hauts-quartiers, qui avait vu «l'ange vindicatif, armé de la hache, au seuil des territoires interdits».
L'innocence perdue, il nous en reste cependant le souvenir, le souvenir douloureux au dernier recès de notre âme qui est aussi notre chair, et l'espérance folle que peut-être nous saurons retrouver le chemin qui mène au seuil interdit. Ainsi, avoir perdu l'innocence qui nous fut donnée, ce n'est pas accuser le premier couple d'avoir fauté et goûté au fruit interdit, c'est comprendre que tous nous avons fauté, et que tous nous continuons à le faire avec complaisance : «nous étions des hommes, et nous découvrions qu'être des hommes, c'était répondre au même nom que nos bourreaux», car nous savons désormais qu'en tuant, qu'en faisant le mal, nous ne faisons pas comme Adam, nous sommes Adam. En devenant pécheur, nous sommes également ce Premier Pécheur, notre père. Certes, il faut «peu de chose [...] pour qu'un homme prenne le parti de Caïn», mais l'horreur sera de découvrir que moi-même je deviens Caïn lorsque je tue mon frère, de découvrir à mes pieds celui que j'ai tué de ma main, avant tout, donc, «ce cadavre tout frais, le premier cadavre qui est quelque chose de tout à fait inguérissable», car cependant la «terre est vaste, les siècles aussi, et pourtant je n'arriverai jamais à dérober ce corps».
Dans ce monde que nous paraissons connaître jusqu'à la nausée, dans notre propre univers, il faut se convaincre que chacun de nos gestes fait écho, jusqu'au vertige, à chacun des gestes qui ont eu lieu dans l'Ancien Monde, dans le monde d'avant la Chute, dans le monde d'avant l'Expulsion, dans le monde d'avant l'Errance des hommes. Ainsi suis-je fait de cette terre, de cette boue «sur laquelle lorsque tout dort, et que je m'écoute, j'entends résonner lourdement le pas du premier homme...». Une telle union dans le péché donne froid dans le dos. Elle est, littéralement, inconcevable, inimaginable. Elle est le sceau de notre condition commune, elle est le triomphe de notre déréliction : meurtrier, pécheur, menteur, traître, je suis tout cela dès ma naissance, je le suis avant même la claire conscience de ma responsabilité. Je le suis, intolérablement, avant même de naître.
L'Enfer, c'est moi
Cette condition, Gadenne ne craint pas d'y voir l'Enfer, non pas celui, plus dépaysant que terrible, de Milton ou de Dante, mais celui qui radicalement affirme ma mauvaiseté, et mes noces sataniques avec les autres pécheurs, et, tout à la fois, comme le pendant mystérieux de cette communauté monstrueuse, ma solitude totale. Prendre conscience de mon indignité, c'est aussi, et immédiatement, comprendre que seul je devrai en briser le joug, car, s'il existe une correspondance ineffable entre les hommes de bonne volonté – la communion des saints n'est pas autre chose –, jamais un pécheur ne se souciera d'un autre pécheur, jamais les hommes mauvais ne pourront fonder une communauté indissoluble, contrefaçon grossière et avortée de l'Église. Paul Gadenne renverse ainsi la proposition stupide de Sartre, répétée par tous les idiots du monde : l'Enfer, à ses yeux, ce n'est pas les autres, mais moi, et moi seulement, et la béance, toujours formidable chez Gadenne, qui me sépare de l'autre, est alors l'écart où vont s'inscrire la domination et le pouvoir du Mal, car le drame naît de «cette distance entre les esprits et, à l'intérieur des esprits, de cet écart entre nous et nous, de cet abîme entre nous et les autres, qui crée le désaveu, et permet la condamnation».
Face à cette impossibilité, pour l'homme, de connaître et d'aimer l'homme, se lève alors le piège le plus sournois. La haine, non pas celle d'autrui, mais celle contre soi-même : «À force de haïr, il ne savait plus ce qu'il haïssait, ni pourquoi. Mais au centre de toute cette haine, comme un gros point noir et répugnant, il y avait lui, Didier, – Didier qui se haïssait absolument». Haine de soi, incompréhension maléfique entre les personnages, le démoniaque est cette séparation, cette biffure qui afflige nos rapports et nos sentiments. Dès que le personnage prend conscience de sa condition tragiquement solitaire, dès que s'ouvrent à lui les porches de l'Enfer – «Maintenant se creusaient sous moi les profondeurs malsaines de l'escalier. Je descendais trébuchant, comme au fond d'un puits» –, il n'aura de cesse de conjurer le maléfice, et de tenter la remontée vers la lumière, vers l'autre. Certes, on peut remarquer que cette échappée s'inscrit matériellement dans le roman. C'est la route, c'est le chemin, c'est l'avenue, c'est la marche du personnage tout autant que, dans son esprit, l'assurance que s'opère le changement salvateur : «Il faut partir sur les routes, de grand matin, pour savoir pourquoi nous sommes au monde», affirme ainsi le narrateur de L'Avenue, utilisant une image probablement trouvée chez Bernanos que Gadenne admirait. Cette quête est marche, progression, conquête et, voici le nœud gordien de l'œuvre de Gadenne, reconnaissance de l'autre, jusque dans sa plus terrible déchéance.
C'est alors la traversée du Purgatoire, qui ne se fait pas sans souffrance, car elle exige, non seulement que je me reconnaisse absolument seul, mais aussi que je reconnaisse dans cet homme, mon semblable, un être tout aussi abandonné que je le suis. Plus même car, si la haine qui me consume semble la seule responsable de mon incapacité aussi tragique que banale à aimer autrui, la victoire superbe et pourtant d’une douce humilité sera d'aimer celui-là qui justement se hait le plus : le meurtrier.
Geste de Caïn
Car, s'il est bien certain que, retour de ces longs mois de guerre, je n'ai eu qu'une hâte : retrouver celle que j'ai aimée autrefois, Irène splendide dont le souvenir n'a cessé de déchirer mes nuits de brûlures plus vives que celles qui illuminent les nuits de la guerre, je sais aussi parfaitement que je ne puis la retrouver, la rejoindre qu'à l'unique condition de m'accuser, moi et moi seulement, de l'incompréhension, du poids terrible du jugement qui nous a séparés. Et si, devenu assez fort pour pardonner Irène, pour oublier et jusqu'à abolir le souvenir de cet après-midi où je compris enfin que, sans remède, je l'avais perdue, et si j'arrive alors à l'aimer de nouveau, malgré sa faute, malgré ma faute, dans l'air radieux de ce jour maudit, à partir duquel je n'ai plus été le même, marcher pourtant en acceptant le dard haineux de son mépris, alors c'est que je serai devenu un peu moins opaque à cette lumière que je refuse de voir. Nous retrouvons tout le drame de Kierkegaard, dont Gadenne médite douloureusement, lui qui avait tenté de l’incarner dans son œuvre sinon dans sa propre vie, le thème complexe de la Reprise.
Alors même – pourquoi ne pas l'espérer ? –, je pourrais peut-être rejoindre Hersent, l'ami d'adolescence, l'élève doué à qui tout réussit, et que, dans mon esprit, je ne cesse de mêler au visage d'Irène, à son souvenir clair, sans doute parce que je sais qu'il ne reste à Hersent, condamné pour entente avec les Allemands, plus que quelques heures à vivre, peut-être moins même. Oui, si Irène seulement acceptait, une seule minute, de revivre ce petit instant – mais long pourtant, impitoyablement long puisqu'il me précipite dans une fosse dont je ne pourrai m'échapper seul, je le sais bien –, où, sur la vive saignée de la route luisant comme une bête assoupie sous le soleil, elle m'a renié, et, en le revivant, l'annulant au lieu de ridiculement chercher à le comprendre, alors, je le sais parfaitement, je comprendrais immédiatement pourquoi le visage d'Hersent m'obsède à ce point.
Plus même, car, dans ce visage dont ma caresse prendrait un peu de la chaleur, c'est le visage marqué de Caïn, c'est le visage noble de mon frère que j'ai tant aimé regarder, les soirs où la danse joyeuse des flammes me révélait tel petit détail que j'avais déjà cru voir seulement sur le visage d'Ève, notre mère, c'est le visage de mon frère condamné à l'errance que j'aurais embrassé. Et alors, oui... tout me semble clair à présent, alors je serai réconcilié avec moi, je cesserai d'être divisé contre moi-même, car, mon Dieu, il n'est pas vrai que je n'aime pas autrui, seulement, c'est moi, uniquement moi, que je n'aime pas, que je n'arrive pas à aimer, parce que, bien sûr, je ne suis qu'un homme, et un homme, n'est-ce pas, est-ce rien d'autre qu'un peu de boue misérable, pas même digne qu'on lui souffle dessus, Seigneur ? Seigneur, est-ce (suis-je) rien d'autre ?
Rencontrer l'autre, au terme du cheminement laborieux, c'est ce à quoi ne semble pouvoir – vouloir ? – parvenir le personnage du Vent noir, qui contemple, son meurtre commis, une lueur finale : «le jour continuait à se lever devant lui, au-dessus du bois, où le soleil naissait dans une flaque de sang», qui semble être le soleil de Satan plutôt que la lumière de l'espérance.
Reste le cas du grand roman posthume de Gadenne, Les hauts-quartiers, qui met en scène le parcours de Didier, jeune thésard qui mourra de maladie et de pauvreté à la fin de l'œuvre, au terme d'un cheminement qui s'apparente à une véritable imitation de Jésus-Christ, à la conquête de la miraculeuse simplicité des saints. Il n'est guère exagéré d'écrire que Didier veut conformer sa vie à la Passion du Christ, faire de son corps misérable une coupe pleine de fiel et d'amertume, non point pour accuser les autres du mal qu'ils commettent, mais afin de se faire soi-même l'accusé, afin de devenir soi-même le réceptacle de toute injustice et de toute souffrance : «Il faut que tout le sang, la honte, la méchanceté du monde soient avec moi, sur moi; que toute la lie, l'écume du monde se retirent du monde avec moi. Je serai le réceptacle où le monde rejettera son ordure [...]. Ainsi s'établira la gloire de Dieu. Judas est nécessaire au monde. Mais est nécessaire aussi, beaucoup moins que Judas, quelque chose comme le valet de Judas.»
Le Visage d'un Homme qu'on frappait
Que reste-t-il à Didier dont il ne se soit dépouillé, pour l'offrir à plus pauvre que lui ? Il s'est fait ce mendiant ingrat dont parlait Léon Bloy, car «il était ambitieux du mépris d'autrui, il avait faim de désapprobation», en vertu de ce mystère qui n'a certes point la facilité sans risque d'une maxime stoïcienne : «Celui que rien ne soutient, il ne lui reste plus qu'à se faire lui-même le soutien d'autrui». Et, si Didier, devenant figure christique, rachète Caïn errant lamentablement, s'il peut désormais espérer avec l'autre une rencontre débarrassée de toute sa pouillerie d'imbécile bavardage et de mots torves, c'est qu'un grand signe lui est apparu, «la figure sanglante d'un homme qu'on frappait, qui étendait les bras», c'est qu'enfin, mais au prix de quels tourments ridicules, de quels atermoiements lâches lorsque la vérité est tellement proche de nous, à notre très humble portée, c'est qu'enfin, sur le visage du plus pauvre, sur le visage même du plus coupable, Irène, Marcelle, Hersent, Caïn, Judas, un autre visage est apparu : le Visage, la Face du Christ, humiliée, ruisselante, l'Homme tout simplement, mon visage et ton visage.
Et cette rencontre de l'autre, bien évidemment est esquisse, mieux, elle est irruption de l'Autre, de Dieu, pourtant jamais présent triomphalement dans l'œuvre de Gadenne, presque absent plutôt, oublié même par le romancier, au moins en surface. Mais dire cela, ce n'est pas affirmer la mort de Dieu. Il faut, au contraire, lire dans l'œuvre de Gadenne cette vieille idée des mystiques selon laquelle le mode de la présence de Dieu est justement l'absence. Cette tradition est ancienne, qui, passant par Pascal, Nicolas de Cues et Grégoire de Nysse, s'ancre dans les paroles du prophète Isaïe : «Vere tu es Deus absconditus», «Vraiment tu es le Dieu caché». Affirmer cela, affirmer cette occultation de Dieu à nos yeux, ce n'est bien sûr pas proclamer son inexistence, c'est dire seulement que nous ne savons Le voir, bien que Sa présence, tout ce qui nous entoure la proclame hautement. Mieux : bien que la nature tout entière, sans que nous ne puissions toutefois parler d’un banal animisme, soit Sa présence même selon Gadenne.
«Que ton règne arrive»
Évoquons brièvement une très courte œuvre de notre romancier, une nouvelle intitulée Baleine, splendide illustration de notre propos. Paul Gadenne décrit dans ce court texte une baleine qui s'est échouée sur une plage, une rencontre entre un homme et une femme, leur compréhension du mystère qui se déroule sous leurs yeux, celui de la mort à l'œuvre sur la carcasse immense du cétacé. Pourrissant lentement sur le rivage, la baleine est cet énorme animal qui déjà commence à dégoûter les curieux venus assister au spectacle. Pourtant, le personnage central de la nouvelle a le pressentiment que cette rencontre entre lui et la créature morte ne doit rien au hasard, elle qui réunit deux êtres sur une plage – l'homme et sa jeune amie – en présence d'un troisième, la baleine : «Il y avait une coïncidence entre les bouleversements de notre époque, le miracle des âmes qui se reconnaissent, et les hasards des remous côtiers». Dans le cadavre de l'animal, le romancier va certes voir les fermentations admirables de la pourriture et de la mort; il va surtout comprendre que la baleine est chargée de signifier quelque chose, qu'elle est comme le signe avant-coureur d'une Venue et d'un Règne qui ne sont absolument pas ceux des hordes barbares qui d'ailleurs, on le devine par quelque notation, perdent la guerre lointaine. Car, peu à peu, sous les yeux du personnage, le cadavre de la baleine «entrait dans sa vraie gloire».
Qu'importe alors si l'univers dans lequel s'est échoué le cétacé est encore tout claquant des rumeurs de la guerre, et, qu'en somme, la décomposition de l'animal signifie la folie des hommes. Qu'importe cela, puisque la Présence dont Léviathan est le héraut abolira le royaume de la Mort, par sa propre agonie : «Sur cette vase étrange où la mort est grouillante, se lèvera le blé des pharaons». Puisque va naître, on le pressent formidablement, du cadavre abjecte, de la charogne puante, le secret, mieux, le mystère d'une vie nouvelle : «Nous étions là, attendant [...] la forme qui allait sortir du creuset où clapotait le monde en ébullition». Qu'importe enfin puisque, en plus de permettre une rencontre, elle favorise la création d'un lien entre deux êtres, la baleine est le médiateur de la prière du personnage, elle est cette prière même, extraordinaire, miraculeuse sous la plume d'un auteur qui très rarement cède au vertige d'une phrase s'élançant sur son rythme : «Que ton règne arrive – ah, qu'il arrive ! Nous avons soif de ce qui dure. Nous avons assez respiré le soufre des flambées éphémères, assez pleuré sur les cycles fermés du temps...!».
Alors la Mort est vaincue. Alors le cadavre, comme celui sorti du tombeau par l'ordre souverain, va revenir à la vie, s'il est vrai que «cette défaite, cet effacement silencieux», l'agonie du monstre échoué, vont devenir «une présence». Et si les personnages, devant ce spectacle, peuvent affirmer qu'ils étaient bien sûrs, alors, de leur «solidarité avec le monstre», c'est qu'ils ont compris que cet événement ne servirait à rien, n'aurait aucun sens s'il n'était la chance, pour eux, d'une rencontre souveraine.